Argentine : une coopérative de travailleurs prend la relève d’Enron

, par  AMOREBIATA Guillermo

Les années 90 virent la plus grande vente d’actifs jamais survenue dans l’histoire de l’État argentin. Accompagnée par la cession des services publics à des groupes privés nationaux ou multinationaux, elle fit de ce pays un triste exemple de « réussite » des politiques néolibérales pour les pays en voie de développement.

À partir de 1990, le secteur le plus conservateur de la politique argentine prit la direction économique du gouvernement central, et initia la vente systématique des entreprises d’État, depuis l’industrie métallurgique jusqu’au secteur pétrolier, en passant par le transport aérien, maritime et terrestre, les télécommunications, les assurances, les retraites, les aéroports, etc. Il alla jusqu’à accorder sans contrepartie des concessions pour les services de l’électricité, de l’eau et l’assainissement, du gaz, et de tous les autres services qu’une nation doit offrir à ses citoyens.

Grâce à la résistance de quelques syndicats et d’un petit nombre d’ONG tout juste constituées, la province de Buenos Aires (10 millions d’habitants répartis sur 74 villes et 48 municipalités) a réussi à préserver la majeure partie de ses services publics, mais le gouvernement central lui a fait subir une pression soutenue, jusqu’à tenter de l’étrangler financièrement pour qu’elle se défasse des entreprises assurant les services publics. Par ailleurs, le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale exigeaient de façon insistante qu’elle se défasse des actifs liés aux services collectifs en milieu urbain pour pouvoir accéder à diverses facilités de financement.

Le Sindicato de Obras Sanitarias (syndicats des services d’assainissement) de la province de Buenos Aires soumit un projet de loi dit OSBASA, qu’il parvint à faire approuver par le Sénat de la province – mais non par son Congrès –, et qui instituait une fourniture publique des services de base de l’eau et de l’assainissement dans la province, avec participation des salariés à la gestion stratégique et opérationnelle de l’entreprise. Ce projet de loi obligeait toutes les administrations de la province, la plus importante de tout le pays, à préserver les ressources hydriques, à assurer universellement les services de base, à garantir le traitement des eaux usées, et soumettait les municipalités et les coopératives en charge à des conditions similaires.

Malheureusement, les fortes pressions politiques exercées par le secteur privé national et étranger, les bailleurs de fonds multilatéraux et certains consultants très liés aux entreprises, ont fini par pousser les parlementaires de la province à classer le projet, ce qui préparait le terrain pour une future privatisation des services d’eau et d’assainissement.

En 1999, suite aux pressions politiques exercées par divers intérêts économiques états-uniens, qui avaient jusqu’alors été exclus de la distribution des parts du gâteau argentin, les dernières entreprises publiques appartenant aux provinces furent cédées, bien qu’à des conditions moins avantageuses que cela n’avait été le cas précédemment, en raison de la prise de conscience progressive de la société civile.

Dans la province de Buenos Aires (première contributrice au PIB national et abritant près d’un tiers de la population du pays), les entreprises de service public furent la cible de plusieurs entreprises de Houston. L’une des principales raisons qui explique qu’Enron, Houston Corporation et AES aient obtenu les services de l’eau et de l’énergie est l’implication de Marvin Bush, frère du président alors récemment élu aux États-Unis, et un courtier bien connu pour les entreprises texanes.

Une eau coûteuse

Buenos Aires disposait de la deuxième plus grosse entreprise publique d’eau du pays, OSBA, qui avait pour mission sociale l’alimentation en eau des zones les plus pauvres et les secteurs marginaux de l’agglomération urbaine de Buenos Aires, le contrôle des rejets industriels, ainsi que la compétence légale en matière d’assainissement.

Comme pour les autres concessions du pays dans le secteur de l’eau, Enron – à travers sa filiale Azurix Corp. et sa représentante en Argentine Azurix Buenos Aires S.A. – prit le contrôle du service de l’eau à des conditions particulièrement avantageuses du point de vue contractuel, mais dans un contexte social devenu beaucoup plus complexe. Le pays connaissait en effet un appauvrissement important de la population, près de 20% de chômage, un système monétaire au bord de l’explosion en raison du maintien de la convertibilité, une usure politique du gouvernement, et les premières réactions sociales à la situation générale, et en particulier à la mauvaise qualité des services publics.

Le versement par Azurix d’un dépôt de près de 500 millions de dollars américains (près de trois fois la somme proposée par le consortium concurrent) illustre le degré d’improvisation technique et de précipitation de ce groupe pour acquérir de nouvelles entreprises afin de soutenir le cours de ses actions à Wall Street. Azurix espérait que les gouvernements locaux lui permettraient d’échapper aux obligations contractuelles et de s’octroyer ainsi une affaire rentable à court terme, comme l’avaient fait les sociétés françaises Suez et Vivendi pendant près de dix ans dans la ville de Buenos Aires et dans plusieurs provinces de l’intérieur du pays.

La concession comprenait plus de 70 villes équipées de réseaux d’alimentation en eau et d’égouts, 47 usines de traitement des eaux usées, 20 usines de production d’eau potable, 470 puits de pompage de l’eau potable, près de 10 000 kilomètres de réseaux de distribution d’eau potable et 7200 kilomètres de réseaux d’évacuation. Sur les 2000 salariés de départ, à peine 1100 gardèrent leur emploi dans la filiale d’Enron.

L’entreprise créée prit le nom d’Azurix Buenos Aires S.A., filiale d’Azurix Corporation, basée à Houston, et d’une autre firme créée pour l’occasion, Azurix Argentina, dont le capital social était de 85 000 pesos argentins (avec 1 dollar = 1 peso), ce qui représentait à peine la valeur d’une petite propriété immobilière n’importe où dans le pays.

Pour faire figure d’opérateur responsable, ainsi qu’il l’était exigé dans le contrat, ils se sont servi de Wessex Water, une petite compagnie anglaise qu’Enron avait acheté à cette fin, et ont créé la Wessex Technical, en charge du conseil technique, mais qui ne participa jamais de manière active à la gestion de la concession. On la soupçonne de faire partie de ces entreprises « fantômes » créées par Enron pour détourner de l’argent vers les paradis fiscaux, au moyen de manœuvres jugées illégales par la justice américaine.

Pendant son premier exercice, il fut clair qu’Azurix se contentait simplement d’améliorations « cosmétiques » du service de l’eau, et cherchait le moyen le plus rapide de recouvrer l’investissement réalisé pour obtenir la concession sans financer les améliorations nécessaires.

Le manque de soins et d’attention dont a fait preuve Enron a provoqué de graves problèmes dans le service, tant au niveau de la production et de la distribution de l’eau que de la collecte et du traitement des eaux usées : pollution des réseaux d’eau, dégâts importants dans les usines de potabilisation, paralysie des usines de traitement des eaux usées, baisse de l’investissement dans les équipements et la technologie, externalisation de missions importantes du service, etc. Tout ceci entraîna l’insatisfaction des usagers et les consommateurs, qui, en retour, firent pression sur les maires des grandes villes concernées. Le gouvernement de la province fut ainsi poussé à sanctionner le concessionnaire à plusieurs reprises et à exiger qu’il rectifie sa politique d’investissement et applique un programme adéquat pour restaurer la qualité et la continuité des prestations.

Nous autres, salariés, avons dû faire pression sur le gouvernement pour obtenir, après plusieurs mois de négociations, l’entrée en vigueur de l’Accord Collectif de Travail et des commissions d’application de cet accord. Cela fut encore aggravé par fait que les effectifs de l’entreprise étant significativement réduits, celle-ci avait recours en permanence à l’externalisation pour mener à bien des tâches régulières, avec des conséquences négatives pour les salariés et sur la qualité des services fournis aux usagers.

Arrogance entrepreneuriale

Quand les dirigeants d’Azurix constatèrent que le gouvernement n’arrivait pas à juguler le mécontentement des usagers dû à la mauvaise qualité du service dans plusieurs villes de l’intérieur de la province, ils commencèrent à remplacer les professionnels argentins par d’autres « importés » d’Angleterre, d’Australie et des États-Unis. Ceci était présenté comme une solution à bas prix pour résoudre des problèmes qui prenaient chaque jour une tournure plus compliquée.

Ces nouveaux venus ne maîtrisaient pas l’espagnol et ne connaissaient pas la technologie existante. Ils disposaient d’un budget peu élevé pour les travaux de base et subissaient la pression constante d’usagers exigeant des réponses urgentes. Une crise éclata entre les autorités de l’État et l’entreprise. L’organisme régulateur infligea de lourdes amendes et des sanctions sévères à la firme. Deux années à peine s’étaient écoulées depuis la signature du contrat quand à tout cela vint s’ajouter la banqueroute d’Enron, la maison mère aux États-Unis. Cet événement finit de sonner la déroute pour les derniers dirigeants américains, qui abandonnèrent alors l’entreprise sans tenir compte des engagements importants qui avaient été pris.

Le gouvernement ne sait pas quoi faire

En février 2002, le gouvernement provincial n’avait ni le personnel technique ni l’équipe de direction nécessaires pour reprendre en charge le service. Cet état de fait, à quoi s’ajoutaient la pression exercée par l’arrivée à échéance du terme pour reprendre en charge le service et les problèmes que subissaient les usagers, poussèrent le Syndicat des travailleurs sanitaires de la province de Buenos Aires (Sindicato de Obras Sanitarias de la Provincia de Buenos Aires) à engager des négociations urgentes permettant de garantir la qualité, la quantité et la continuité de l’approvisionnement en eau pour les presque trois millions d’habitants couverts par la concession.

Un projet fut alors élaboré, impliquant les acteurs sociaux, allant au-delà des conditions politiques que les circonstances imposaient alors au gouvernement. L’idée fondamentale en était une entreprise publique dont les salariés eux-mêmes seraient les actionnaires, avec l’accord d’un l’organisme régulateur (qui avait pour nom à l’époque ORAB, et s’appelle aujourd’hui OCABA). Ainsi, les salariés de du secteur de l’eau pourraient organiser leur propre entreprise en association avec le syndicat, devenant opérateurs du service et faisant sauter au passage les conditions imposées par la Banque mondiale, lesquelles invoquaient le besoin de recourir à des cadres expérimentés de niveau international.

Les usagers furent impliqués par l’intermédiaire d’associations représentatives, autant au niveau de l’organisme régulateur (ex-ORAB) qu’à celui de la direction de l’entreprise Aguas Bonaerenses S.A. (ABSA). Un accord fut également trouvé pour que les salaires perçus au titre de la gestion opérationnelle du service puissent être transformés en actions supplémentaires pour les travailleurs à partir du moment où l’entreprise aurait équilibré ses comptes et qu’elle aurait surmonté les problèmes urgents d’eau et d’assainissement provoqués par la mauvaise gestion d’Azurix Buenos Aires-Enron.

Les salariés eux-mêmes mirent à profit leur savoir et leur expérience pour capter, rendre potable et acheminer l’eau et collecter et épurer les eaux usées, sous le contrôle croisé, d’une part, de l’Organisme régulateur pour ce qui concerne la technique et l’opérationnel, et, de l’autre, du ministère de l’Infrastructure publique et des services, pour ce qui est de la gestion commerciale et de la qualité des prestations. Les associations d’usagers (une douzaine environ dans la zone approvisionnée par ABSA) ont pour leur part le pouvoir non seulement de participer à la gestion et au contrôle, mais aussi de recourir au Defensor del Pueblo (médiateur) et aux instances locales de représentation des usagers et consommateurs. Ceci permet une présence constante à chacune des étapes du service.

Pour faire fonctionner une entreprise aussi grande, le syndicat eut recours à la création d’une Société Anonyme composée par le syndicat et les salariés de l’entreprise ABSA. Celle-ci détient 10% du capital d’Aguas Bonaerenses S.A., le prestataire national, et il est prévu à l’avenir d’augmenter cette participation à travers le système de compensation du travail fourni par les ouvriers pour assurer le service.

Dès le début, le Syndicat a refusé de prendre en charge la gestion comptable et administrative d’ABSA, pour concentrer son activité exclusivement sur l’exploitation technique, la formulation de politiques destinées à remédier aux principales carences en matière d’eau et d’assainissement, la recherche d’un meilleur et plus juste emploi des ressources humaines, la promotion et la qualification des employés techniques et professionnels, la participation des citoyens par le biais d’ateliers destinés à faire connaître les activités techniques et opérationnelles de l’entreprise, des politiques de travaux et d’extension du service, l’amélioration technologique des systèmes de contrôle et d’administration, etc.

Les ressources propres d’ABSA et l’apport de capital de l’État provincial suppléèrent au manque de crédit pour financer les principaux travaux et résoudre les principaux problèmes hérités du concessionnaire antérieur. Pour cela, l’opérateur, désormais contrôlé par les ouvriers (qui s’appelle « 5 de septiembre S.A. »), développa une vaste démarche de consultation avec les autorités, les associations d’usagers et de consommateurs, et examina les archives de l’ancienne entreprise OSBA, ce afin d’acquérir le savoir nécessaire pour développer un plan de travail permettant de répondre aux urgences les plus graves et les plus pressantes, tant du point de vue de l’approvisionnement de l’eau que du besoin de réduire radicalement le niveau de pollution dû à l’absence de traitement des eaux usées.

En matière d’eau potable, 100 000 mètres de conduites d’alimentation en eau, parmi les plus anciennes (parfois en service depuis plus de 70 ans) sont en train d’être remplacés, au moyen de techniques modernes de pose de canalisations et par le biais de contrats avec des petites et moyennes entreprises nationales.

Une autre des priorités était la construction de nouveaux systèmes d’adduction d’eau dans les grandes villes principales, qui ont permis d’étendre l’accès au service à des zones populaires qui présentaient des risques liés à l’absence d’assainissement, en plus de renforcer les niveaux de pression et de débit dans certaines zones critiques de la périphérie de plusieurs villes.

Les travaux qui avaient été interrompus par la paralysie d’Azurix Buenos Aires ont été relancés, tout spécialement la remise en service des usines de traitement des eaux usées et la remise en condition des systèmes de purification mis hors service en raison du manque d’investissement, ce qui assura une réduction des niveaux de pollution des eaux de surface.

En 1999, année de la privatisation, la province de Buenos Aires avait un taux d’approvisionnement en eau de 74%, et 47% de la population urbaine avait accès à l’assainissement. En 2002, après le retrait d’Azurix et l’établissement d’ABSA, la le taux de couverture était passé à 68% pour l’eau du fait de la croissance démographique et du manque d’investissements. Moins de 43% de la population avait pas accès à l’assainissement. Actuellement (2004), 71% de la population a accès à l’eau potable et 45% disposent chez eux d’un système de collecte des eaux usées. Il est important de souligner que, jusqu’à présent, tous les investissements ont été réalisés avec des fonds provenant du budget de l’entreprise et du gouvernement provincial. Récemment, le gouverneur a négocié un prêt avec la Banque Mondiale, qui sera très utile à l’extension des services. Nous nous sommes vus dans la nécessité de rénover les réseaux hydriques dans l’urgence, car Azurix n’avait rien fait dans ce domaine, avec pour résultat que les fuites représentaient jusqu’à 40% du total de l’eau produite. Des millions de litres d’eau étaient ainsi gaspillés en raison de la vétusté des canalisations (plus de 60 ans). Plus de 110 000 mètres de conduites ont été remplacées et la pression de l’eau a retrouvé le niveau stipulé dans le contrat sur 30% du territoire. Azurix avait également abandonné la moitié des usines de traitement des eaux usées, ce qui s’était traduit par une augmentation notable de la pollution des rivières. À présent, plus de 30% de ces usines paralysées ont un fonctionnement optimal. Une enquête est également en cours concernant les travaux prétendument menés par Azurix. Dans certains cas, Azurix a affirmé avoir réalisé des travaux qui ne sont pas visibles dans la réalité, et dans d’autres cas, Azurix s’est contentée d’effectuer un entretien minimum sur des systèmes d’adduction qui étaient censés être rénovés. Cette enquête est liée à la demande d’indemnisation présentée par Azurix/Enron au Conseil International d’Arbitrage des Investissements (CIADI) contre l’État national et la province de Buenos Aires.

Les prochaines étapes à franchir sont l’obtention d’une autonomie pleine et entière par rapport au pouvoir politique grâce à l’implication des usagers, à travers les associations représentatives, comme actionnaires, et l’intégration d’autres secteurs de production de la région dans laquelle ABSA offre ses services. Ceci afin de garantir un plus grand niveau de démocratie dans les prises de décisions, un usage rationnel des ressources économiques et financières, la mise en place d’un système de priorités à teneur sociale dans l’extension des services, et l’engagement de l’État dans le financement des grands ouvrages nécessaires à une grande région pour accompagner sa croissance démographique et son développement productif.

Cet article a été publié pour la première fois en 2005, dans l’édition originale de ‘Reclaiming Public Water’.

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