« Bilan eau » ou « empreinte hydrique » Les usages indirects de l’eau dans l’agriculture et dans l’industrie

, par  Olivier Petitjean

Biens de consommation et autres produits industriels, aliments et autres produits agricoles, énergie, etc. : il est bien pu de secteurs économiques qui ne reposent pas sur une consommation massive d’eau. Trop souvent, les procédés industriels et les modèles économiques ont été conçus sans tenir compte de la nécessité d’économiser cette ressource.

Parmi les secteurs qui utilisent le plus d’eau, et pas toujours, loin de là, de manière économe, certains sont bien connus. C’est le cas en particulier de l’agriculture irriguée et des usages domestiques ou de loisir particulièrement gourmands en eau (lavage des voitures, terrains de golf, piscines…). On se rend moins compte de la quantité d’eau qui entre dans la production agricole et industrielle. Dans les pays du Sud, l’agriculture utilise souvent 80 % des ressources en eau. En Europe en revanche, l’industrie consomme 54 % de l’eau, bien plus que l’agriculture (33 %). Le secteur de l’énergie en particulier consomme d’énormes quantités d’eau (voir le texte La dépendance du secteur de l’énergie à l’égard de l’eau et les risques liés au changement climatique).

Sous l’effet du changement climatique, les consommateurs commencent à se soucier du « bilan carbone », c’est-à-dire de la quantité de gaz à effet de serre émise du fait de la production et du transport, des produits qu’ils achètent. De manière similaire, mettre en évidence le « bilan eau » de chaque produit commercialisé peut se révéler particulièrement édifiants. Des chercheurs néerlandais ont ainsi lancé le Water Footprint Network, qui se consacre au calcul de l’« empreinte hydrique » (water footprint) de différents produits, secteurs et pays, et à la promotion des économies d’eau. Ces données sont disponibles sur le site internet http://www.waterfootprint.org. En novembre 2009, le "Carbon Disclosure Project", une initiative publique-privée lancée au début des années 2000 sous l’égide de l’ONU et destinée à encourager les grandes entreprises multinationales à dévoiler leur "bilan carbone" a officiellement annoncé qu’il lançait une initiative similaire pour l’empreinte hydrique, ou "water disclosure".

Certaines multinationales agroalimentaires, notamment Coca-Cola, dont l’impact sur les ressources en eau s’est trouvé fortement contesté ces dernières années, ont récemment lancé des campagnes de marketing visant à réhabiliter leur image dans ce domaine. Unilever a annoncé que pour ses sauces tomate pour pâtes, elle s’approvisionnerait désormais exclusivement chez des agriculteurs utilisant l’irrigation goutte-à-goutte (lire le texte Économiser l’eau d’irrigation), un geste d’autant plus significatif que l’entreprise achète, au bas mot, 7 % des tomates vendues dans le monde. En avril 2009, le groupe agroalimentaire finlandais Raisio devint la première entreprise du secteur à inclure sur ses emballages l’empreinte hydrique du produit. La chaîne états-unienne Wal-Mart, la plus importante au monde, a annoncé son souhait de développer un système d’étiquetage universel de tous ses produits, indiquant leur empreinte en carbone mais aussi en eau. Coca-Cola se présente désormais comme une entreprise « neutre en eau » (water neutral, expression forgée sur le modèle de carbon neutral), en dépit de gaspillages largement documentés, sous prétexte qu’elle participerait à des programmes de restauration des rivières ou de promotion de la récolte des eaux de pluie. Si le concept d’empreinte hydrique est pertinent, celui de « neutralité en eau » apparaît en revanche comme un subterfuge de marketing, plus encore même que celui de « neutralité en carbone », qui a d’ores et déjà donné lieu à de nombreux abus (voir le texte La « conservation de l’eau » selon les multinationales. L’exemple du cas de Coca-Cola en Inde). Il n’en reste pas moins, certes, que la plupart des secteurs économiques reposent sur des modèles économiques et industriels qui font comme si l’eau était une ressource illimitée - l’introduction de ces nouvelles notions marque un progrès limité.

L’utilisation de l’eau dans l’agriculture

Outre ses nombreux autres travers, l’agriculture industrielle est particulièrement consommatrice d’eau. Il en faut ainsi 180 litres pour produire un seul œuf de batterie. Pour produire un kilogramme de pain, ce ne sont pas moins de 1000 litres d’eau qui sont nécessaires. Un kilo de blé requiert 625 litres d’eau (555 millions de litres par hectare cultivé), un kilo de riz 3000 litres, et un kilo de viande encore plus (certaines sources parlent de 25 000 litres, d’autres de 100 000 litres). La question des économies d’eau se trouve ainsi liée à celle des régimes alimentaires : selon les experts du Worldwatch Institute, produire 10 grammes protéiniques de viande requiert 5 fois plus d’eau que 10 grammes protéiniques de riz, et si l’on mesure en termes de calories, la différence est encore plus frappante puisque c’est 20 fois plus d’eau qui est nécessaire pour produire 500 calories de viande par rapport à 500 calories de riz. De même, il faut 8 fois plus d’eau pour produire une quantité donnée de sucre par rapport à la même quantité de blé.

Bien sûr, la consommation d’eau d’un produit dépend des conditions qui prévalent là où il est cultivé : produire un litre de jus d’orange nécessite 22 litres d’eau au Brésil, mais 1000 aux États-Unis, où les orangers sont irrigués. En retour toutefois, le transport du jus d’orange brésilien vers les marchés du Nord, avec les manipulations qui l’accompagnent (concentration, congélation), a lui aussi un coût énorme en eau.

L’aquaculture est également une grande consommatrice. Aujourd’hui, en Inde, l’élevage des crevettes exige 50 fois plus d’eau que le riz. Elle impose de pomper intensivement l’eau, avec pour résultat de véritables séismes dus aux affaissements de terrain. Cet élevage a pourtant rendu non rentable la culture du riz, qui a été abandonnée dans de nombreuses zones.

L’utilisation de l’eau dans l’industrie

L’industrie exige de la vapeur d’eau, mais fait aussi appel à cet élément pour le nettoyage, les systèmes de climatisation, les systèmes de refroidissement et de congélation, le transport. Le raffinage du pétrole, les industries agroalimentaires, la métallurgie, la production chimique, les industries de la pâte à papier, et bien d’autres, consomment d’énormes quantités d’eau. Il en va de même pour les activités minières, notamment l’extraction de l’or.

Ainsi, il faut :

 18 litres d’eau pour produire 1 litre de carburant ;

 13 000 litres d’eau pour fabriquer une plaque (wafer) de silicium de 6 pouces, un élément qui entre dans la composition de multiples appareils électroniques ;

 400 000 litres d’eau pour fabriquer une voiture ;

 750 000 litres d’eau pour produire une tonne de papier journal ;

 8 tonnes d’eau par tonne de produit final lors du traitement des sables et schistes bitumeux du Maroc ou du Canada.

Cette utilisation massive de l’eau dans l’industrie a également pour conséquence une pollution très importante par des métaux lourds, des solvants, des biphényles polychlorés, des graisses, au-delà de toute récupération possible.

En matière d’économies d’eau et d’usage plus rationnel de la ressource, l’industrie apparaît donc comme un secteur prioritaire. Les procédés utilisés sont bien évidemment essentiels dans ce domaine. D’ores et déjà, entre 1950 et 1990, l’industrie des États-Unis a diminué d’un tiers sa consommation d’eau, alors même que son volume de production était multiplié par quatre. Des progrès sensibles ont été réalisés sur ce plan aussi en Suède ou en Allemagne. Le Worldwatch Institute cite plusieurs cas d’entreprises ayant lancé des plans ambitieux d’économies dans ce domaine. IBM aurait ainsi économisé 375 000 mètres cube sur une année à travers des actions d’efficience de l’usage de l’eau, et 315 000 supplémentaires grâce à son recyclage. Columbia Steel aurait économisé 63 millions de mètres cube en utilisant l’eau de pluie et en révisant ses tours de refroidissement pour faire recirculer l’eau. Dernier exemple, Unilever aurait réduit sa consommation d’eau, entre 1998 net 2002, de 6,5 à 4,3 mètres cube par tonne produite.

Il n’en demeure pas moins que les spécialistes prévoient que les usages industriels de l’eau vont doubler d’ici 2025. Les pays du Sud qui cherchent à s’industrialiser ont davantage de progrès à faire pour économiser l’eau : en Chine, la production d’une tonne d’acier nécessite entre 23 et 56 mètres cubes d’eau, alors que la moyenne en Allemagne, aux États-Unis et au Japon n’est que de 6 mètres cubes.

En conclusion, il faut noter que l’aspect quantitatif est certes déterminant pour évaluer la consommation d’eau d’un produit ou d’un processus, mais qu’il ne saurait suffire à lui seul. Il est également nécessaire de prendre en compte au moins les dimensions qualitative (notamment le degré de pollution de l’eau restituée au milieu) et géographique (dans quelle région du monde est extraite l’eau utilisée). En ce sens, le bilan eau est un instrument parlant, mais limité.

SOURCES
 Larbi Bouguerra, Les batailles de l’eau : pour un bien commun de l’humanité, Enjeux Planète, 2003.
 Erik Assadourian, Larbi Bouguerra, Collectif. La consommation assassine : Comment le mode de vie des uns ruine celui des autres, pistes pour une consommation responsable. Paris : Editions Charles Léopold Mayer, 2005. 261 p.
 Site du "Water Footprint Network" : http://www.waterfootprint.org
 Josh Harkinson, « What’s your Water Footprint ? », Mother Jones, 2 août 2009. http://www.motherjones.com/environm...

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