Accaparement des terres, accaparement de l’eau

, par  Olivier Petitjean

Le phénomène de l’accaparement global des terres est de plus en plus médiatisé. Derrière les achats de terre à grande échelle par des investisseurs étrangers, publics ou privés, dans les pays du Sud, il y a souvent aussi une prise de contrôle des ressources en eau.

Le phénomène mondial de l’« accaparement des terres » - l’achat par des investisseurs publics ou privés de vastes surfaces de terres agricoles dans les pays du Sud de la planète, en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud – a commencé depuis plusieurs années à attirer l’attention de l’opinion publique internationale. Les acquisitions de terres (ou les locations à long terme) par des multinationales ou des fonds souverains, souvent issus de pays insuffisamment pourvus de ressources naturelles pour leurs besoins alimentaires (comme les pays du Moyen-Orient ou des pays asiatiques comme la Corée ou la Chine), ont en effet considérablement augmenté depuis les années 1990. Dans certains cas, les terres sont acquises à des fins purement spéculatives, dans le but de les revendre plus tard avec une confortable plus-value, et laissées en friche entre-temps. Souvent, les terres ainsi « accaparées » sont officiellement considérées comme inutilisées, alors qu’elles abritent des communautés traditionnelles, qui en dépendent pour leur survie.

L’accaparement des terres soulève certes des problèmes d’atteinte à la souveraineté nationale (certaines transactions ont d’ailleurs provoqué de véritables révoltes sociales, comme à Madagascar en 2009, où l’entreprise coréenne Daewoo se préparait à acquérir plusieurs dizaines de milliers d’hectares). Plus profondément, le risque est surtout celui d’une expansion sans précédent du contrôle de multinationales et d’autres d’acteurs extraterritoriaux sur les terres et les ressources naturelles des pays du Sud. Avec pour corollaire l’expansion d’une agriculture industrielle fortement polluante et consommatrice de ressources. Les premières victimes seront immanquablement les communautés qui dépendent de ces ressources naturelles pour leur subsistance, et indirectement les consommateurs urbains des pays affectés. De nombreux experts estiment que l’agriculture paysanne africaine est globalement plus efficiente que l’agriculture industrielle, et sans doute la seule option viable pour subvenir aux besoins alimentaires des populations. Avec l’accaparement des terres, on prend le chemin exactement inverse.

Derrière la terre, l’eau

Jusqu’il y a quelques années, une dimension de ce phénomène était restée largement négligée : celui de l’accès à l’eau. Certes, les terres africaines sont bon marché par rapport à ce qu’il en est dans les grandes régions agricoles du monde, les régimes juridiques en vigueur laissent beaucoup de pouvoir aux investisseurs, et les gouvernements sont plutôt conciliants. Mais ce qui donne à ces terres toute leur valeur potentielle, c’est l’accès à l’eau – souterraine ou de surface - qu’elles autorisent. Juridiquement, la situation est souvent peu claire en ce qui concerne la propriété de l’eau et son lien avec la propriété de la terre. Sans compter que les États africains n’ont pas toujours les moyens matériels et politiques de véritablement contrôler ce qui se passe sur le terrain.

Dès 2009, le PDG de Nestlé Peter Brabeck soulignait dans les colonnes du magazine The Economist que ces achats n’étaient pas d’abord une question de terres, mais une question d’eau. Une série de rapports de la société civile [1] sont à nouveau venus mettre en lumière cette dimension du phénomène de l’accaparement des terres.

Les risques que l’accaparement des terres fait peser sur les ressources en eau est d’autant plus sérieux que les projets agricoles portés par les investisseurs étrangers – lorsque leurs acquisitions n’ont pas une vocation purement spéculative – reposent généralement sur une agriculture très intensive, qui risque d’épuiser rapidement les sols et les ressources en eau (on parle dans ces cas de « minage de l’eau »)… après quoi ces investisseurs n’auront qu’à partir vers de nouveaux horizons. Et leur production n’est pas destinée aux consommateurs locaux. En 2009, alors que l’Arabie saoudite faisait venir sa première cargaison de riz produit en Éthiopie, 5 millions d’Éthiopiens n’étaient nourris que grâce au Programme alimentaire mondial de l’ONU…

Quelques exemples en Afrique

L’Éthiopie fait partie des pays qui ont massivement ouvert leurs terres aux investisseurs étrangers. Plusieurs rapports ont tiré la sonnette d’alarme sur le fait que si ces investisseurs se mettaient à irriguer ne serait-ce qu’un portion des millions d’hectares dont ils se sont assuré le contrôle, la consommation d’eau de l’Éthiopie serait appelée à exploser, avec des conséquences dramatiques en termes de réduction du débit des rivières – dont les premières victimes seront les nations et les communautés qui en dépendent en aval.

Particulièrement sujet d’inquiétude : l’eau du Nil, dont on rappellera qu’elle provient pour 80% des montagnes éthiopiennes. Ce problème vient s’ajouter à ceux, déjà critiques, de l’augmentation continue des besoins égyptiens du fait de la croissance démographique du pays (dont le fleuve est quasiment la seule source d’eau douce), des projets éthiopiens de barrages sur le bassin supérieur du Nil, et enfin des conséquences potentielles du réchauffement climatique sur le débit du Nil.

La région de Gambella, dans le Sud-ouest de l’Éthiopie, à proximité de la frontière avec le Soudan et dans le bassin du Nil blanc, est ainsi l’une des principales zones d’investissement agricole étranger dans le pays. Saoudiens, Chinois et Indiens y louent des milliers d’hectares de terres situées au pied des hauts plateaux, consacrées à des cultures gourmandes en eau, comme le riz et la canne à sucre. Ces contrats de location assurent aux investisseurs un accès illimité à l’eau, et le gouvernement éthiopien pousse l’obligeance jusqu’à programmer le déplacement d’un million et demi de personnes pour faire de la place… Au-delà de l’Éthiopie, des projets agricoles à grande échelle portés par des investisseurs étrangers sont signalés au Soudan, en Ouganda, et même en Égypte.

Le delta intérieur du Niger, au Mali, l’une des plus vastes zones humides au monde, constitue un autre lieu de conflit latent. Le gouvernement malien a signé des accords pour la location d’un demi-million d’hectares de terres, et annonce la mise en location de plus d’un million d’hectares supplémentaires. Or le delta intérieur est déjà menacé par le changement climatique et par les projets de barrage sur le fleuve (dont certains conçus spécifiquement pour assurer les besoins des investisseurs). Pas moins d’un million de petits paysans dépendent pourtant de ses écosystèmes pour leur subsistance.

Sur toutes ces questions, on lira le rapport de GRAIN, Ruée vers l’or bleu en Afrique, qui recense plusieurs autres projets de grande ampleur, porteurs de risques pour les communautés locales et l’environnement sur tout le continent africain.

La longue histoire des « accaparements de l’eau »

Ces phénomènes d’« accaparement de l’eau » ne sont pas restreints aux pays du Sud ni à l’époque présente, ni même au seul secteur agricole. Certains milieux militants ont d’ailleurs tendance à aligner les différents conflits environnementaux liés à l’eau – qu’il s’agisse d’agriculture, de barrages, de projets extractivistes ou de privatisation – sur une notion générique d « accaparement de l’eau ». C’est ce dont témoigne par exemple le site watergrabbing.net, créé par des militants italiens. En effet, les grands barrages ou de mines impliquent souvent un transfert de contrôle sur les ressources en eau au profit des entreprises qui portent ces projets, au détriment des populations locales, qui voient leur droit à l’eau compromis par la pollution ou par la surexploitation des ressources. L’enjeu de l’accès à l’eau est au centre de nombreuses luttes socio-environnementales qu’occasionnent ces projets dans les pays du Sud, et parfois au Nord.

Pour en rester aux prises de contrôle plus directes ou plus littérales de ressources en eau, on estime souvent que le développement de la ville de Los Angeles, en Californie, n’a été rendu possible que par un « accaparement » illégal de ressources en eau (raconté dans le film Chinatown). Aujourd’hui encore, les énormes besoins en eau de la ville de Las Vegas alimentent, dans le reste du Nevada et au-delà, les accusations d’« accaparement de l’eau » par la grande métropole.

Le flou juridique qui entoure souvent la propriété et les droits relatifs aux ressources en eau dans beaucoup de pays sont également favorables à des phénomènes d’« accaparement » lorsque le fait tient lieu de droit, par exemple lorsqu’une entreprise ou un grand propriétaire peut se permettre d’exploiter à grande échelle des ressources d’eaux souterraines sans se soucier des conséquences pour les autres utilisateurs de cette ressource et sans risque de sanction de la part des autorités publiques. Au Chili, durant la dictature de Pinochet, il a été décrété abruptement que l’eau pouvait faire l’objet d’une propriété privée, ce qui a permis aux grands propriétaires terriens de s’en arroger la propriété exclusive du jour au lendemain.

De la même manière, en 2011, au Texas, en pleine sécheresse, l’assemblée législative de cet État a passé une résolution consacrant – en effaçant d’un trait des décennies de jurisprudence et de pratique administrative - le principe de la propriété privée des nappes d’eau souterraines par les propriétaires des terrains situés au-dessus de ces nappes. Le but inavoué de cette mesure était de protéger ces propriétaires terriens contre toute tentative de régulation de leur utilisation de l’eau, au nom de la défense de la propriété privée.

L’accaparement de l’eau est toujours d’actualité, et pas seulement en Afrique.

Olivier Petitjean

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Photo : CIFOR CC

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