L’agriculture face au dérèglement climatique et à la rareté de l’eau : le risque d’une fuite en avant technologique

, par  Olivier Petitjean

Avec l’accroissement démographique et les effets du changement climatique, le secteur agricole risque de se trouver face à des difficultés considérables pour assurer les besoins alimentaires de la population mondiale. Un certain nombre d’experts, d’organisations internationales et de grandes entreprises en appellent à un vaste effort de modernisation de l’agriculture, en particulier en Afrique, sur la base de solutions technologiques comme les OGM ou les techniques sophistiquées d’irrigation. Au risque de mettre l’agriculture paysanne - pourtant mieux adaptée aux défis du dérèglement climatique - sous la coupe de l’agrobusiness.

La production agricole à destination de l’alimentation humaine risque d’être sévèrement affectée par le dérèglement climatique, en raison principalement des menaces que celui-ci fait peser sur la disponibilité des ressources en eau. Un rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) de 2011 alertait sur le risque de pénuries alimentaires, notamment dans les pays du Sud, du fait des vagues de sécheresse, de la fonte des glaciers ou de la salinisation des terres agricoles situées dans les deltas. Les premières victimes seraient les petits agriculteurs du Sud et les populations qui dépendent de leurs cultures vivrières. En même temps, du fait de l’augmentation de la population mondiale, la production agricole globale devra augmenter de 60% d’ici 2050. Et ce alors que l’agriculture industrielle (notamment l’élevage intensif et l’utilisation d’engrais azotés) est déjà elle-même une source non négligeable de gaz à effet de serre.

Cette question en est venue à constituer l’un des chapitres prioritaires de l’agenda international de la lutte contre le changement climatique. Mais beaucoup d’observateurs craignent que les initiatives internationales dans ce domaine n’accordent une place excessive aux grandes multinationales de l’agroalimentaire, des semences et des produits phytosanitaires, qui en appellent depuis longtemps au lancement de nouvelles « révolutions vertes », particulièrement en Afrique, pour résoudre le problème de la faim. Le problème étant que lesdites « révolutions vertes » consistent généralement en un passage à une agriculture industrielle, moins diverse et plus gourmande en intrants, au détriment des petits paysans.

En septembre 2014, le secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon a présidé au lancement de l’Alliance globale pour une agriculture climato-intelligente (climate-smart agriculture), un alliance « multi-partenaires » accusée par les ONG et par les organisations paysannes regroupées au sein de La Via Campesina de faire la part trop belle aux multinationales comme Monsanto, McDonald’s ou Yara (leader mondial des engrais azotés), à la compensation carbone et aux OGM. Pour ces critiques, l’agriculture climato-intelligente, en privilégiant la recherche d’une hausse des rendement et les solutions technologiques, ne serait ainsi qu’une nouvel avatar des velléités d’expansion de l’agrobusiness et de son modèle productiviste en Afrique. Effectivement, comme le souligne une note conjointe d’Attac et de la Confédération paysanne, les documents officiels de l’Alliance accordent une large place aux semences transgéniques et plus généralement aux solutions technologiques ou financières, et n’évoquent pas du tout le potentiel de résilience et d’adaptation de l’agriculture paysanne traditionnelle (dont il faut croire qu’elle n’est pas assez « intelligente »…), pourtant souligné par de nombreux experts. L’enjeu climatique se trouverait-il donc instrumentalisé par les grandes firmes pour rendre plus acceptables leurs projets d’expansion ?

Les variétés transgéniques résistantes à la sécheresse, promesses et réalités

Pour les grandes firmes semencières, la mise au point de variétés végétales résistantes à la sécheresse est effectivement vue comme un moyen de surmonter la résistance des opinions publiques – notamment en Europe – aux organismes génétiquement modifiés, ainsi que comme une opportunité pour s’ouvrir le vaste marché des agricultures paysannes du Sud – qui leur reste aujourd’hui encore largement fermé.

À l’heure actuelle, toutefois, plus de 98% des variétés OGM commercialisées dans le monde restent soit des variétés modifiées pour résister aux herbicides propriétaires comme Roundup, soit des variétés intégrant le pesticide bt. Les firmes comme Monsanto et BASF commencent tout juste à commercialiser des semences génétiquement modifiées résistantes à la sécheresse (dites « climate-ready »), mais malgré les effets de battage médiatique, elles s’avèrent souvent moins performantes que les variétés conventionnelles. Monsanto a malgré tout tenté d’invoquer la sécheresse de l’été 2011 dans le Midwest américain pour obtenir une procédure accélérée d’autorisation de l’administration fédérale.

En Afrique, c’est le projet Water Efficient Maize for Africa (WEMA), financé par la Fondation Gates, qui se trouve accusé de chercher à favoriser l’adoption des OGM sur le continent et, plus largement, une prise de contrôle des grandes entreprises semencières sur l’agriculture africaine, aux dépens des petits paysans.

Outre les grandes firmes semencières transnationales, de nombreux pays sont engagés dans la recherche de variétés transgéniques résistantes à la sécheresse. C’est le cas notamment de l’Argentine et du Brésil. C’est que l’enjeu est de taille pour les deux géants agricoles sud-américains, dont une grande partie de la production agroindustrielle destinée à l’exportation est localisée dans des régions vulnérables du point de vue hydrologique et climatique. En témoigne la sécheresse qu’ont connues l’Argentine et le Sud du Brésil en 2011-2012. Si des firmes comme Monsanto se concentrent sur le maïs, le soja et le coton, l’Embrapa, l’agence de recherche agricole brésilienne, travaille des espèces comme la canne à sucre ou le haricot, dans le but de sécuriser les rendements contre les aléas climatiques et éventuellement d’étendre les zones de production à de nouvelles régions.

Le cas des semences transgéniques illustre bien le problème de fond que pose l’adaptation de nos modèles agricoles au dérèglement climatique : faut-il privilégier des solutions technologiques, avec les risques qu’elles impliquent d’impacts mal maîtrisés et de prise de contrôle de grandes firmes comme Monsanto ? Ou bien ne faut-il pas plutôt en revenir à des pratiques et des variétés traditionnelles marginalisées par les « révolutions vertes » (semences paysannes, polyculture et biodiversité cultivée, etc.) mais bien plus résistantes aux aléas climatiques ? N’est-ce pas le modèle de l’agriculture industrielle lui-même, avec sa tendance à l’uniformisation, qui est source de vulnérabilité ? Si les technologies ont clairement leur place dans l’adaptation au changement climatique, il convient donc de ne pas les adopter de manière aveugle, mais de privilégier des technologies appropriées compatibles avec des systèmes agricoles résilients (et démocratiques) et avec la réalisation d’objectifs sociaux et environnementaux.

Solutions technologiques et modèle agricole

Un créneau de développement qui concerne aussi bien (mais différemment) les agricultures industrielles du Nord que les agricultures paysannes du Sud est celui des techniques d’irrigation. L’irrigation goutte-à-goutte, qui consiste à délivrer au moment opportun la quantité optimale (et minimale) d’eau directement aux racines des plantes, est souvent présentée comme la panacée en termes d’irrigation économe et rationalisée, mais elle est financièrement inaccessible à de nombreux agriculteurs du Nord – où elle est cantonnée aux secteurs maraîcher et arboricole – et à plus forte raison pour les petits paysans du Sud. Des alternatives low-tech moins coûteuses, reposant sur le même principe, ont cependant été développé dans certaines régions, notamment en Inde. Les initiatives dans le domaine sont nombreuses, portées par des ONG ou par les organisations paysannes elles-mêmes, mais elles ne bénéficient souvent pas du même soutien officiel que les initiatives à grande échelle portée par les grandes entreprises agroalimentaires ou semencières.

L’usage des technologies de l’information pour rationaliser l’irrigation fait également des progrès dans les exploitations industrielles, aussi bien pour le goutte-à-goutte que pour l’irrigation par aspersion (où les logiciels tiennent comptent par exemple de la direction et force du vent pour programmer les aspersions).

On assiste aussi au développement du « re-use » (eaux usées traitées) pour l’agriculture, notamment en Israël, ainsi qu’en Espagne, avec force subventions publiques. Dans ces deux pays, l’eau issue des usines de dessalement est également utilisée pour l’irrigation, en plus des usages domestiques. Certaines études suggèrent néanmoins que l’adoption progressive de ces nouvelles sources, outre leur coût, ne suffit pas pour l’instant à alléger la pression sur les ressources en eau espagnoles, du fait de la croissance continue de la demande d’eau d’irrigation.

En ce qui concerne l’accès à l’eau pour l’irrigation en Afrique, l’accent est mis actuellement sur le développement des sources d’eaux souterraines, une solution qui repose là encore sur des investissements technologiques significatifs et un modèle agricole industriel. Pourtant, d’autres solutions, comme le développement de la récolte des eaux de pluie, seraient bien moins coûteuses et mieux adaptées aux agricultures paysannes d’Afrique.

Les réponses existent déjà

Pourtant, de nombreux observateurs soulignent que les problèmes de rareté de l’eau que l’on monte aujourd’hui en épingle pour justifier, pêle-mêle, l’expansion de l’agriculture industrielle, la généralisation des plantes transgéniques, la marchandisation de l’eau et la hausse de son prix, ou encore la mise en place de nouvelles subventions du type impôt sécheresse ou aide à la production « verte » - tous ces problèmes ne tombent pas du ciel (ou du changement climatique), mais découlent directement ou indirectement de choix de modes de production et de développement contestables du point de vue social et environnemental. La question se pose donc de savoir si ce ne sont pas plutôt ces choix qui devraient être remis en cause, plutôt que confirmés au travers d’une fuite en avant technologique.

On peut souligner, par exemple, que l’agriculture biologique est bien mieux équipée que l’agriculture industrielle pour résister à la sécheresse, par le soin qu’elle apporte à la microbiologie du sol (facteur de rétention de l’eau), par son souci de cultiver des variétés locales adaptées, par le choix de la diversité plutôt que de la monoculture (agroforesterie, polyculture-élevage), etc. De même, de nombreuses experts suggèrent, y compris au sein des institutions internationales les plus officielles, que l’agriculture paysanne traditionnelle est beaucoup plus efficiente, en termes d’usage des ressources naturelles, que l’agriculture industrielle, et qu’elle serait théoriquement à même de nourrir la population mondiale sans surexploitation des ressources. Malheureusement, les rapports de force dans les pays du Sud comme du Nord font que ce sont les solutions industrielles qui continuent à être privilégiées, enrobées d’un alibi technologique qui semble surtout mis en avant pour justifier la prise de contrôle des grands acteurs.

Au niveau de la consommation, il faut enfin souligner le rôle que jouent les changements accélérés d’habitudes alimentaires dans nombre de pays émergents ou du Sud – notamment le passage à une alimentation plus carnée – jouent dans la surconsommation des ressources naturelles pour l’alimentation. Ces changements sont largement influencés par le développement du consumérisme et l’absence d’encadrement des politiques marketing des multinationales de l’agroalimentaire.

En amont comme en aval, le défi du dérèglement climatique nécessite la mise en œuvre de nouvelles politiques publiques plus ambitieuses, plutôt qu’une extension de l’emprise des multinationales sous couvert d’innovation technologique.

Olivier Petitjean

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Photo : AgriLife Today CC

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