Dans les profondeurs de la crise du plomb dans l’eau à Washington DC

, par  Larbi Bouguerra

Plus les spécialistes creusent pour comprendre les origines troubles du plomb dans l’eau potable de la capitale fédérale, plus ils pensent qu’ils sont en train de mettre au jour un phénomène qui pourrait affecter de nombreux autres réseaux d’eau. Outre le fait qu’ils découvrent que les règlements états-uniens concernant l’eau potable présentent des faiblesses et entrent en conflit les uns avec les autres, leurs investigations révèlent un déficit de connaissances relativement au long voyage qu’entreprend l’eau entre l’usine de traitement et le robinet du consommateur.

Le problème du plomb dans l’eau ne cesse de prendre de l’importance depuis qu’il a été porté à la connaissance du public en février 2004. En juin 2004, les autorités ont découvert que l’eau de 157 ménages accuse des teneurs en plomb dépassant les 300 ppb (parties par milliard) et que des milliers d’autres ont plus que les 15 ppb réglementaires. Les organismes responsables de l’eau et de l’assainissement dans la capitale ont été fortement critiqués pour leur gestion de cette crise et pour les signaux contradictoires qu’ils ont envoyés au public concernant la sévérité de la contamination, la durée pendant laquelle il faut laisser l’eau s’écouler des robinets avant de l’utiliser, et si le remplacement des tuyaux en plomb résoudrait le problème. Le Congrès a conduit sa propre enquête et le chef du département de la santé de la capitale a été remercié. Des habitants ont intenté des procès et un comité d’experts a été formé pour découvrir les racines du problème. On croit cependant que les difficultés ont commencé en 2000, lorsqu’une unité de potabilisation d’eau a modifié son programme de désinfection en remplaçant le chlore par des chloramines, des mélanges de chlore et d’ammoniaque, pour être en conformité avec la réglementation de 1998 relative aux sous-produits issus de la désinfection qui restreint la présence de ces substances dans l’eau potable (Disinfection Byproducts Rule ou DBR).

On est en fait arrivé à la conclusion que les vieux tuyaux en plomb du réseau de la ville et le passage à la chloramine sont à l’origine du problème. Des années durant, Marc Edwards, de l’Université Virginia Tech, n’a cessé de tirer la sonnette d’alarme pour avertir que le changement du traitement chimique de l’eau pourrait porter atteinte tant au maillage en plomb des habitations qu’à l’eau potable elle-même. Pour cet expert comme pour les autres spécialistes (peu nombreux) versés dans la science de la corrosion des systèmes de distribution d’eau potable, les problèmes liés à la présence du plomb pourraient être découverts dans d’autres métropoles. Nombreux sont aussi ceux qui pensent d’abord que le temps de faire la toilette de la réglementation sur le cuivre et le plomb de 1991 (Lead and Copper Rule ou LCR) est venu, et qu’ensuite ce texte et celui relatif aux sous-produis (DBR) entrent souvent en conflit. Les unités de traitement doivent en effet prendre des mesures opposées pour satisfaire aux injonctions de ces deux règles. Pour éviter la formation des sous-produits de la désinfection – surtout quand on utilise le chlore qui réagit avec les composés organiques présents dans l’eau brute de source (acide humique) et dans les réseaux de distribution, la DBR exige que leur concentration soit inférieure à une norme dite « Niveau maximum de contamination » (Maximum Contamination Level ou MCL). Or, bien que plusieurs composés parmi les centaines de sous-produits susceptibles de se former lors du traitement sont cancérigènes ou ont un effet sur la reproduction ou le développement fœtal chez l’animal de laboratoire, la règle impose l’utilisation des composés de substitution représentatifs. Par ailleurs, la LCR définit « un niveau d’action » de 15 ppb. Ce qui signifie que si 10% des échantillons récupérés chez les usagers risquent de contenir plus de 15 ppb de plomb, l’unité de traitement doit prendre des mesures de correction additionnelles. Quels types d’action ? On ouvre alors une boîte de Pandore car la règle est sujette à maintes interprétations.

En réalité, la chimie de l’eau est une science bien complexe. Le résultat du passage du chlore à la chloramine dans les anciens comme dans les plus récents tuyaux du réseau de distribution moderne n’est pas chose aisée à déchiffrer. Dans le jargon d’un spécialiste de l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill, on peut résumer ainsi les choses : « Ce qui est clair c’est que la substitution du chlore libre par la chloramine change la chimie du milieu aqueux en augmentant le pH (l’acidité) et en abaissant le pouvoir oxydant de l’eau (c’est-à-dire que le dépôt de dioxyde de plomb solide, formé au cours des années sur les parois des canalisations, est dissous et repasse en solution) ».

En d’autres termes, lorsque la ville de Washington a utilisé dans le passé de grandes quantités de chlore, l’eau au fort pouvoir oxydant a favorisé la formation de dépôts de dioxyde de plomb. Tant que ce pouvoir oxydant a été maintenu (par l’emploi du chlore), ces dépôts sont demeurés stables et insolubles. Lors du passage à la chloramine, le pouvoir oxydant de l’eau a diminué. Michael Schock, chimiste au Laboratoire National de Recherche sur la Gestion des Risques de l’Agence de Protection de l’Environnement (EPA), qui a eu le mérite de mettre en évidence ces phénomènes expérimentalement, pense que c’est ainsi que le métal s’est insinué dans l’eau potable de la capitale des Etats-Unis.

Comme on a cependant trouvé du plomb dans l’eau des ménages qui n’ont pas de conduites exemptes de ce métal lourd, Schock affirme que la chloramine est en mesure de mobiliser le plomb qui se trouve dans le laiton ou d’autres alliages. Il y a aussi une autre source possible de ce métal : ce sont les produits utilisés pour réaliser les soudures des tuyaux de conduite d’eau dans les appartements.

Cette crise de l’eau à Washington a mis en évidence les difficultés du dosage chimique du dioxyde de plomb en milieu aqueux. En 2010, des chercheurs de l’Université Nationale de Singapour, inspirés par ces événements dans le Nouveau Monde, ont publié une méthode rapide et particulièrement fiable de détection du métal dans les eaux traités au chlore.

Commentaire

Cette crise rappelle que H2O, la plus connue des formules de chimie dans le monde, ne cesse d’asséner des leçons de modestie à l’homme… qui est loin d’avoir percé tous les secrets que recèle ce composé triatomique ! Quant au plomb, un métal familier aux hommes depuis le IVe siècle avant J.C. et que les Anciens associaient à la planète Saturne, il est doué d’une chimie complexe, entre dans un grand nombre d’alliages et se trouve comme impureté dans beaucoup d’autres éléments et bien des minerais. Il est donc très courant de le trouver dans l’environnement comme on le trouve dans la vaisselle et dans les verres en cristal, dans certaines peintures, dans certains équipements électriques et piles… avec parfois des effets souvent désastreux : saturnisme, effets neurotoxiques, baisse du QI chez les enfants exposés… D’où la nécessité de l’éliminer de l’eau potable, mais gardons à l’esprit qu’il peut se trouver ailleurs aussi. On pourrait appliquer au plomb ce qu’écrit le prix Nobel de littérature José Saramago, « toujours préoccupé par ce qui se cache derrière les simples apparences » car « les atomes et les sous-particules qui, en tant que tels, sont toujours une apparence de quelque chose qui se cache » (José Saramago, Le cahier, Le cherche midi, Paris, 2010, p. 38).

Cette crise montre également la complexité de sa chimie et les interactions possibles entre l’eau, les produits de désinfection et les matériaux constituant le réseau de distribution comme elle montre les failles de la réglementation et le poids de la bureaucratie qui essaient de concilier la chèvre des intérêts des usines de traitement et le chou des consommateurs. Pour ne rien dire des incertitudes scientifiques.

L’arbre de ces événements ne doit cependant pas faire oublier la forêt des avantages que l’emploi du chlore dans le traitement de l’eau potable apporte. Les travaux de l’équipe du Pr Richard Wilson, à l’Université Harvard à Boston, montrent que les sous-produits de la chloration de l’eau potable provoquent au total 340 cas de cancer supplémentaires pour toute la population des Etats-Unis.

Il est essentiel que l’on continue à l’utiliser notamment dans les pays pauvres où les maladies hydriques et les diarrhées déciment des millions de personnes annuellement et notamment des enfants. Le chlore (sous forme d’eau de Javel par exemple) est généralement bon marché et facile à manipuler. Ses avantages sont bien plus nombreux que les effets de ses sous-produits sur la santé comme le prouve le cas du Pérou. Pour des raisons d’opportunité bassement matérielle et prenant prétexte de l’étude de l’EPA sur les sous-produits formés lors de la chloration, le gouvernement Fujimori , dans les années 80, a arrêté de chlorer l’eau des puits de Lima. Résultat : une épidémie de choléra qui a emporté 3516 personnes et envoyé à l’hôpital plus de 300 000 personnes selon l’Organisation panaméricaine de la santé (PAHO).

SOURCE
 Rebecca Renner, « Plumbing the depths of D.C.’s drinking water crisis », Environnemental Science & Technology, 15 Juin 2004, p. 225A-227A.
 Marc Edwards et Abhijeet Dudi, “Role of chlorine and chloramine in corrosion of lead-bearing plumbing materials”, J. American Water Works Association, 2004, vol. 96, n° 10, p. 69-81.
 Yan Zhang, Yuanyuan Zhang et Yi-Pin Lin, “Fast detection of lead dioxide in chlorinated drinking water by a two-stage iodometric method”, Environnemental Science & Technology, 20 Janvier 2010, p. 1347-1352.

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