Dans l’Ouest des États-Unis, les droits historiques sur l’eau nuisent aux efforts de bonne gestion de la ressource

, par  Olivier Petitjean

La propriété privée de l’eau est parfois présentée comme la meilleure solution aux problèmes de rareté et d’allocation optimale de cette ressource. Dans l’Ouest des États-Unis, toutefois, une législation archaïque, qui va jusqu’à interdire la collecte des eaux de pluie, semble bien sacrifier tous les efforts de conservation et de bonne gestion de l’eau à l’autel de la propriété privée.

Aux États-Unis, le 100e méridien Ouest constitue une frontière symbolique importante, qui marque la limite entre l’Est et l’Ouest du pays. Il s’agit non seulement d’une frontière politique (qui remonte aux premiers traités entre les jeunes États-Unis d’un côté et la Nouvelle-Espagne de l’autre, et qui marque encore aujourd’hui la frontière entre les États du Texas et de l’Oklahoma), historique (la colonisation de l’Ouest de ce méridien n’a commencé que tard au XIXe siècle) et géographique (le méridien marque le début des grandes plaines), mais aussi, et de manière décisive, d’une frontière climatique et hydrologique. C’est en effet à peu près au niveau du 100e méridien que les effets de l’air humide venu du Golfe du Mexique cessent de se faire sentir. Il marque donc la limite entre les climats humides (continentaux ou sous-tropicaux) de l’Est et les climats semi-arides de l’Ouest. À l’Est du 100e méridien, l’agriculture pluviale reste viable ; à l’Ouest, le recours massif à l’irrigation est de rigueur.

Une législation de l’eau byzantine

Tous ces éléments se sont combinés pour donner naissance à une législation sur l’eau très particulière, laquelle a résulté, à 100 ou 150 ans de distance, sur des résultats aberrants du point de vue de l’équité et de la bonne gestion de la ressource. Du Colorado à la Californie ou à l’Oregon, la plupart des États situés à l’Ouest du 100e méridien appliquent, quand il s’agit de distribuer l’eau, la doctrine dite de l’« appropriation préalable » (doctrine of prior appropriation). Cela signifie que pour toutes les utilisations de l’eau autres que domestique (usage agricole, industriel, minier, mais aussi récréatif ou environnemental), le premier utilisateur ayant acquis historiquement un droit sur l’eau (parfois gratuitement) a la priorité sur les utilisateurs qui ont obtenu leurs droits plus tard. (Inutile de préciser qu’il s’agit des premiers utilisateurs blancs ou légitimés par les autorités coloniales.) Autrement dit, pour bénéficier d’une part de l’eau extraite de fleuves comme le Colorado ou pompée dans les aquifères souterrains, les utilisateurs doivent avoir acquis un certain droit à l’eau, d’autant plus prioritaire qu’il est plus ancien. En cas de pénurie d’eau, ce sont les utilisateurs les plus anciens qui sont servis en premier, à hauteur de l’allocation fixée parfois 150 ans plus tôt, et les utilisateurs plus récents peuvent se retrouver avec rien ou quasi rien.

Ce système pose nombre de problèmes. Le premier est que les allocations d’eau déjà accordées par les autorités sont très souvent d’ores et déjà supérieures aux quantités d’eau réellement disponibles du point de vue d’une gestion soutenable des ressources. L’économie des États en question est souvent caractérisée par un usage très intensif de l’eau (agriculture irriguée, loisirs, villes nouvelles dans le désert, industries extractives). Même des utilisateurs bénéficiant de droits datant de la fin du XIXe siècle se retrouvent parfois non servis. Ce problème n’est pas près de s’améliorer avec la sécheresse qui touche depuis plusieurs années cette région du monde, anticipant peut-être les effets du changement climatique, et la multiplication de nouveaux utilisateurs de l’eau, notamment dans le secteur minier (lire L’eau du fleuve Colorado, une ressource menacée et mal partagée).

Un autre problème tout aussi fondamental est la tendance des utilisateurs historiques à considérer leurs droits à une certaine allocation d’eau comme de véritables titres de propriété sur cette ressource – et à chercher par tous les moyens à obtenir des pouvoirs publics qu’ils leur reconnaissent une forme de propriété, de droit ou de fait. Certes, dans la plupart des États, la législation de l’eau réaffirme également la validité de la doctrine du « public trust », c’est-à-dire l’idée qu’une ressource naturelle comme l’eau doit être gérée en dernière instance par le gouvernement en fonction de l’intérêt du public dans son ensemble. La doctrine du « public trust » empêche la mise en place de titres de propriété stricto sensu, conçus sur le modèle de la propriété foncière. Elle n’empêche pas, cependant, que dans certains cas les droits historiques à l’eau puissent être considérés comme aliénables et négociables sur un marché de l’eau (lire Les « marchés de l’eau », au Chili et ailleurs).

Les droits historiques à l’eau, obstacles à la bonne gestion de la ressource

Dans un contexte où les ressources en eau paraissent de plus en plus incertaines, les utilisateurs historiques ont redoublé d’efforts pour consolider leurs droits acquis à l’eau, à la fois en exerçant des pressions sur les autorités des États et en engageant des poursuites judiciaires lorsqu’ils s’estimaient lésés. Les législations environnementales figurent parmi les premières cibles de ces actions. Lorsque la quantité d’eau distribuée telle année est restreinte au nom de la conservation de l’écosystème ou de la protection d’une espèce animale, les utilisateurs historiques ont cherché à présenter ces mesures comme des empiètements sur leurs droits : leur propre utilisation de l’eau devrait avoir la priorité sur ces nouveaux « usages ».

C’est ainsi que début 2009, les grands exploitants agricoles de la Central Valley californienne ont poussé leurs travailleurs agricoles à manifester contre une mesure de restriction des pompages dans le delta du Sacramento-San Joaquin pour protéger une espèce native de poissons (lire Le delta du Sacramento et les ressources d’eau de la Californie). Ils faisaient valoir que, dans le cadre de la sécheresse qui frappe actuellement cette région, une telle mesure de protection aurait pour effet de mettre ces travailleurs agricoles au chômage. (En fait, selon le Pacific Institute, ces grands exploitants agricoles ont bénéficié de près de 90 % de leur allocation malgré la sécheresse, soit bien plus que n’importe quel autre utilisateur californien.) Déjà, en 2001, l’allocation d’eau destinée à un groupe d’agriculteurs irrigants dans la vallée du Klamath (Oregon) avait été réduite pour protéger une population de saumons durant une sécheresse. Ces derniers se sont ensuite retournés contre les autorités fédérales en les accusant de leur avoir volé « leur » eau et en réclamant (sans succès jusqu’ici) des millions de dollars de dommages et intérêts.

Il y a peu de chance, sans doute, que des agriculteurs obtiennent jamais gain de cause sur ce type de cas. Il n’en reste pas moins, cependant, que le système des droits sur l’eau en vigueur bloque effectivement l’émergence d’usages de l’eau moins consommateurs et gaspilleurs que les usages historiques (agricoles ou miniers), dès lors qu’ils seraient tant soit peu teintés d’une dimension commerciale : par exemple, les usages à des fins récréatives, ou l’écotourisme. Seules les mesures de protection pure et dure (notamment d’espèces animales menacées) peuvent juridiquement être opposées à la doctrine de l’appropriation préalable.

La privatisation de la pluie

Une autre conséquence, aussi néfaste qu’absurde, de ce système de droits est qu’il a entraîné l’interdiction, par certains États (Utah, Colorado, Washington à l’exception de la région de Seattle et des îles San Juan) de la récolte des eaux de pluie, au motif que celle-ci constituerait une « interférence » dans le système établi des droits à l’eau. En collectant l’eau de pluie, tel fermier ou tel habitant empêcherait que l’eau s’infiltre dans le sol et alimente les cours d’eau, et réduirait d’autant la quantité d’eau disponible pour les utilisateurs historiques. La législation du Colorado, jusque récemment, stipulait ainsi explicitement que les droits acquis sur l’eau couvraient jusqu’à la moindre petite goutte d’humidité suspendue dans l’atmosphère.

Alors que partout dans le monde, depuis l’Inde jusqu’à l’Europe, la pratique ancestrale de collecte des eaux de pluie revient à l’ordre du jour, que ce soit pour des usages domestiques ou pour irriguer de petites exploitations agricoles, les grands acteurs de l’eau du Colorado se sont toujours opposés et s’opposent encore à cette pratique en la présentant comme le « vol » d’une eau légitimement acquise en aval. Pourtant, y compris dans l’Ouest des États-Unis, de nombreux États (Texas) et villes (Santa Fe, Tucson, Seattle, Portland), conscients que l’utilisation des eaux de pluie pouvait considérablement atténuer la pression sur les ressources, ont commencé à mettre en œuvre des mesures l’encourageant ou la rendant obligatoire dans les nouveaux projets immobiliers.

Au Colorado, un rapport commissionné par plusieurs des agences de l’eau de l’État en 2007 a conclu qu’en année sèche, seuls 3 % des eaux de pluie tombant dans des zones non urbanisées parvenaient jusqu’aux cours d’eau de la région, et 15 % lors d’une année humide. (Dans les zones urbaines, ces pourcentages sont nettement supérieurs du fait de la présence de réseaux d’évacuation et de drainage.) La publication de ces résultats a fini par entraîner une timide évolution législative. Désormais, les résidents non desservis pas des réseaux municipaux (c’est-à-dire les ruraux isolés) sont autorisés à collecter les eaux de pluie pour la protection contre les incendies, la boisson destinée au bétail et les usages domestiques. Par ailleurs, les nouveaux développements immobiliers sont autorisés, à titre de projets pilotes, à inclure dans leurs constructions des réservoirs collectifs destinés à la récolte des eaux de pluie, pourvu qu’ils gardent trace de la quantité d’eau ainsi « détournée » de son cours normal. Parallèlement, un système d’amende a été mis en place pour les « collecteurs d’eau » non autorisés, les autorités assurant qu’ils ne cibleront que les contrevenants à grande échelle. Auparavant, la seule mesure possible était de sceller la structure de récolte.

Une proposition de loi visant à autoriser la collecte des eaux de pluie dans l’Utah a en revanche été repoussée par les législateurs locaux en 2008. Dans l’État de Washington, les tentatives de libéraliser la pratique sur tout le territoire se heurtent à un problème de définition de la capacité maximale à autoriser pour les structures de collecte. Certains acteurs craignent en effet l’émergence d’entreprises récoltant l’eau de pluie à très grande échelle pour la revendre ensuite à des fins de profit.

SOURCES
 Stephanie Simon, « Out West, Catching Raindrops Can Make You an Outlaw », The Wall Street Journal, 25 mars 2009. http://online.wsj.com/article/SB123...
 Kirk Johnson, « It’s Now Legal to Catch a Raindrop in Colorado », New York Times, 28 juin 2009. http://www.nytimes.com/2009/06/29/u...

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