Au-delà des « guerres de l’eau » : leçons de Cochabamba sur la mise en place d’une gouvernance collaborative

, par  DRIESSEN Travis

La désormais célèbre Guerre de l’eau de Cochabamba, en Bolivie, a été l’un des premiers coups portés à la dynamique de privatisation des services de l’eau à travers le monde. Une communauté citoyenne consciente et politisée s’est dressée pour contester la prise de participation du secteur privé au sein de leur compagnie de gestion de l’eau, la SEMAPA, et pour reconquérir leur service public de l’eau. La résistance de Cochabamba aux politiques néolibérales dans le domaine de l’eau, tout comme sa revendication d’un service véritablement public de l’eau, ont rapidement trouvé écho au sein du mouvement social international qui émergeait alors sur cette thématique.

Au cours des premiers mois de l’année 2000, des dizaines de milliers de personnes ont pris part à de gigantesques manifestations populaires à Cochabamba. Ces manifestations contrainrent le gouvernement bolivien à résilier le très contesté contrat de concession accordé au fournisseur privé Aguas del Tunari [1], et à re-nationaliser l’entreprise publique de gestion de l’eau SEMAPA. Alors que la SEMAPA était connue pour être inefficace, corrompue et contrôlée par les politiciens locaux, ces citoyens fraîchement politisés et engagés aspiraient à recréer leur entreprise en réorganisant la SEMAPA pour y introduire un nouveau modèle de gouvernance participative appelé « contrôle social ».

Huit ans plus tard, d’importantes leçons peuvent être tirées de cette lutte en faveur d’une gouvernance participative et démocratique de l’eau à Cochabamba. Du fait qu’ils impliquent une reconfiguration des rapports de pouvoir, les processus participatifs rencontrent une forte résistance et font parfois l’objet de tentatives de cooptation par ceux qui tiraient profit de l’ancienne forme d’organisation de l’entreprise. La corruption et le contrôle politique exercé par l’élite sont deux des facteurs les plus déterminants qui expliquent les résultats médiocres des entreprises du secteur de l’eau. Ils constituent aussi des obstacles structurels à la mise en place de nouvelles formes de transparence et au renforcement de l’implication des citoyens dans les prises de décisions. En outre, la culture de la technicité dont font preuve traditionnellement les professionnels du secteur n’encourage pas les citoyens à s’impliquer dans les aspects techniques de fourniture de l’eau. Enfin, des groupes sociaux qui se situent dans une perspective de confrontation ont souvent du mal à créer des organismes participatifs effectifs, à développer de nouvelles capacités ou à établir des relations stratégiques avec les responsables des entreprises de manière à prendre part de façon effective à la gouvernance collective.

Une approche de la gestion d’un service public basé sur la démocratie participative : le contrôle social au sein de la SEMAPA

La notion de contrôle social a été notamment mise en avant par une coalition de mouvements sociaux appelée la Coordinadora [2], qui a émergé pendant la Guerre de l’eau. Dans la pratique, le contrôle social a pour but de définir et mettre en place des mécanismes et processus de participation démocratique qui permettent de susciter et d’intégrer la participation citoyenne à des points stratégiques de la structure de gouvernance de l’entreprise. Encourager la participation en matière de politiques de gestion de l’eau et de choix des projets prioritaires permet à la compagnie de répondre à une demande sociale élargie, en se positionnant comme un outil au service de l’équité, plutôt qu’à une demande économique limitée, établie et exprimée en fonction d’une logique de marché (c’est-à-dire par les usagers qui ont les moyens de payer l’approvisionnement en eau). En outre, le contrôle social améliore la planification des aménagements, en réduisant l’influence du clientélisme, ainsi que les performances de l’entreprise, en favorisant l’émergence de mécanismes de contrôle et d’évaluation par les citoyens.

La mise en place du contrôle social au sein de la SEMAPA avait originellement pour but de doter l’entreprise d’un système de gouvernance participative complémentaire au système de responsabilités techniques exercées par les cadres dirigeants de l’entreprise. Imposer la participation au sein du corps décisionnel exécutif - le Conseil d’administration de la SEMAPA - était une façon d’octroyer du pouvoir aux citoyens et de reprendre le contrôle de cette institution aux dépens des différents élus municipaux et hauts responsables de l’entreprise qui exploitaient historiquement la SEMAPA en vue de leur propre intérêt.

Premiers pas hésitants de l’institutionnalisation du contrôle social

Suite aux manifestations de masse, des négociations eurent lieu entre les leaders des mouvements sociaux, les responsables de l’entreprise et les élus locaux. Le passage du mouvement de protestation de rue au cadre formel de l’administration municipale impliqua de nombreux obstacles pour la Coordinadora. Dans ce cadre plus officiel, celle-ci eut en effet du mal à maintenir un niveau de mobilisation élevé, lui permettant d’exercer une pression populaire efficace sur les élites municipales et faire en sorte que les demandes de réorganisation de l’entreprise soient prises en compte. De plus, les procédures légales qui servaient de cadre aux négociations et à la validation des décisions avantageaient les mêmes élites politiques municipales qui avaient, dans un premier temps, soutenu la privatisation. La mise en place de nouvelles formes de transparence et le renforcement du contrôle citoyen sur les décisions prises au sein de la SEMAPA requérait en dernier ressort d’octroyer davantage de pouvoir à de nouveaux acteurs, traditionnellement marginalisés, et par conséquent une certaine perte de contrôle pour d’autres, à savoir les élus municipaux, les employés et administrateurs corrompus. Le contrôle de l’institution fournissait aux politiciens un « botín político » [3], et, pour les administrateurs et employés de la SEMAPA impliqués de différentes façons dans la corruption, des avantages illicites au détriment de l’entreprise. Ce sont pour ces raisons, essentiellement, que les élites locales, au sein de la municipalité comme dans l’entreprise elle-même, se sont farouchement opposées au développement, à la mise en oeuvre et à l’exercice du contrôle social.

Mais il ne suffit pas de vaincre la farouche résistance opposée par l’élite pour réussir à mettre en place des processus participatifs. Les acteurs sociaux progressistes ont en effet la responsabilité de développer des modèles de gouvernance collaborative efficaces en collaboration avec les usagers à qui ces nouvelles institutions participatives sont destinées. À cette seconde difficulté s’ajoute le fait que le contrôle social suppose une nouvelle logique politique qui peut mettre en porte-à-faux des organisations sociales ayant une culture d’opposition. Au sein d’une gouvernance collaborative, des organisations sociales habituées à une logique confrontationnelle doivent développer de nouvelles aptitudes et des relations stratégiques avec les responsables de l’entreprise afin de pouvoir négocier efficacement des projets de service et de contrôler la performance de l’entreprise.

Un mythe largement répandu concernant le retour du privé au public voulait que la restructuration de la SEMAPA et la mise en œuvre en son sein de mécanismes de contrôle social se soient effectués sous le contrôle et la responsabilité de la Coordinadora. Un Conseil d’administration provisoire fut certes créé pour définir, négocier et mettre en place le modèle de contrôle social. Celui-ci comptait, parmi ses cinq membres, deux représentants de la Coordinadora ; deux autres représentaient les intérêts du maire et le dernier ceux du syndicat. Au cours de la négociation, les représentants du pouvoir municipal ont tout fait pour discréditer les administrateurs temporaires de la Coordinadora et faire avorter le projet de contrôle social porté par le mouvement.

La stratégie suivie par la Coordinadora pour institutionnaliser une forme participative de gestion était focalisée sur trois niveaux de décision. Au niveau de l’exécutif, la Coordinadora proposait d’intégrer des représentants des citoyens au sein du Conseil d’administration pour défendre les intérêts de la population. La demande, à l’origine, était d’y faire entrer 14 représentants des citoyens, représentant chacun des districts de la ville. Cette demande fut été rejetée par les autres membres du Conseil d’administration. Au niveau de l’entreprise, l’équipe technique de la Coordinadora a proposé d’opérer des changements institutionnels dans le mode d’exploitation de la SEMAPA pour améliorer la coopération entre techniciens, salariés et habitants aux différentes étapes de l’approvisionnement en eau. Ils proposaient, en particulier, la création de comités techniques composés de représentants de l’entreprise et de citoyens, qui superviseraient tout projet d’expansion de réseau mis en œuvre par la SEMAPA et évalueraient ses résultats. Cette proposition fut rejetée par le directeur général alors en poste. Au niveau de la population, la Coordinadora proposa la création d’institutions participatives appelées Comités d’assainissement de base. Ces comités devaient s’organiser par quartier et permettre aux usagers de formuler leurs requêtes et d’évaluer les projets relatifs à l’eau. Mais les difficultés politiques rencontrées pour réformer des institutions étatiques participatives déjà existantes, les organisations territoriales de base, ont empêché leur institutionnalisation. Les présidents de ces organisations ont la réputation d’entretenir des relations clientélistes avec les élus locaux, et craignaient d’ouvrir leurs institutions à une participation plus élargie, qui aurait pu entraîner une perte de contrôle. Ils se sont donc opposés à la création de ces nouveaux comités.

Le modèle de contrôle social finalement approuvé par le Conseil et mis en place au sein de la SEMAPA reflète ainsi surtout les nombreuses concessions consenties par les mouvements sociaux. Il n’incluait pas les changements institutionnels nécessaires pour intégrer une participation citoyenne plus importante dans fonctionnement quotidien de l’entreprise. La version définitive ne proposait pas non plus de mécanismes permettant aux citoyens d’avoir un droit de regard sur le travail de leurs représentants et des administrateurs de la compagnie. Dans le modèle de compromis, une participation plus large de la communauté n’était pas garantie.

Toutefois, une des plus importantes opportunités de changement obtenues alors fut l’introduction d’administrateurs-citoyens représentant les différentes zones géopolitiques de la ville au sein du conseil d’administration. Ils sont élus au suffrage universel par les Cochabambinos (habitants de Cochabamba). Ce premier pas timide en direction d’un réel contrôle social constituait une première avancée importante ; néanmoins, de nombreux autres mécanismes de soutien manquent encore pour parvenir à incorporer réellement les intérêts de la communauté à la structure décisionnelle de la SEMAPA.

La persistance du contrôle exercé par l’élite, de la corruption et de l’inefficacité

Le nouveau Conseil d’administration, qui compte désormais quatre administrateurs citoyens sur neuf membres au total, reste profondément ancré dans une structure de pouvoir gouvernemental et institutionnel traditionnelle, coincée entre d’un côté l’influence des partis politiques, et de l’autre la corruption évidente qui règne au sein de l’entreprise. Au désespoir des mouvements sociaux, le maire conserve statutairement la présidence du Conseil d’administration de la SEMAPA. Les performances et l’administration médiocres qui en résultent présentent toutes les caractéristiques de ce que l’on qualifie parfois de « service public capté par l’élite ». L’influence exercée par les partis politiques lorsqu’il s’agit de déterminer qui peut avoir accès au service et à quel moment est manifeste, de même que la perpétuation d’une corruption généralisée.

Le clientélisme politique empêche la bonne planification du service et l’usage efficace de ressources limitées, en réduisant drastiquement les perspectives du service aux moyens de répondre à une demande de nature politicienne, à court terme et limitée. Cette demande politique traduit les intérêts des représentants des élites au pouvoir, davantage que les besoins de la société, notamment de tous ceux qui n’ont pas accès à des services de qualité. Dans le cadre d’une telle gestion clientéliste, les projets de développement des infrastructures finissent par constituer un fatras incohérent, davantage déterminé par des calculs politiques visant à s’assurer un soutien électoral que par une approche cohérente et techniquement viable de l’approvisionnement en eau. La gestion clientéliste, en dernière instance, empêche d’optimiser l’affectation des ressources économiques limitées de l’État, de l’entreprise et de la population afin de satisfaire aux demandes actuelles et futures de services dans les lieux concernés.

Il est difficile de déterminer le coût des pratiques de corruption pour l’entreprise, ne serait-ce que parce les personnes qui en sont coupables font tout leur possible pour les dissimuler. Mais il ne fait aucun doute que ces pratiques sont omniprésentes et permanentes. Au cours des deux années qui viennent de s’écouler, les deux derniers directeurs généraux en poste ont été renvoyés pour corruption qui auraient coûté à l’entreprise plus d’un million de dollars US. Plusieurs autres représentants et administrateurs de la compagnie ont également été congédiés pour des faits similaires. Dans de nombreux cas, la corruption consistait à livrer des infrastructures qui n’étaient pas aussi fiables techniquement que celles initialement prévues dans les contrats, et donc moins onéreuses, ce qui permettait aux coupables de se partager la différence de coûts. Dans ce type de corruption, les dirigeants négocient des projets de travaux publics avec des entreprises obscures en échange de pots-de-vin. Le népotisme, autre forme de corruption, contribue également à expliquer le manque de compétences et d’expérience techniques des dirigeants et du personnel. Des proches ou des partisans politiques sont embauchés sur la base des liens familiaux plutôt que sur leur mérite, et manquent souvent de compétences. Dans une interview récente, un ancien dirigeant estimait que « 80% des membres de l’équipe dirigeante de la SEMAPA n’ont pas les qualifications requises pour exercer leurs fonctions. »

L’exercice du contrôle social

Les mouvements sociaux et les personnes impliquées dans la « guerre de l’eau » considèrent plus que jamais les manifestations qui ont eu lieu en 2000 comme une première bataille dans un processus et une lutte bien plus larges visant à réformer la SEMAPA, à redéfinir les relations techniques et politiques au sein de l’entreprise, et influencer les politiques gouvernementales concernant la gestion de l’eau et des services publics. Les organisations sociales s’efforcent de renforcer les dispositifs participatifs tels qu’ils existent et de mettre en place de nouveaux mécanismes pour développer les capacités des citoyens, et les impliquer de manière effective dans la gouvernance collective du service de l’eau. Leurs stratégies « d’après-guerre » peuvent être réparties en trois catégories : les tentatives de réforme de la gouvernance de l’entreprise pour accroître le contrôle social ; les mobilisations contre la corruption et le trafic d’influence politique ; et le renforcement des relations stratégiques avec les administrateurs citoyens et certains responsables de l’entreprise pour faire avancer de nouveaux projets de service et suivre la performance de l’entreprise.

Les tentatives pour réformer les statuts de la SEMAPA pour y intégrer davantage de contrôle social sont restées relativement limitées. Peu après la transition de 2000-2001, les organisations sociales ont commencé à critiquer certains aspects liés au rôle des administrateurs citoyens : ils avaient trop peu de responsabilités, ils n’avaient pas à fournir de rapports pour informer leurs circonscriptions de l’évolution des résultats de l’entreprise, et ils ne pouvaient pas être sanctionnés par les citoyens en cas de mauvaise performance. En 2004, la Coordinadora soumit au Conseil d’administration un projet de réglementation définissant de nouvelles responsabilités pour les administrateurs citoyens, afin de revaloriser leur rôle et d’améliorer leurs relations avec les usagers. Le Directoire a toutefois rejeté ce projet.

En 2005, plusieurs organisations de la société civile envahirent les locaux de la SEMAPA pour protester contre la corruption dont se rendaient selon eux coupables certains représentants syndicaux. Les manifestants pénétrèrent de force dans l’entreprise et exigèrent la révocation du représentant syndical au Conseil d’administration. Face aux manifestants, le Conseil d’administration vota à l’unanimité la destitution du représentant syndical du corps décisionnaire. La participation sociale, sous la forme en l’occurrence d’une manifestation, a ainsi permis d’exercer une pression fructueuse, contraignant les salariés et représentants corrompus à se retirer.

Le troisième type de stratégie est le développement par les organisations sociales de relations stratégiques avec les administrateurs citoyens, et avec différents cadres de l’entreprise, pour être en mesure de proposer des projets d’infrastructure, mais aussi avoir accès à des informations clés permettant d’évaluer les résultats d’exploitation officiels de la compagnie. ASICA-Sur [4], l’association qui regroupe les comités d’eau de la zone marginalisée du Sud de la ville, a montré la voie en matière de pression politique pour l’amélioration des services d’eau. ASICA-Sur n’a cessé de critiquer l’entreprise pour ses résultats médiocres et de réclamer un projet global, libre d’interférences politiciennes, d’extension de l’approvisionnement en eau dans la zone Sud.

Peu après la Guerre de l’eau, cette organisation commença à travailler avec son représentant citoyen au sein du directoire pour proposer un projet d’extension de service à la zone Sud de la ville. Le directoire approuva en 2003 ce projet d’extension soutenu par les habitants, et la SEMAPA commença à le mettre à exécution. Pour la première fois de son histoire, l’entreprise concentre ses efforts sur la construction d’infrastructures visant à approvisionner en eau une grande partie des habitants de la zone Sud, où plus de 60% de la population n’est pas raccordée au réseau public municipal.

Une autre campagne collaborative fut menée avec succès en 2007. Pendant plusieurs mois, certaines organisations sociales clés, les représentants citoyens du directoire et plusieurs responsables de la SEMAPA menèrent conjointement une commission d’enquête sur la gestion d’Eduardo Rojas (directeur général de l’entreprise de 2006 à 2007). Les forts soupçons de corruption généralisée sous la direction de Rojas avaient eu de lourdes conséquences financières pour l’entreprise, la mettant en difficulté pour payer ses employés et remettant en question le prêt accordé par la Banque interaméricaine de développement pour financer le projet d’extension. Pendant plusieurs mois, ces différents acteurs mirent en commun leurs compétences et leur autorité pour rassembler et analyser les données financières de l’entreprise, dans le but de prouver que l’entreprise était bien sujette à une corruption généralisée, et que Rojas en était responsable. Après plusieurs mois de pression sur les responsables syndicaux et les élus locaux qui, jusqu’alors, avaient publiquement soutenu Rojas, le Conseil d’administration finit par voter en octobre 2007, à l’unanimité, la suspension du directeur général et l’ouverture d’une enquête officielle pour corruption.

Contraintes institutionnelles et contextuelles pesant sur l’exercice d’un contrôle social efficace

Pourtant, ces avancées obtenues en matière de participation sociale furent limitées par plusieurs facteurs liés aux fonctionnements institutionnels et à certains modèles culturels fortement enracinés. L’action des représentants citoyens au directoire a été considérablement entravée du fait qu’ils ne recevaient aucune véritable formation au moment d’accéder à leurs fonctions. De nombreux représentants citoyens du directoire sont, quand ils entrent en fonction, très enthousiastes et désireux d’apporter des changements positifs, mais ils se retrouvent rapidement confrontés à des difficultés en raison de leur incapacité à proposer des projets techniquement viables ou à superviser leur mise en œuvre de façon efficace. De plus, en dépit de l’ouverture du Conseil d’administration aux représentants citoyens, la gestion interne de l’entreprise n’a pas été modifiée parallèlement pour la rendre plus accessible à ces nouveaux acteurs, par exemple en fournissant des informations adaptées aux profanes, sous des formes qu’ils peuvent effectivement comprendre et qui leur permette d’évaluer effectivement les projets de l’entreprises et ses résultats.

En outre, le personnel technique et les dirigeants des entreprises de l’eau ont souvent des préjugés élitistes négatifs sur la valeur des contributions de simples citoyens. La tentative initiale de créer des comités techniques fut rejetée par le directeur général de l’époque, qui était pourtant membre de la Coordinadora. Ce différend interne au sein de la Coordinadora a révélé une forte divergence entre les membres de la coalition qui se préoccupaient principalement de l’aspect social et ceux qui se préoccupaient davantage de l’aspect technique. Le fossé reste important entre les ingénieurs de la compagnie et le grand public.

Même la pression exercée par ASICA-Sur, qui a pourtant débouché sur une extension des infrastructures d’approvisionnement en eau, ne peut pas être perçue comme une victoire éclatante du contrôle social. Le projet a fait l’objet d’une récupération par le maire et le gouverneur, qui ont profité de cette opportunité pour redynamiser leurs bases électorales, et essayé de marginaliser l’association et les représentants citoyens au directoire. Cela illustre la tendance des élites politiques prendre le contrôle de la fourniture de services afin d’en faire profiter leurs bases électorales. En outre, les représentants citoyens au directoire et les organisations sociales ne disposaient pas des compétences nécessaires pour pouvoir réellement proposer des projets de service techniquement viables et critiquer les projets portés par les dirigeants de l’entreprise et les technocrates de la municipalité.

Les batailles menées pour lutter contre l’inefficacité et la corruption au sein de la SEMAPA ont montré que la contestation peut porter des fruits, mais qu’elle ne remet pas en question les causes profondes et les problèmes structurels qui ont permis le développement de ces pratiques. Dans un contexte où la population exprime une volonté de participation, il faut de toute évidence mettre en place des mécanismes spécifiques pour canaliser stratégiquement cette aspiration. La persistance de mauvais résultats et de pratiques de corruption au sein de la SEMAPA ont généré un fort sentiment de méfiance entre les organisations sociales, les fonctionnaires municipaux siégeant au directoire, et les gérants de l’entreprise. Même si, dans certains cas, les organisations sociales arrivent à établir une collaboration efficace avec les dirigeants de l’entreprise et les fonctionnaires, il reste à voir si leurs relations pourront s’améliorer pour favoriser un climat plus propice à la gouvernance collective et la réalisation de performances profitant à toute la communauté de Cochabamba.

Conclusion

La gestion collective, fondée sur le contrôle social, d’un service public vise à offrir à la fois aux populations des fournisseurs d’eau performants et un service équitable. Ce tour de force n’a pas encore été accompli à Cochabamba. Pour obtenir les profonds changements institutionnels et culturels nécessaires, l’espace d’une « guerre de l’eau » ne saurait suffire, et encore moins la restructuration symbolique du Conseil d’administration d’une institution de service public.

La création de nouvelles formes effectives de contrôle social requiert des institutions participatives viables, un engagement sur la durée, et une large coopération de la part de citoyens motivés et actifs, pour travailler de façon appliquée et stratégique à l’articulation de demandes de service consensuelles, et à l’élimination des cultures politiques et organisationnelles de corruption et d’exploitation. La volonté politique de la population ne suffit pas, il faut également réformer les structures de décision de l’entreprise pour qu’elles soient en adéquation avec les capacités des citoyens. La gouvernance collective des entreprises de service public requiert donc la création de nouvelles formes de transparence, permettant de fournir aux usagers des informations formatées de façon à répondre aux besoins et aux intérêts de non-experts. Les organisations sociales contestataires doivent également s’efforcer de développer de nouvelles compétences et des relations stratégiques avec les dirigeants de l’entreprise et les élus locaux pour pouvoir négocier de façon efficace leurs revendications, et contrôler les performances de l’entreprise. Dans ces conditions, des structures adaptées de gouvernance participative et démocratique peuvent constituer des institutions de service public performantes et équitables, qui tiennent compte et essaient de satisfaire les demandes sociales et les besoins de toute la population qu’elles représentent et à qui elles sont censées bénéficier.

Même si les nombreux obstacles rencontrés au sein de la SEMAPA doivent être appréhendés dans le contexte d’un débat plus large sur le contrôle social, il est tout aussi important d’observer les forces qui semblent émerger et les effets positifs qu’a entraînés cette simple volonté d’agir, non seulement à Cochabamba, mais pour l’ensemble du mouvement mondial pour le droit à l’eau. Les expérimentations qui se font jour au sein de la SEMAPA redonnent un certain dynamisme aux débats sur la conception de modèles de gouvernance collective. Le mouvement mondial de l’eau, à mesure qu’il mûrit, fait entendre avec plus de force ses demandes de gouvernance collective, et ces expérimentations initiales constituent une expérience et un apprentissage collectif extrêmement importants. Ce sont les bases qui vont permettre de poursuivre le développement de stratégies et de modèles solides de gouvernance participative durable au sein des institutions de service public du monde entier.

Cet article a été publié pour la première fois en mai 2008, dans l’édition arabe de ‘Reclaiming Public Water’.

[1Une filiale de la firme transnationale Bechtel, dont le siège est établi à San Francisco, en Californie.

[2Que l’on peut traduire par « Coalition pour la défense de la vie et de l’eau »

[3Que l’on peut traduire par « butin politique ». Cette expression bolivienne décrit les privilèges politiques reçus par les élus qui contrôlent ces institutions, principalement sous deux formes : des gratifications aux sympathisants politiques au travers de l’attribution de postes administratifs grassement rémunérés et la fourniture de services à différentes circonscriptions en échange de leur soutien politique au cours des campagnes électorales.

[4Une association qui regroupe plus de 120 « comités de l’eau », représentant près de 60 000 personnes de la zone Sud.

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