Eau et énergie : une interrelation étroite au cœur de l’enjeu climatique

, par  Olivier Petitjean

Avec la prise de conscience croissante du dérèglement climatique, les relations réciproques entre le secteur de l’énergie et celui de l’eau attirent de plus en plus les regards.

D’un côté, la production d’énergie nécessite, à des degrés divers, des quantités parfois significatives d’eau – que ce soit pour la génération d’électricité, pour la croissance de sources d’énergie organiques (bois, agrocarburants), pour le nettoyage, pour le refroidissement… C’est vrai, à l’évidence, des barrages hydroélectriques, mais cela l’est aussi des centrales produisant de l’électricité à partir de sources fossiles ou au moyen de la technologie nucléaire. Et c’est également le cas pour certaines énergies renouvelables, et surtout pour des sources d’énergie « vertes » mises en avant comme alternatives potentielles aux hydrocarbures, comme les agrocarburants ou la biomasse. De l’autre côté, par voie de conséquence, la production d’énergie dépend de l’eau, et peut se trouver fragilisée dans un contexte de dérèglement climatique qui rend l’eau toujours plus rare dans certaines régions, et toujours plus abondante dans d’autres.

C’est pour souligner cette étroite indépendance que l’on parle souvent aujourd’hui de « nexus eau-énergie » (water energy nexus en anglais) : toute politique énergétique qui ne prendrait pas en compte adéquatement l’enjeu de l’eau est vouée à l’échec, particulièrement si l’on se porte à l’échelle globale. Et inversement.

Les besoins en eau du secteur énergétique traditionnel

Les sources traditionnelles d’énergie – combustibles fossiles (charbon, pétrole et gaz) d’une part, hydroélectricité de l’autre – requièrent toutes pour leur fonctionnement des quantités importantes d’eau.

C’est évident pour les barrages hydroélectriques. Certes, en principe, ces derniers ne « consomment » pas d’eau – ils ne font que la retenir dans un réservoir et la laisser couler quand ils en ont besoin pour générer de l’électricité. En pratique, toutefois, les barrages modifient en profondeur les systèmes hydrologiques, avec des conséquences en cascade en aval. Et l’eau retenue dans les réservoirs est davantage soumise à l’évaporation.

La production électrique dans les centrales thermiques utilisant des sources fossiles ou nucléaires, quant à elle, requiert de grandes quantités d’eau pour le refroidissement. Une étude australienne de 2006 a calculé que le fonctionnement d’une centrale nucléaire requiert l’équivalent de 5000 piscines olympiques par an, 25 % de plus que pour une centrale au charbon. On a estimé que la production d’énergie représente actuellement 20 % de la consommation d’eau non agricole aux États-Unis, et que ce chiffre pourrait grimper à 60 % à l’horizon 2030. Dans l’Union européenne, ce chiffre atteindrait 40%. S’y ajoute la consommation d’eau nécessaire à l’extraction et/ou à la transformation des matières premières utilisées dans ces centrales – uranium dans le cas des centrales nucléaires, charbon, pétrole ou gaz dans celui des autres centrales thermiques. (Sur ces questions, lire Le charbon, le climat et l’eau->http://www.partagedeseaux.info/Le-charbon-le-climat-et-l-eau] et Le nucléaire et l’eau.)

Vulnérabilité

Cette dépendance des sources d’énergies traditionnelles envers l’eau peut devenir un facteur de vulnérabilité dans un contexte de dérèglement climatique. La production mondiale d’énergie et d’électricité – et sa distribution entre et au sein des régions du monde – pourraient se trouver affectée par différents biais.

En ce qui concerne la production hydroélectrique, son évolution variera selon les régions du monde. Dans certaines – comme en Scandinavie ou dans les régions nord de la Russie -, l’augmentation des précipitations anticipée par le Groupement international des experts sur le climat (GIEC) augure d’une hausse de la production. Dans d’autres régions, comme celles situées en aval des glaciers himalayens ou andins, le surcroît éventuel de production hydroélectrique lié à la fonte de ces glaciers sera temporaire. Ailleurs, le déclin de la pluviométrie et du débit des rivières devrait entrainer une baisse de la production (par exemple en Europe du Sud), voire l’abandon pur et simple de certains barrages. Plusieurs pays très dépendants de cette source d’électricité – comme le Kenya ou le Brésil – ont déjà vu leur production chuter dramatiquement lors d’épisodes de sécheresse prolongés. Anticipant une baisse tendancielle de sa production du fait du dérèglement climatique, le Brésil a commencé à se tourner vers de nouvelles sources d’électricité – y compris fossiles.

L’élévation des températures et l’assèchement du climat peut aussi représenter une menace directe pour le fonctionnement des centrales électriques. Comme l’ont montré les canicules successives qui ont frappé la France et l’Europe depuis le début des années 2000, des conditions de sécheresse anormales, entraînant une baisse du débit des cours d’eau et une hausse de leur température (conditions qui pourraient devenir plus fréquentes avec le changement climatique), peuvent entraver la production d’électricité en obligeant à mettre à l’arrêt ou au ralenti les centrales nucléaires ou les autres centrales thermiques.

À ces problèmes de génération d’énergie s’ajoutent des risques de nature plus systémique. Globalement, les risques accrus de pluies intenses, d’inondations et d’élévation du niveau de la mer pourraient causer davantage de dégâts dans les infrastructures de production et d’acheminement d’énergie et d’électricité,. Et les changements de températures pourraient également avoir pour conséquence de modifier substantiellement la saisonnalité de la demande d’électricité dans les pays du Nord. Avec le réchauffement, la demande serait moins forte en hiver pour le chauffage, mais plus forte en été pour la climatisation, au moment où certaines sources d’énergie sont les plus problématiques.

La poursuite de nouvelles sources d’hydrocarbures aggrave les menaces pour l’eau

La poursuite – ou non – du développement des énergies fossiles est au cœur des débats sur l’enjeu climatique et sur les politiques nécessaires pour y faire face. Cherchant à conjurer le déclin annoncé de ses réserves dites conventionnelles d’hydrocarbures, l’industrie pétrolière et gazières mise sur le filon des hydrocarbures dits non conventionnels, comme le gaz de schiste ou les sables bitumineux, comme source d’approvisionnement énergétique pour les années à venir.

Or les pétroles et gaz non conventionnels – non contents de perpétuer et augmenter les émissions globales de gaz à effet de serre – requièrent aussi des quantités plus importantes d’eau pour leur extraction que les sources conventionnelles. L’exploitation du gaz de schiste repose sur la technologie de la fracturation hydraulique, qui consiste à injecter dans le sous-sol à très haute pression un mélange d’eau, de sables et de produits chimiques pour « fracturer » les roches et libérer les poches de gaz que celles-ci recèlent. Cette technologie requiert des quantités massives d’eau – la quantité exacte varie selon les conditions locales, mais les chiffres les plus souvent évoqués oscillent entre 10 et 25 millions de litres d’eau par puits, et la fracturation hydraulique implique de forer beaucoup plus de puits que pour la production conventionnelle. Elle soulève aussi des problèmes sérieux de pollution, à la fois en raison du risque de contamination des nappes phréatiques par l’eau toxique issue de la fracturation qui reste sous le sol, et en raison du besoin de se débarrasser de la partie de ces eaux qui remonte à la surface. Soit ces eaux usées sont traitées avec des techniques souvent insuffisantes pour en retirer tous les contaminants, puis rejetées dans la nature. Soit elles sont réinjectées dans le sous-sol, entrainant de nouveaux risques de contamination des eaux souterraines. Ces problèmes sont précisément la raison pour laquelle, aux États-Unis même, l’État de New York a fini par interdire la fracturation hydraulique sur son territoire. (Sur toutes ces questions, lire Le gaz de schiste et l’eau->http://www.partagedeseaux.info/Le-gaz-de-schiste-et-l-eau].)

À la recherche de nouveaux gisements, l’industrie pétrolière cherche également à étendre ses activités dans des régions du monde qui étaient restées jusque là relativement préservées. C’est le cas de l’Arctique mais aussi d’autres régions du monde. Des groupes pétroliers comme Total s’apprêtent ainsi à exploiter le pétrole de la région des Grands lacs africains, notamment en Ouganda et en République démocratique du Congo – avec les Grands lacs, c’est aussi tout le bassin supérieur du Nil qui se trouverait ainsi exposé à des risques accrus de pollution.

On notera enfin que la technologie dite de « capture-séquestration du carbone » (CCS, selon l’acronyme anglais), souvent présentée par les industriels de l’énergie comme la solution permettant de continuer à générer de l’électricité à partir de sources fossiles, a elle aussi des implications pour les ressources en eau. La capture-séquestration du carbone – dont la viabilité, en particulier économique, reste très incertaine – consiste à capter les émissions de CO2 d’une centrale électrique puis à réinjecter ce carbone dans le sous-sol. Il repose sur des technologies qui impliquent une consommation accrue d’eau dans les centrales. Il y a quelques années, le Département de l’énergie des États-Unis avait calculé que la généralisation des technologies du « charbon propre » (des centrales utilisant des technologies de séquestration) voulue par le président Obama entraînerait une augmentation de 90 % de la consommation d’eau des centrales concernées. La réinjection du carbone dans le sous-sol pose aussi des problèmes de contamination des nappes phréatiques.

Des énergies alternatives parfois très peu « vertes »

Ultime élément du problème : plusieurs des sources d’énergie prétendument « vertes » mises en avant comme alternatives possibles aux énergies fossiles ont un impact négatif et potentiellement catastrophique pour les ressources en eau à un niveau local, voire régional.

Une extension, là où c’est possible, de la production hydroélectrique à travers la construction de nouveaux grands barrages, outre ses nombreuses conséquences sociales et environnementales potentielles, aurait ainsi pour effet de modifier l’hydrographie de régions entières, d’entraîner des pertes d’eau par évaporation et d’aggraver les pénuries d’eau en aval. En Amazonie, les projets du gouvernement brésilien de construire des dizaines de nouveaux grands barrages risquent d’accélérer le déboisement et d’amener toute la forêt amazonienne à un point de non-retour, avec des conséquences sur le climat de toutes les Amériques.

Le secteur qui pose le plus de souci quant au gaspillage des ressources en eau demeure toutefois celui des agrocarburants et plus largement la biomasse (bois). Les législations européenne et états-unienne fixant des objectifs ambitieux d’usage des agrocarburants se sont déjà retrouvées sous le feu des critiques pour avoir négligé les conséquences pour la sécurité alimentaire de la planète d’une conversion massive de terres agricoles vers des productions à finalité énergétique. Les agrocarburants ont aussi favorisé des accaparements de terres et des changements d’utilisation des sols (déforestation) qui soulèvent bien des doutes quant à leurs bienfaits allégués pour le climat. Une critique similaire peut être adressée en ce qui concerne leur impact sur l’eau. De nombreux pays émergents, au premier rang desquels la Chine et l’Inde, ont eux aussi fixé des objectifs pour accroître leur consommation et production d’agrocarburants, ce qui aurait pour effet d’aggraver les pénuries d’eau qu’ils connaissent déjà. La qualité de l’eau pourrait également être affectée en raison d’un usage accru de pesticides et de nitrates, comme cela a déjà été observé aux États-Unis.

En fonction de la région de production et de son type, plusieurs milliers de litres d’eau peuvent être nécessaires pour produire un litre d’agrocarburant. Les bioéthanols à base de maïs (produits notamment aux États-Unis et dont l’expansion est projetée par les autorités chinoises, qui déclarent vouloir quadrupler leur production d’ici 2020) sont parmi les plus gourmands en eau. Certaines études suggèrent que globalement, l’éthanol de maïs émet à peine moins de gaz à effet de serre que les carburants à base de pétrole. Certes, il existe des alternatives bien plus économes en eau et en produits chimiques. Le bioéthanol à base de canne à sucre produit au Brésil – même s’il entraîne d’autres types de problèmes – a par exemple une consommation d’eau largement inférieure. Idem, en France, pour la production de biodiesel à base de colza ou de tournesol, ou celle de bioéthanol à base de sorgho. Resteraient encore, toutefois, tous les autres problèmes posés par les agrocarburants…

En ce qui concerne la biomasse proprement dite, sa classification comme énergie renouvelable par l’Union européenne, sans aucun garde-fou, a favorisé l’émergence d’une industrie spécialisée en Europe même et en Amérique du Nord, qui remplace des forêts authentiques par des plantations d’arbres à finalité énergétique, là encore avec des bénéfices douteux pour le climat, et un impact néfaste pour les cycles hydrologiques et les ressources en eau.

Enfin, la production d’énergie solaire dans des centrales thermiques à concentration (à distinguer du solaire photovoltaïque) implique souvent elle aussi une consommation importante d’eau (pour refroidir les installations), qui peut se révéler en contradiction avec l’état des ressources dans les régions sèches ou désertiques où les usines solaires s’installent de préférence. En conséquence, les services environnementaux et des Parcs nationaux américains ont fortement restreint les autorisations d’implantation de nouvelles installations dans le Nevada, ou les ont encouragé à recourir à des méthodes de refroidissement alternatives et plus coûteuses (refroidissement par l’air).

Toutes les propositions de réorientation de nos politiques énergétiques pour répondre à l’enjeu climatique devraient donc prendre en compte l’impact potentiel à court et long terme (impact souvent non négligeable) de ces mesures sur l’état et l’utilisation des ressources en eau. Pour l’instant, c’est rarement le cas.

En conclusion, la dépendance de toutes les formes d’énergie (quelles qu’elles soient mais à des degrés divers) envers les ressources en eau est une nouvelle raison de mettre l’accent non seulement sur le passage à des sources d’énergies plus « vertes » ou « décarbonées », mais aussi sur l’impératif d’efficacité énergétique et d’économies d’énergie, comme composante fondamentale de la transition énergétique.

Olivier Petitjean

Cet article est en partie basé sur un autre plus ancien,La dépendance du secteur de l’énergie à l’égard de l’eau et les risques liés au changement climatique.

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Photo : Duke Energy CC

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