L’eau, bien commun des communautés de l’espace arabo-musulman

, par  Larbi Bouguerra

Le combat pour l’eau bien commun dans l’espace arabo-musulman occupe aujourd’hui une place éminente et cet élément, cité par le Coran 63 fois – certains vont jusqu’à parler de « l’obsession » ou de « l’ensorcellement » du Livre Saint pour l’eau - est entouré d’une révérence particulière.

Pour ces communautés relevant de la culture islamique l’eau n’est pas seulement une ressource. Elle est don de Dieu. Elle est aussi un enjeu de civilisation.

C’est ainsi que dans le dictionnaire de la langue farsi (persan), la première entrée est « ab » l’eau et le terme « abadan » signifie « civilisé » qui a donné « abode » dans la langue anglaise pour « maison » et « habitation ».

Pour l’observateur et pour ces communautés, le fossé creusé par le colonialisme d’abord, et l’ère industrielle ensuite, doit être comblé d’urgence. Pourquoi ? Qu’est-ce que cela signifie dans le monde contemporain ?

Pour le grand islamologue italien Dante Caponera, le Coran dit, qu’après l’Humanité, l’eau est la plus précieuse création d’Allah et de ce fait, l’eau est, dans le Livre saint, au service de l’Humain. De plus, l’eau en sa qualité d’élément vital, d’élément indispensable à la vie, ne peut être considérée comme un simple bien de consommation. Longtemps après l’instauration du royaume d’Arabie saoudite, l’eau était fournie gratuitement à la population, et si aujourd’hui elle est cédée à un prix symbolique, son coût demeure un des secrets les mieux gardés du pays [1]. Et si le gouvernement actuel n’a pu donner le coup de grâce à la paysannerie pauvre de l’Egypte, c’est, en grande partie, parce que l’eau d’irrigation ne peut leur être interdite en vertu des préceptes religieux.

Il y a en effet une culture de l’eau, des représentations de l’eau et cet élément est en rapport étroit avec l’identité. L’eau provient d’un fleuve, d’une source géographiquement déterminés et symboliquement appropriés ; devenue marchandise, elle n’est plus porteuse d’identité et est susceptible d’être monopolisée par le plus offrant, quel qu’il soit, étranger ou national.

De l’Océan Atlantique au Golfe en passant par l’Egypte ou la Palestine, les communautés musulmanes se battent pour que l’eau demeure bien commun. Elles paient souvent le prix fort soit en terme de santé et de souffrances diverses, comme à Gaza ou en Cisjordanie [2], soit en terme de morts comme en Egypte où l’opposition à la loi 96/1992 - contre-réforme par rapport au socialisme populiste du colonel Nasser de 1952 - a fait 50 victimes parmi les fellahs.

Comment expliquer ces luttes et la conviction forte que l’eau est un bien commun ?

Il faudrait remonter aux racines de la foi musulmane : aujourd’hui, le terme châria est utilisé à tort et à travers aussi bien en Occident que par certaines franges de la population en Orient. A l’origine, voire à la période antéislamique, en Arabie, ce terme désignait « la loi régissant l’eau » car, dans le climat désertique de la Péninsule arabique où l’eau signifie vie et son absence mort, la propriété de la ressource, sa gestion, son usage par les humains et leurs troupeaux, son stockage… ont dû être codifiés très tôt. La châria a ainsi institué « haq al shafa » ou shirb, c’est-à-dire le « droit d’étancher sa soif » pour tout un chacun d’où la profusion de « sabil » (fontaines publiques souvent richement décorées) que l’on voit partout dans le monde musulman, comme en Egypte, en Turquie, au Maroc [3].

De plus, un Dit authentique du Prophète (car rapporté par Al Boukhari) enseigne : « L’eau, le pâturage et le feu sont en commun entre les croyants. » Cette recommandation est toujours suivie en pays musulman. Par exemple, elle a été opposée par la Syrie à la Turquie récemment à propos de leur différend sur le partage des eaux de l’Euphrate et d’un de ses affluents. Ce qui ne manque pas d’étonner de la part de Damas, gouvernée par le parti Bâath (Renaissance) notoirement laïque (et dont la doctrine a été écrite par le chrétien Michel Aflak) s’adressant en outre à la République turque fondée par un autre laïc militant, Kamel Ataturk !

Force et persistance de cette notion que l’eau est un bien commun et que nul ne saurait s’en proclamer détenteur !

C’est ainsi aussi qu’en Tunisie, à Djerba, les menzels traditionnels (maisons avec enclos) sont habituellement dotés d’une citerne pour la récupération des eaux de pluie. L’accès de cette citerne est toujours situé à l’extérieur de la propriété pour permettre au passant, au voyageur, à l’étranger… de se désaltérer, car l’eau ne saurait être la propriété de qui que se soit - fût-il celui qui a construit cette citerne et l’entretient régulièrement comme l’exigent les us et coutumes de l’île.

En terre d’Islam, en effet, on enseigne que rien n’est plus agréable à Dieu que l’offrande d’eau à son prochain. Du reste, dès l’aube de l’Islam, le prophète a encouragé l’achat des puits – sur fonds publics - pour assurer à la communauté des croyants une provision régulière d’eau, car outre la boisson, l’eau est nécessaire cinq fois par jour pour les ablutions obligatoires avant les prières (uduou) comme elle est nécessaire pour se purifier de la tête aux pieds, après un rapport sexuel (gush’l). De nos jours, cette tradition initiée aux premiers jours de l’Islam persiste via l’existence dans beaucoup de gouvernements musulmans (Algérie, Arabie saoudite, Egypte…) de Ministères des Habous (biens de main morte, usufruit ou propriété collective pour un usage religieux et pour le service public au bénéfice permanent de la communauté et des générations successives) qui permettent l’entretien des puits et fontaines publics, entre autres.

L’eau, bien commun, les fellahs de l’oasis d’El Fayoum (à 90 km au sud du Caire), face aux tentatives du pouvoir pour asseoir une agriculture d’investissement et pour promouvoir l’agrobusiness, ont lutté et montré leur savoir-faire, eux que l’on taxe d’une ignorance supposée [4]. Aux dires des hydrauliciens, ils ont fait preuve d’une très grande capacité de gestion collective rigoureuse de l’eau. Ils ont cultivé ce bien commun au travers de la permanence, des adaptations, des améliorations continues… ce qui constitue indéniablement un capital social très précieux et un véritable corpus juridique « communautaire » en matière de gestion collective des ressources communes. [5].

Ce qui est loin d’être un cas unique dans l’espace arabo-musulman. Ibn Khaldoun (1332-1406) dans ses Prolégomènes, Mohamed El Faïz (in Les maîtres de l’eau. Histoire de l’hydraulique arabe, Actes Sud, Arles, 2005), Jacques Berque dans de nombreux ouvrages, Jean-Jacques Perennès (in L’eau et les hommes au Maghreb. Contribution à une politique de l’eau en Méditerranée ; Karthala, Paris, 1993), Abdelhamid Slama (in Water issues in the ancient arab world, Dar Al Gharb Al Islami, Beyrouth, 2004, en langue arabe)… ont bien montré que la capitalisation des expériences et cette attention au profit de tous caractérisent l’agriculture dans bien des pays musulmans et notamment au Maghreb à travers la gestion des canaux d’irrigation (Haouz marocain, sud tunisien (mesquat), au Yémen (entretien des terrasses, des digues en terre…), en Iran (entretien des qanat), au Pakistan (gestion des canaux d’irrigation)…

Les communautés musulmanes d’Afrique noire, quant à elles, ont adapté les préceptes de l’Islam aux situations locales et à leurs coutumes. Ainsi, chez les pastoralistes du Niger et du Nigéria, l’accès à l’eau n’est jamais interdit pour les gens et les troupeaux de passage, même si une limitation dans la durée du transit peut être exigée. Agar n’a-t-elle pas consenti aux Amalîq éprouvés par la sécheresse, l’usage de son puits mais en précisant : « Vous n’avez pas de droit sur l’eau » [6] ?

Ces communautés musulmanes font donc leur cette affirmation de John Stuart Mill (1806-1873) qui disait : « The idea is essentially repulsive of a society only held together by the relations and feelings arising out of pecuniary interests.”, et elles sont à mille lieues de ceux qui veulent mettre une étiquette de prix sur l’eau et les services rendus par les écosystèmes tels Robert Costanza et son équipe de l’Université du Maryland [7].

Mais aujourd’hui, les communautés, face à des régimes autoritaires qui musèlent la parole des citoyens et empêchent l’expression de la société civile, ne peuvent faire prévaloir leur point de vue. Demeure ancrée cependant la conviction que l’eau ne saurait échapper au contrôle public car bien commun de tous les humains. Les luttes des habitants de Beni Smim au Maroc (50 km de Fès) - défendant la source de leur village devant le tribunal de Meknès la semaine dernière contre son appropriation par un groupe industriel - le montrent à l’envi.

De Cochabamba à Beni Smim cependant, par delà les croyances, les philosophies et les cosmogonies, il est universellement acquis que l’eau, cet élément à nul autre pareil, est un bien commun de l’Humanité.

SOURCE
 Texte d’une intervention de Larbi Bouguerra lors de la rencontre "Les biens communs, modèle de gestion des ressources naturelles", Paris, mai 2010.

[1Dans ce royaume rigoriste, les femmes n’ont pas le droit de conduire. Pourtant, dans les campagnes, la gent féminine est tolérée au volant des camions-citernes !

[2Dans son dernier livre A un ami israélien (Flammarion, mai 2010), Régis Debray note (p.85) qu’Israël « se refuse à un partage tant soit peu équitable de l’eau. »

[3Au Koweit, j’en ai vu qui sont dotés d’un système de réfrigération. Souvent, ces sabils sont construits par des femmes car en 808, Zubeida, l’épouse du calife Haroun Errachid (celui des Mille et Une nuits) a construit, sur sa cassette personnelle, un aqueduc à la Mecque pour alimenter les pèlerins.

[4Habib Ayèb, La crise de la société rurale en Egypte. La fin du fellah, Karthala, Paris, 2010.

[5L. Bouguerra, « Symbolique et culture de l’eau », Institut Veolia Environnement, Paris, mai 2006.

[6Mahmoud Hussein, Al-Sira. Le prophète de l’Islam raconté par ses compagnons, Grasset, Paris, 2005, p. 91

[7Robert Costanza et al, « The value of the world’s ecosystem services and nature capital », Nature, vol.387, 253-260, 15 mai 1997

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