L’eau, bien commun : un nouveau paradigme basé sur la citoyenneté et la sécurité de l’eau Révolutionner la gouvernance et la gestion de l’eau à Rio+20 et au-delà

Nous publions la traduction de l’introduction d’un recueil d’études de cas sur la gestion de l’eau comme bien commun, publié sur le site ’Our Water Commons’ et réalisé dans le cadre du réseau ’Reclaiming Public Water’ avec de nombreuses organisations associées. Les études de cas sont accessibles en anglais ici. Nous en publierons bientôt la traduction sur ce site.

La crise de l’eau est largement de notre fait. Elle n’a pas son origine dans les limites naturelles des ressources en eau, ni dans le manque de financements ou de technologies appropriées, même si ce sont des facteurs importants, mais bien plutôt de profondes défaillances de gouvernance.
PNUD sur la gouvernance de l’eau

Ce que nous faisons à l’eau, nous le faisons à nous-mêmes et à ceux que nous aimons.
Popol Vuh, ancien livre des Maya

Les générations futures à la table : gouverner et gérer notre eau comme un bien commun

Dans la ville de Cebu, aux Philippines, des travailleurs du service public comme Zosimo Salcedo, employé du Metro Cebu Water District (MCWD), se sont opposés à un financement de la Banque de développement asiatique qui devait permettre, prétendument, d’étendre le réseau d’eau de cette ville en pleine croissance. Ce financement pouvait sembler de nature à satisfaire les désirs d’un employé d’un service de l’eau – davantage d’argent pour les infrastructures signifie davantage d’emplois. Pourquoi donc Zosimo Salcedo y était-il opposé ? Contrairement à la perception commune selon laquelle les travailleurs se préoccupent seulement de la préservation de l’emploi et de l’augmentation de leur salaire, ces syndicalistes ont assumé le rôle de garants du bien commun que constitue l’eau. On pourrait les qualifier de citoyens de l’eau. Ils ont estimé que leur responsabilité était de « prendre soin » de l’eau, depuis le captage et le stockage jusqu’à la distribution. Ils n’ont pas mesuré l’efficacité du service seulement au nombre de ménages connectés au réseau, mais aussi en termes d’économies d’eau, de protection des zones de captage et de réflexion sur ce qu’une augmentation de la dette signifierait pour la viabilité financière et matérielle du service de l’eau à long terme. Ils se sont posé les questions difficiles : les nouvelles infrastructures destinées à extraire davantage d’eau contribueraient-elles réellement, en pratique, à assurer un approvisionnement supérieur et continu ? Ils ont conclu que plutôt que de se tourner vers de nouvelles sources d’eaux de surface ou souterraines, il y avait davantage de sens, à la fois d’un point de vue économique et d’un point de vue écologique, à économiser l’eau en assurant la réparation des canalisations et en protégeant les zones de captage, pour un coût bien moindre au final.

Ce qu’il y a d’extraordinaire dans ce changement d’attitude est l’émergence d’une nouvelle prise de conscience du rôle crucial des travailleurs pour entretenir, soigner et nourrir l’eau, quand bien même leur tâche quotidienne apparente n’était qu’une mission technique minimale au niveau de la seule distribution de l’eau. De fait, Salcedo et ses collègues du syndicat des travailleurs du MCWD constituent les symboles vivants d’une restructuration fondamentale des relations entre les employés, le service de l’eau, la communauté et l’eau elle-même. À travers cette nouvelle conscience et cette nouvelle pratique, que nous appelons citoyenneté de l’eau, ils cherchent à assurer l’eau pour tous, tout le temps et à jamais.

Le défi de sauvegarder l’eau

L’une des merveilles de la Terre sont ses eaux pures, qui donnent la vie à une diversité étonnante d’écosystèmes et de sociétés humaines. Le changement climatique a douloureusement mis en lumière le fait que bien que les régions écologiques soient distinctes, les systèmes naturels et les sociétés humaines sont étroitement interconnectés. La déforestation et le défrichage de nouvelles terres arables dans une éco-zone peut affecter l’incidence de la mousson dans une autre zone. Nous sommes tous concernés – et nous devrions pouvoir y participer – par les décisions résultant dans des transformations profondes de la nature, même si elles interviennent sur un autre continent.

On peut considérer la ressource naturelle que constitue notre planète dans son entier comme un immense bien commun global, ou encore comme un ensemble de bien communs interconnectés et localisés. Quelle que soit la perspective privilégiée, elle entraîne à l’évidence des défis formidables en termes de gouvernance, de gestion et de souveraineté. La notion de « bien commun » met sens dessus dessous le modèle actuellement dominant de planification des ressources en eau. Que l’eau soit bien commun signifie qu’elle est disponible pour tout le monde et pour les écosystèmes, et qu’elle doit être transmise intacte et non diminuée pour le bénéfice des générations futures. Il n’y a pas besoin d’aller chercher bien loin pour constater que les modèles actuels de planification des ressources ne respectent le plus souvent pas ces exigences, qui sont celles de champions des biens communs comme Salcedo.

Garret Hardin, dans son essai sur la « Tragédie des communs », avait une vision pessimiste des biens communs. Il considérait que la propriété partagée d’une ressource commune a de fortes chances de mener à des inégalités d’utilisation, à l’accaparement et à la dégradation. Il existe, certes, de nombreux exemples – y compris le cas de la rivière Lempa examiné dans ce recueil d’études de cas – de mauvaise gestion d’un bien commun aux conséquences désastreuses. Les thèses de Hardin sont souvent citées pour justifier la division des communs en parcelles privées.

La lauréate du prix Nobel d’économie, Elinor Ostrom, a une vision plus optimiste. Elle a étudié de très près les biens communs des communautés et n’y a pas trouvé de tragédie. Elle a certes trouvé des conflits autour des ressources – ils sont inévitables -, mais aussi suffisamment d’intelligence et d’altruisme pour gérer les incidents et pour développer des règles contraignantes en vue d’un partage équitable. Dans le cas de la région semi-aride du Minas Gerais au Brésil (également décrit dans ce recueil), ces règles sont suffisamment lucides pour assurer que la nature elle-même recevra sa part équitable du bien commun de l’eau. Ostrom décrit des usagers des ressources exerçant leur capacité de choix – celui de privilégier un régime inégalitaire et non soutenable de gestion des ressources, ou bien celui de tenter une solution plus coopérative. Gérer le bien commun qu’est l’eau en vue du bien commun est nécessairement une entreprise créative, une véritable mise à l’épreuve des pratiques de bonne gouvernance. Imaginez un débat entre candidats aux élections qui tournerait autour de la meilleure manière d’assurer la pérennité des ressources en eau que nous avons en partage – au lieu des habituelles attaques démagogiques contre les services publics !

Ostrom a identifié des principes et des pratiques qui peuvent servir de guide à la bonne gouvernance des biens communs en général et de l’eau en particulier – par exemple, définir l’univers des usagers, cartographier les limites physiques de la ressource commune, assurer des droits de gouvernance à toutes les parties prenantes, mettre en place des mécanismes de résolution des conflits et de sanction de faible coût, et articuler les règles et les institutions de gestion depuis le niveau local jusqu’au niveau international, depuis l’amont jusqu’à l’aval. Ces principes et ces pratiques ne requièrent pas des merveilles d’ingénierie hydraulique – ce sont pour l’essentiel des arrangements institutionnels intuitifs, trop souvent négligés. Les études de cas réunies ici illustrent la mise en œuvre de ces pratiques, lesquelles fournissent – avec les principes de gestion de l’eau comme bien commun mis en avant par Maude Barlow – l’essentiel du cadre analytique à travers lequel nous tirons les enseignements de ces études de cas.

Les auteurs de ces études sont des agents et cadres du secteur public de l’eau, des militants locaux et des chercheurs. Les éditeurs du recueil sont des membres du réseau international « Reclaiming Public Water », qui ont travaillé ensemble depuis plusieurs années à promouvoir la démocratisation de l’eau. Nous présentons ces exemples afin de mettre en lumière de nouveaux chemins pour aller de l’avant, ainsi que pour inviter le lecteur à contribuer à la réflexion sur les meilleures manières de gouverner et gérer nos biens communs de l’eau.

Une nouvelle gestion intégrée des ressources en eau 2.0 pour faire face à une crise de l’eau toujours plus aiguë

Il y a 20 ans, au Sommet de Rio de 1992, la gouvernance et gestion de l’eau comme bien commun a accompli à la fois des pas en avant et en arrière. Cela n’a rien de surprenant : les discussions de Rio furent un véritable champ de bataille entre des modèles de développement opposés. L’éthique et la philosophie millénaires selon laquelle l’eau appartient à tous et doit être sauvegardée pour les générations futures fut remise en question à travers les « principes de Dublin », consacrés par la Déclaration de Rio du premier Sommet de la Terre : « L’est est un bien public et a une valeur sociale et économique dans tous ses usages concurrents. »

Institutions publiques et privées saisirent cette opportunité de placer l’eau sous l’égide du marché et, en tant que société, il sembla que nous perdîmes de vue la nature de bien commun de l’eau. À l’évidence, la facturation de l’eau est essentielle pour faire fonctionner le service, mais elle doit être juste. Cela signifie que les usagers les plus aisés et consommant les volumes les plus importants doivent payer davantage à l’unité, et que les ménages défavorisés doivent se voir garanti un approvisionnement minimal gratuit ou subventionné. Ces principes n’ont généralement pas été mis en pratique. Au contraire, les décideurs politiques et les opérateurs privés semblent s’être entichés de l’idée d’un recouvrement total des coûts auprès de tous les usagers, même lorsque cela impliquait de leur dénier leur droit fondamental à l’eau. La perspective de pouvoir tirer des profits de l’eau commença à prendre corps pour les agents des entreprises – qu’ils soient politiciens ou PDG. Cette nouvelle conception économique eut pour résultat de changer en profondeur le paysage mondial de la gestion de l’eau.

Une vague de restructurations institutionnelles et économiques s’ensuivit dans de nombreux pays du monde, à commencer par l’Amérique latine, de la Bolivie à l’Argentine, et de la Colombie au Chili. Les institutions publiques de l’eau y furent démantelées et remplacées par des opérateurs privés qui, dans certains cas, géraient des réseaux entiers, et dans d’autres cas intervenaient en sous-traitants pour la construction des infrastructures ou le recouvrement des coûts. La guerre de l’eau de Cochabamba, en Bolivie, en 2001, fut la manifestation la plus éclatante et la plus symbolique de la colère des populations les plus pauvres, qui se trouvèrent exclues du service de l’eau parce qu’elles n’avaient pas les moyens de le payer.

Lors de ce même Sommet de Rio naquit un corpus de pratiques de gestion de l’eau connu sous le nom de « gestion intégrée des ressources en eau », ou GIRE (integrated water resources management ou IWRM en anglais). Ce corpus se base sur ce qu’il y a de meilleur dans la Déclaration de Rio – ses énoncés les plus flamboyants sur la coexistence avec la nature et sur l’alignement entre aspirations humaines et réalités écologiques. Mais la GIRE a présenté des déficiences dans sa conception et sa mise en œuvre. Les banques de développement et les gouvernements ont plus souvent traité l’eau comme un bien économique que comme un bien commun. La participation des citoyens est restée superficielle, très loin de la sincérité et de la vigueur requises. À la veille d’un nouvel engagement solennel international sur la durabilité environnementale, nous aurions bien tort de ne pas faire une pause pour en tirer les enseignements : qu’avons-nous appris au cours de ces deux décennies afin d’améliorer la manière dont nous gouvernons et gérons nos ressources en eau ?

La faute n’en revient sans doute pas à la gestion intégrée des ressources en eau, mais le bilan humain et écologique de ces deux décennies paraît de moins en moins glorieux, grevé par le changement climatique et par les défaillances de la gouvernance. Nous sommes hantés par des objectifs du millénaire pour le développement non atteints. D’excellentes investigations ont récemment mis en lumière la déplorable mauvaise gestion de nos banques et de nos économies, mais nous aurions besoin d’un effort similaire de mise au jour en ce qui concerne la mauvaise gestion de l’eau, qui menace notre existence elle-même. En même temps, nous avons aussi besoin d’écouter les témoignages qui viennent de temps à autre nous apporter de bonnes nouvelles, des démarches couronnées de succès pour surmonter la crise de l’eau. Les cas que nous présentons ici visent précisément à transmettre certaines de ces bonnes nouvelles ignorées.

Appelons cela GIRE 2.0, une nouvelle éthique reposant sur l’eau conçue comme bien commun, la citoyenneté et la sécurité de l’eau. Nos sociétés ont appris à travers leurs mauvaises expériences – des services de l’eau inefficaces et des écosystèmes dégradés – que si la gouvernance et la gestion de l’eau ne sont pas guidées en pratique par un authentique sens de la citoyenneté de l’eau, elles risquent fort de courir à l’échec. La manière, décrite ci-dessus, dont le syndicat des employés du MCWD a su faire des recommandations avisées, en vue du bien commun, sur les investissements d’infrastructure, démontre l’énorme rôle positif que peuvent jouer certains groupes ou acteurs négligés en termes de démocratisation de la gouvernance des services d’eau. Les collaborations entre gouvernement et communautés, lorsqu’elles accordent une place significative au leadership communautaire (comme dans le cas colombien présenté ici), illustrent l’importance de ce type de coopération pour permettre aux États de garantir à leurs populations le droit à l’eau, maintenant reconnu comme tel par les Nations Unies.

La GIRE 2.0 met l’accent sur les réalités hydrologiques et socio-politiques fondamentales d’écosystèmes interconnectés entre eux. Les fausses divisions entre systèmes d’eau urbains et ruraux sont dommageables. La durabilité à long terme de services urbains de l’eau comme ceux de Baybay et de San Salvador dépend de la bonne santé écologique des zones rurales environnantes. Nous mettons en péril l’usager citadin et nous déprécions l’agriculture familiale rurale lorsque nous séparons les deux. Il est inquiétant que la manière dont sont conçus de nombreux services d’eau contribue à renforcer, intentionnellement ou par omission, cette fausse dichotomie entre systèmes urbains et ruraux. Ce recueil remet en cause la tendance généralisée à aborder les enjeux du point de vue exclusifs des services d’eau urbains, en prenant délibérément pour point de départ les systèmes ruraux, tout en abordant leurs connexions avec les systèmes urbains.

L’exemple de la protection par New York de ses zones de captages rurales témoigne de l’importance critique de nouer ensemble gestion de l’amont et de l’aval des bassins versants, même si cela implique de se confronter aux complexités des souverainetés territoriales et d’intégrer les coûts de protection continue à long terme des captages dans la tarification de l’eau et dans la programmation budgétaire du service.

Une gestion coordonnée de l’amont et de l’aval, reconnaissant leur interdépendance, nécessite également la mise en place de mécanismes pour gérer la conflictualité qui caractérise souvent les relations au sein d’un même bassin ou entre bassins. Si l’on ne tient pas compte de ces conflits dès le départ en termes de planification et si l’on ne prend pas les risques politiques nécessaires pour les résoudre, l’alternative sera les guerres de l’eau que l’on nous prédit si souvent et avec tant de désinvolture, et qui doivent être évitées à tout prix.

La GIRE 2.0 nous oblige similairement à planifier toutes les ressources en eau comme un tout, de manière globale, à l’intersection de l’eau potable, de l’assainissement, de l’irrigation. La GIRE 2.0 se revendique de la nature même de l’eau – que de multiples usages dérivent d’une même source. Bien sûr, nous ne devons pas être naïfs ; il n’y a rien d’aisé à assurer la médiation entre des utilisateurs et des usages concurrents de l’eau. Les difficultés institutionnelles à faire en sorte qu’un Ministère de la Santé coordonne son action avec un Ministère de l’Agriculture ne doivent pas non plus être sous-estimées. Cependant, nous devons être conscients que si nous continuons à concevoir des services d’eau potable qui ne tiennent aucun compte des autres usages de la ressource, il se peut que nous fassions plus de mal que de bien.

Affirmer la citoyenneté et la sécurité de l’eau

Tous les cas décrits dans ce recueil illustrent une même idée fondamentale : les gens tendent à prendre soin d’une ressource avec d’autant plus d’attention qu’ils ont le sentiment qu’ils en retirent des avantages et qu’ils ont pris part aux décisions sur la manière dont cette ressource serait utilisée, et u profit de qui. Nous appelons « communer », commoning, cette action de gérer et prendre soin de manière participative. Un bien commun sans « communer » a de fortes chances de se déliter. C’est précisément ce qui a poussé les autorités en charge de l’eau de New York à inviter les agriculteurs à endosser le chapeau de gardiens de l’eau et adopter un nouveau modèle agricole, compatible avec des écosystèmes en bonne santé et avec une eau pure pour la ville en aval.

Le Comité de bassin de la rivière Mary (Mary River Catchment Committee) en Australie joue un rôle actif en termes de gouvernance, tout en étant dépourvu de statut officiel. Il joue non seulement un rôle actif de protection – qui a permis d’empêcher la construction d’un barrage destructif et superflu, qui avait déjà coûté un milliard de dollars –, mais il assure en outre une surveillance de la qualité de l’eau, la promotion auprès des agriculteurs des pratiques de gestion durable des sols et de l’eau, et participe à la restauration écologique du bassin.

À Parambur en Inde, un village du Tamil Nadu marqué par des inégalités sociales et de classe séculaires sanctifiées par le système des castes, les villageois s’assurent que chacun, quelle que soit sa position de classe ou de caste, bénéficie de droits sur l’eau et assume ses responsabilités de bonne gestion. Depuis une quarantaine d’années, les petits paysans de Parambur ont su trouver un équilibre entre équité et durabilité dans leur usage de l’eau, sans que cela se fasse aux dépens de leur viabilité économique. L’éthique de cette gestion de l’eau repose sur une démarche inclusive et de responsabilité partagée, qui assure son efficacité et son effectivité.

Trop souvent, la gestion des ressources naturelles est focalisée sur les aspects techniques de la protection, de la régulation et de l’allocation de cette ressource, la participation continue des utilisateurs de cette ressource à sa bonne gestion ne recevant au mieux que peu d’attention. Ce n’est pas que ces aspects techniques ne soient pas importants – bien au contraire. C’est que les détails techniques, y compris budgétaires, ne devraient pas être laissées à des technocrates ou à des ingénieurs travaillant dans leur coin, sans profiter de l’implication active et des interpellations de la communauté.

Ce débat – qui, espérons le, aura lieu à Rio+20 et au-delà – aura probablement pour effet de faire ressortir des conceptions différentes quant au rôle et au but fondamentaux de la gestion des ressources naturelles. Certes, l’un des objectifs de la gestion des ressources naturelles – correspondant à la pratique dominante – est de gérer des baux, des permis, des redevances, etc., en vue de l’extraction de la ressource ou de son usage à des fins de croissance économique, avec un degré variable d’attention à sa protection. C’est le type de mission dont sont chargés la plupart de ceux qui ont pour rôle d’administrer des ressources naturelles. Il est toutefois une conception différente, qui idéalement devrait aussi influencer profondément l’allocation des ressources naturelles à des fins économiques, selon laquelle le rôle de la gestion est d’assurer le soin des biens communs en vue de leur viabilité écologique et économique à long terme.

Un débat de fond devra aussi avoir lieu afin d’identifier les moyens de mettre face à leurs responsabilités ceux qui violent l’esprit des biens communs de l’eau en s’engageant dans des pratiques délibérément nuisibles. Notre bilan en ce domaine est loin d’être reluisant. En Colombie, en Australie ou aux Philippines, nous voyons à l’œuvre une éthique de justice sociale qui combine bonne gestion et démarche militante. Nous voyons des citoyens de l’eau qui veillent consciencieusement au bon état du système d’eau de leur communauté, et parcourent en même temps la planète pour empêcher la construction d’un barrage inutile, la privatisation d’un service d’eau, ou encore la mise en danger d’un aquifère par des opérations minières ou de fracturation hydraulique.

Quand la priorité va à la conservation

Que la conservation doive avoir la priorité sur tout autre forme d’intervention constitue un aspect fondamental des principes de gestion de l’eau comme bien commun développés par Maude Barlow. Qu’il faille se préoccuper de réparer une canalisation qui fuit avant de vouloir développer une nouvelle source d’approvisionnement en eau est une question de bon sens. Mais en réalité, ce sont souvent les considérations politiques clientélistes qui président aux choix d’infrastructures et de gestion des bassins versants. Les expériences présentées ici illustrent l’éthique et la pratique de la conservation. Que ce soit aux Philippines, en Australie ou à New York, les décisions en matière de financement et de tarification sont différentes quand elles ne reposent plus sur des projets technologiques nécessitant un contrat lucratif avec une firme d’ingénierie ou obligeant à se soumettre aux conditions d’un bailleur de fonds international. L’approvisionnement en eau potable, l’assainissement, l’irrigation et l’énergie hydraulique requièrent certes la virtuosité des ingénieurs, mais des choix technologiques transparents guidés par une approche priorisant la conservation impliquent un changement de paradigme, détournant l’attention du « retour sur investissement » au profit de la durabilité.

Revendiquer la gestion publique de l’eau, et au-delà

La privatisation de l’eau a été jusque très récemment l’enfant chéri des banques de développement et des gouvernements néolibéraux. Tirant profit de questions légitimes sur la mauvaise gestion des services existants, l’opportunisme commercial, la corruption gouvernementale et les contraintes fiscales se sont conjugués pour créer le parfait alibi permettant aux autorités publiques de justifier la vente de leurs compagnies de l’eau. Cette approche est aujourd’hui affaiblie en raison des nombreux échecs rencontrés par les gestionnaires privés pour assurer une eau de qualité à un prix abordable pour tous. La situation pourrait devenir plus difficile encore pour les opérateurs privés à mesure que les nations s’attaqueront à l’obligation qui leur est maintenant faite par l’ONU d’assurer le droit à l’eau et à l’assainissement de leurs populations. En vue d’assurer ces droits, le secteur privé peut jouer un rôle auxiliaire, mais non le rôle moteur.

Un vaste mouvement citoyen en faveur de la justice de l’eau a émergé au cours de la décennie qui a suivi la guerre de l’eau de Cochabamba. Il a rendu possible le succès d’initiatives pour défendre l’eau comme bien commun, la gestion publique de l’eau et la consécration par l’ONU du droit à l’eau et à l’assainissement. Dans certains cas, ces efforts ont mené à la remunicipalisation des services et à d’autres formes de gestion locale. Dans les cas que nous présentons ici, comme celui des systèmes d’eau ruraux sous contrôle local en Colombie, il y a eu synergie entre les campagnes anti-privatisation et le principe de la responsabilité locale en matière de protection et de bonne gestion, dans le cadre d’une conception militante de la citoyenneté de l’eau.

Pour en finir avec les faux dilemmes : amont et aval, rural et urbain, irrigation, assainissement, eau potable et utilisation industrielle

Chacun des exemples évoqués ici fait fi des divisions politiques et institutionnelles qui nuisent si souvent à l’intégrité de nos services de l’eau. Pourquoi rendons-nous la gestion des biens communs de l’eau plus difficile qu’elle ne doit être – en donnant la responsabilité de la qualité de l’eau et de l’assainissement à un Ministère de la Santé, celle de l’eau potable à un service municipal, celle de l’irrigation à un Ministère de l’Agriculture, et celle de la bonne santé du bassin versant à personne ?

Naturellement, chaque pays a eu ses propres raisons politiques et historiques pour mettre en place un tel méli-mélo d’institutions pour la gouvernance et la gestion de l’eau. Dans certains cas, ce sont des efforts bien intentionnés de décentralisation qui sont responsables de cette balkanisation. Mais, comme on dit, de l’eau a coulé sous les ponts. De nombreuses années peuvent être nécessaires pour reprendre contrôle des féodalités institutionnelles, pour réorganiser et harmoniser les responsabilités institutionnelles et pour promulguer de nouvelles législations de l’eau – en témoigne le débat de presque une décennie par lequel a dû passer le Salvador pour faire adopter une nouvelle loi sur l’eau. Pendant ce temps, l’absence d’assainissement continue de contaminer l’eau potable. Les réorganisations ministérielles et l’élaboration de nouvelles lois sont des processus politiques essentiels. Ces expériences constituent quant à elles des efforts innovants pour encourager, sur le court terme, la coordination entre des institutions en concurrence ou ne communiquant pas entre elles. Nous y observons des comités de bassins, des employés, des bureaucrates, des municipalités collaboratives, engagés dans une gestion globale des bassins versants, se débarrassant de divisions jadis dominantes, mais contre-productives.

Expérimenter avec audace et en tirer les leçons avec humilité

Face à la crise de l’eau, sommes-nous prêts à admettre nos erreurs, et aurons-nous le courage de mettre ceux qui en profitent face à leurs responsabilités ? Il faudrait que nous ayons la tête engloutie bien profondément dans le sable pour n’avoir tiré aucun enseignement de la colère des communautés privées d’eau et des écosystèmes flétris du fait de la mauvaise gestion de ce bien commun. Cette abondance liquide, qui devrait être partagée dans le cadre d’une gestion réfléchie et effective, a été trop souvent siphonnée par la mauvaise gestion et le profit privé.

L’image d’une pompe à eau hors d’état dans un village africain constitue une illustration aussi troublante que répandue des enjeux de l’eau en milieu rural. Ce cliché dérangeant nous rappelle non seulement les problèmes non résolus de soif et de maladies hydriques, mais également l’échec du modèle caritatif d’action contre la crise de l’eau. Les donations de pompes collectives qui n’intègrent pas ce don dans le paysage politique local et national finissent souvent ainsi. Les ONG devraient en conclure que la coordination avec les gouvernements et autres institutions publiques locales est essentielle.

Prises ensemble, les études de cas rassemblées dans cette compilation mettent en lumière un chemin hors de l’insécurité hydrique qui repose sur : une éthique de justice sociale plutôt que sur une approche caritative ; une coordination entre amont et aval, ainsi qu’entre usages multiples ; un prix et un mode de financement équitable ; un leadership visionnaire de travailleurs du secteur public et de comités de bassin ; des mécanismes de résolution des conflits entre communautés et en leur sein ; et, ce qui est peut-être le plus fondamental, le besoin pressant de revendiquer une citoyenneté de l’eau informée et engagée. Les principes de Rio qui ont inspiré la GIRE ne mentionnaient pas explicitement la notion de citoyenneté de l’eau, mais la suggéraient à travers leur insistance sur une approche participative en matière de planification hydraulique.

Depuis le Sommet de Rio, le terme de participation a figuré de manière incantatoire dans tous les efforts visant à réformer, restructurer ou établir des programmes de gestion de l’eau. Tous les projets, qu’ils soient publics et privés, débordent systématiquement de références à la participation. Pour ceux qui pensent que la participation est la clé pour résoudre notre crise de l’eau et que les modes de gestion actuels sont authentiquement participatifs, il y a lieu de se demander si cette « participation » a réellement apporté quelque chose. Eh bien ?

Les exemples présentés ici démontrent la puissance de la participation, mais non pas telle qu’elle est conçue et pratiquée actuellement. La participation comme outil stratégique pour consulter les parties prenantes est certainement importante, mais ces cas démontrent que la citoyenneté et la gestion responsable de l’eau relèvent non pas tant de mécanismes participatifs que d’une éthique participative – de la même manière que la démocratie authentique va au-delà d’un passage occasionnel aux urnes et requiert davantage d’engagement actif. La gouvernance démocratique peut – et doit – frotter les citoyens aux modalités très prosaïques de financement du système, de tarification, de protection des écosystèmes pour les générations présentes et futures, parmi autres questions brûlantes.

Celles-ci incluent des questions d’ordre existentiel. Comment pouvons-nous vivre sans excéder les limites des ressources ? Comment nous assurer que les plus pauvres d’entre nous n’auront pas soif ? Comment concilier nos appétits économiques avec la protection des écosystèmes ? Comment gérer les conflits de l’eau avant qu’ils ne dégénèrent ? Ces grands défis sont au cœur de la « transition juste » à opérer depuis les pratiques insoutenables qui ont conduit au réchauffement climatique et à l’explosion des inégalités vers une coexistence restaurée entre nous et avec la nature. Cette transition exige davantage que des aménagements des pratiques actuelles de gestion des ressources. Il s’agit d’une remise à plat fondamentale. Il s’agit de réinventer la gouvernance de l’eau. La dépréciation ou l’exclusion des perspectives et de la participation des travailleurs, femmes, petits paysans et pêcheurs, indigènes, urbains pauvres et autres – lesquels sont en réalité la clé de la gouvernance de l’eau, à la fois en tant qu’usagers et en tant qu’intendants – nous a été particulièrement dommageable.

Une transition juste doit inviter tout le monde à la table, et rendre justice à ceux qui sont affectés par le changement climatique et les politiques que celui-ci occasionne, non pas sous forme de réparation ponctuelle, mais au titre de l’activité continue de « communer ».

Nous offrons les pages qui suivent pour faire taire le pessimisme selon lequel il serait impossible de gouverner et gérer nos biens communs de manière satisfaisante, la privatisation de l’eau serait la seule solution pratique, et il serait impossible pour les humains de mesurer la quantité d’eau qui devrait être garantie aux écosystèmes. Il est vrai que plusieurs de ces exemples laissent des questions ouvertes. La gestion du fleuve Lempa, par exemple, reste bloquée en l’absence de coordination à l’échelle du bassin. Le problème d’assurer le financement soutenable à long terme du service de l’eau de Cebu, en pleine croissance, demeure irrésolu. Mais la créativité des citoyens de l’eau est manifeste même dans ces solutions encore « en construction ».

Nous sommes persuadés que les lecteurs seront aussi enthousiasmés que nous en découvrant ces exemples de réussites innovantes en matière de gouvernance et de gestion de l’eau. Nous sommes tout aussi persuadés qu’il existe un nombre bien plus élevé de telles réussites de par le monde, qui n’attendent que d’être mises en lumière. Prendre soin de l’eau que nous avons en partage requiert que nous nous fassions tous citoyens de l’eau ; prenez les temps de raconter le chemin parcouru par votre propre communauté en matière de gestion de l’eau. Nous nous réjouissons de parcourir ensemble le chemin de la protection et le renforcement des biens communs de l’eau.

SOURCE
Texte original en anglais : http://www.ourwatercommons.org/site.... Traduction : Olivier Petitjean.

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