La démocratisation de la gestion de l’eau, ou comment se réapproprier un bien public. L’expérience du Tamil Nadu (Inde)

, par  PRABHU Pradip, V. Suresh (Dr)

Introduction

L’essai qui suit relate une expérience unique.

Il ne s’agit ici pas d’une campagne pour l’eau initiée par des militants sociaux en réaction à la privatisation des services publics de l’eau, ou pour dénoncer le non approvisionnement en eau de populations pauvres. Il s’agit de l’expérience d’un service public de l’eau qui a compris que, pour s’attaquer à la crise croissante de cette ressource, il était nécessaire d’adopter une stratégie de réforme très différente de celles proposées auparavant, et que la « démocratisation de la gestion de l’eau » exigeait un changement d’attitude de la part des ingénieurs spécialisés aussi bien que de la population. Ce récit illustre également comment fonctionnaires et citoyens, lorsqu’ils travaillent véritablement en partenariat, parviennent non seulement à assurer un approvisionnement en eau universel et équitable, mais aussi à protéger leurs ressources naturelles et garantir une gestion durable de l’eau.

Le Tamil Nadu Water Supply and Drainage Board (TWAD) est une agence publique en charge de l’approvisionnement en eau de tout l’État du Tamil Nadu, à l’exception de la ville de Chennai. Au début de l’année 2004, le TWAD fut confronté à une importante pénurie d’eau due à une sécheresse prolongée, à l’état désastreux des nappes d’eau souterraines suite à des années d’extractions incontrôlées, et au manque de politiques de préservation des sources d’eau. En outre, le secteur de l’eau lui-même était en train de se transformer sous la pression des institutions financières internationales, qui attribuaient la responsabilité de la crise de l’eau aux services publics eux-mêmes. Elles imposèrent donc au gouvernement la restructuration de leurs entreprises publiques, autrement dit le démantèlement des agences publiques de l’eau et le transfert de leurs missions à leurs fonctions à des organisations non gouvernementales ou à des compagnies privées.

Au cours de leurs discussions initiales, les ingénieurs hydrauliques se rendirent compte que la crise imminente exigeait des solutions radicales, les impliquant d’abord eux-mêmes puis incluant progressivement la population. Aucun changement n’était cependant possible avant d’être parvenu à un consensus au sein du TWAD en faveur de ce changement. Il apparut également avec une évidence croissante que les ingénieurs devaient réévaluer leur propre rôle dans cette crise de l’eau. Ils devaient réévaluer leurs forces et leurs faiblesses, et analyser les facteurs qui s’opposaient à la mise en place de véritables partenariats avec la population. Il s’avérait tout aussi urgent et important de travailler en lien avec la communauté pour encourager des changements d’attitude et de perspective au sein de la société civile dans son ensemble, afin que les communautés puissent assumer des responsabilités plus importantes dans le domaine du contrôle et la gestion des réseaux d’eau.

Ce processus de changement, appelé « Démocratisation de la gestion de l’eau », était axé sur les trois enjeux fondamentaux suivants : (i) parvenir à fournir en eau les personnes non alimentées, d’une façon qui garantisse (ii) l’équité (avec pour objectif prioritaire une distribution équitable) et qui soit fondée sur (iii) les principes de la justice sociale.

Les défis à relever pour réformer la gouvernance de l’eau

Parmi les multiples aspects de la crise de l’eau au Tamil Nadu, il en est deux qui ressortent plus particulièrement. Le premier est le besoin d’une estimation réaliste de la disponibilité effective de l’eau, et le second celui d’une analyse critique de la gestion des ressources en eau, y compris le rôle des ingénieurs hydrauliques et de la communauté.

Dans le Tamil Nadu, 96% des ressources en eau sont issues des nappes phréatiques. La stratégie en vigueur dans les années 1980 et 1990 d’étendre les réseaux et les canalisations à travers tout l’État sans aucune mesure de conservation a inévitablement conduit à une surexploitation de ces aquifères. L’absence de régulation des extractions d’eau, ainsi que le manque de coordination des usages agricoles et industriels, n’ont fait qu’aggraver une situation déjà précaire.

En 2004, sur les 385 « blocs » de captage de l’eau au niveau de l’État, 138 étaient surexploités, 37 atteignaient des niveaux d’exploitation critiques, 105 semi-critiques et 8 étaient salines. Seuls 97 blocs furent identifiés comme fiables. En outre, sur la totalité des 81 587 implantations rurales de l’État, environ 27% étaient confrontées à des problèmes de qualité ; et 25% de ces dernières ne disposaient d’aucune source d’approvisionnement satisfaisante.

La surexploitation et les sécheresses ont réduit la disponibilité annuelle moyenne de l’eau douce à 840 m3 par habitant dans le Tamil Nadu. Ce chiffre est largement inférieur à la moyenne nationale, qui se situe à 1 200 m3, et également inférieur à la limite des 1000 m3, considérée au niveau international comme le seuil de « rareté de l’eau ».

L’approche technocratique du service de l’eau et l’absence d’un sentiment de propriété collective chez les usagers ont entraîné un manque d’implication de la population et des différents acteurs concernés, ainsi qu’une réticence imposer des pratiques durables de consommation de l’eau potable.

Parmi les nombreux problèmes qui caractérisent cette crise de l’eau, quatre apparaissent essentiels :

  1. Une partie importante et sans cesse croissante des populations marginalisées n’a pas accès au service de l’eau ; en d’autres termes, un nombre de plus en plus important de gens n’est pas approvisionné, qu’il s’agisse de populations rurales ou urbaines, parmi lesquels les dalits (intouchables), les populations tribales et les habitants des bidonvilles.
  2. La persistance d’une inéquité dans l’alimentation en eau.
  3. La question de la durabilité de l’eau, qui englobe toute la gamme des problèmes de gouvernance de l’eau, de gestion effective des ressources, de conservation et de protection des aquifères et des sources.
  4. Une technocratie peu impliquée, qui a du mal à se détacher d’une mentalité bien ancrée.

Toute tentative visant à encourager une réforme du secteur de l’eau doit répondre à ces quatre enjeux pour parvenir à une solution durable. C’est dans cette perspective que fut entreprise la réforme de la gouvernance du TWAD.

Faire des ingénieurs les agents du changement

Un projet expérimental, intitulé « Démocratisation de la gestion de l’eau – Nourrir le changement démocratique », fut initié début 2004. Le processus de changement devait se dérouler en trois étapes :

(i) La première concernait tous les fonctionnaires du TWAD, depuis les plus haut placés jusqu’aux plus récentes recrues, qui ont dû suivre une formation en petits groupes.

(ii) La deuxième étape consistait, pour les ingénieurs hydrauliques, à sensibiliser la communauté à l’importance de trouver ensemble des solutions à la crise de l’eau, y compris en prenant ses responsabilités en matière de préservation de l’eau.

(iii) Lors de la troisième étape, les ingénieurs et la population devaient initier des projets liés à l’eau basés sur des principes (a) d’usage optimal tout en garantissant (b) la conservation des ressources naturelles, (c) la viabilité des programmes et (d) une autogestion locale. Ces projets portaient entre autres sur l’autorégulation de la consommation, la responsabilisation des communautés en matière de gestion des programmes, la recherche de consensus en matière de choix de technologie et de coût des programmes, le recouvrement des coûts liés à l’eau, et la soumission de toute décision concernant le prix de l’eau et autres problèmes au consensus et à la participation démocratique.

L’effort de changement visait en priorité :

 Un changement d’attitude au niveau des individus, au niveau du TWAD en tant qu’institution, chez les parties prenantes essentielles.

 Une transformation des perspectives.

Le changement de perspective le plus important fut la reconnaissance que l’enjeu fondamental pour toutes les organisations fournissant des services de base, et en particulier celles du secteur de l’eau, doit être de « servir les non servis », d’une manière équitable et sur la base de normes de justice sociale. Cette perspective conduit en outre à reconnaître le droit fondamental des citoyens à l’eau et son caractère de ressource collective.

Parmi les modifications de perspectives les plus importantes à mettre en œuvre au niveau du fonctionnement interne du service de l’eau, on peut citer les suivants :
 Passer d’une perspective d’accès à une perspective de service effectif : mesurer l’impact au niveau de l’approvisionnement non de chaque village, mais de chaque foyer.
 Passer d’un rôle de fournisseur à une position de partenaire, en considérant la communauté comme partie prenante et « partenaire » à niveau égal de la gestion de l’eau.
 Passer à une démarche de renforcement de la durabilité.

Il faut signaler que ces changements de perspective étaient requis à la fois des ingénieurs, des citoyens et des autres acteurs concernés. Après des années passées à bénéficier de programmes gratuits, la population ne s’était pas seulement accoutumée à l’idée de « programmes gratuits » ; elle avait également été privée de ses traditions de responsabilité en matière de conservation des sources d’eau, de contrôle de la consommation et de protection de l’eau. Pour qu’un véritable processus de démocratisation prenne racine et perdure, il fallait qu’un changement de perspective ait lieu chez les citoyens autant que chez les professionnels de l’eau.

 Une transformation institutionnelle

Cette transformation portait en particulier sur les valeurs et l’éthique, les pratiques et les modes de réponse aux situations, les rôles et responsabilités des différentes institutions, officielles aussi bien que sociales. Intrinsèque à cette démarche était le respect de la dignité, de l’identité et de l’interdépendance de tous les groupes et personnes, de même que la participation de groupes traditionnellement exclus tels que les dalits, les groupes d’artisans, les minorités, les femmes, les personnes âgées, les personnes handicapées et autres.

Au final, une liste de huit objectifs critiques fut établie :

  1. Fournir de l’eau potable en quantité suffisante à tous les citoyens sans compromettre davantage le système d’approvisionnement en eau.
  2. Encourager et permettre des partenariats actifs entre tous les acteurs concernés dans le but de construire des systèmes d’approvisionnement durables.
  3. Engager une transformation institutionnelle des systèmes de gestion, afin que l’approvisionnement en eau se conforme aux nouvelles normes de conservation et à un usage adéquat de la technologie, du savoir et des compétences.
  4. Raviver les systèmes traditionnels de gestion de l’eau tout en permettant aux acteurs concernés et à la population locale de jouer un rôle plus actif et plus important dans la gestion de l’eau.
  5. Promouvoir une « action collective convergente » entre d’un côté les fournisseurs publics d’État et de l’autre une population informée, impliquée et active.
  6. Créer un sens de propriété commune pour favoriser la durabilité des systèmes d’approvisionnement.
  7. Prioriser le renforcement des capacités des différents acteurs concernés, y compris les fonctionnaires locaux, les femmes et les populations locales, les institutions locales, les représentants d’ONG et les élus.
  8. Se servir stratégiquement des agences gouvernementales comme base pour les transformer en organisation plus attentives aux citoyens, plus réactives aux demandes de la communauté, et responsables vis-à-vis du public.

Des ingénieurs à la population : le transfert du processus de changement

A la fin de l’année 2004, environ 160 ingénieurs hydrauliques avaient suivi une formation, et nombre d’entre eux avaient entamé la deuxième phase du projet de changement, c’est-à-dire qu’ils travaillaient avec des leaders locaux, des présidents de panchayats, des membres de groupes d’entraide de femmes, des dalits, des groupes de jeunes, etc. Afin de donner davantage de cohérence à cette démarche, 43 panchayats de village furent sélectionnés, représentant près de 472 habitations dans 29 des 30 districts de l’État, pour y mettre en place des projets pilotes.

Dans tous les villages pilotes, les ingénieurs organisèrent des réunions, des ateliers et des programmes de formation. Ils innovèrent en matière de méthodes de formation, recourant au théâtre de rue, à des projections de films ou à d’autres formes de création pour faire participer davantage de jeunes, de femmes, d’enfants, de personnes âgées et de personnes marginalisées. Ils firent une évaluation critique des programmes d’approvisionnement en eau dans chaque village, examinant des questions telles que la disponibilité de la ressource, le besoins de consommation prévisibles pour les différents usages, les pratiques en vigueur vis-à-vis de l’eau, y compris les pratiques traditionnelles de gestion, le degré de détermination des villageois à maintenir un approvisionnement en eau équitable, ou encore leurs dispositions vis-à-vis des méthodes et pratiques recommandées d’assainissement.

Dans les faits, les populations des villages ont appris à porter un œil critique sur la justification, la nécessité et la pertinence des nouveaux programmes d’eau proposés pour ce qui est des besoins en investissements, de l’étude des possibilités d’extension, de renouvellement ou de réparation des installations d’eau existantes, et de revivification de projets abandonnés ou non menés à terme. Il y a eu une volonté délibérée d’encourager la population à s’autoréguler dans sa consommation d’eau, à s’assurer de la bonne maintenance des programmes d’approvisionnement, à réduire leur consommation énergétique et à s’efforcer de conserver les ressources naturelles.

Les efforts consentis pour améliorer les relations avec la population ont commencé à porter leurs fruits à partir du moment où les ingénieurs se sont adressé aux gens comme à des personnes, et non plus comme à des sujets ! Cela a encouragé de nouvelles initiatives dans différentes régions. Même si par la suite il a fallu fournir des efforts bien plus poussés, en particulier pour demander aux acteurs concernés d’assumer davantage de responsabilités et d’implication, les communautés ont été sensibles au fait que les ingénieurs soient venus les voir et les aient consultées pour chercher des solutions nouvelles.

Une avancée décisive : la Déclaration de Maraimalai Nagar

Au cours d’un des ateliers organisés à l’attention des ingénieurs, une importante avancée conceptuelle s’est fait jour, qui a grandement facilité le défi d’une transformation des systèmes de l’eau. Elle est aujourd’hui connue sous le nom de « Déclaration de Maraimalai Nagar ».

La Déclaration de Maraimala Nagar (Août 2004)
 Nous devons avant toute autre chose évaluer les systèmes existants et nous assurer qu’ils sont exploités de façon optimale.
 Leur réhabilitation, lorsqu’elle est estimée nécessaire, doit être entreprise, en parallèle avec une revalorisation des sources traditionnelles.
 Il est nécessaire d’avoir épuisé ces deux étapes avant d’entreprendre tout nouveau projet dans la zone.
 Nous avons pour objectif une augmentation du taux de couverture de 10% à budget constant.

La portée de cette déclaration tient au fait que les revenus du TWAD, comme ceux de bon nombre d’autres entreprises publiques opérationnellement autonomes bien que contrôlées par les États, proviennent non pas directement du budget public, mais d’un certain pourcentage des dépenses affectées à des projets. En 2004, le TWAD percevait 13% [1] de tous les programmes budgétisés, somme qui devait couvrir les salaires, les frais d’exploitation et tous ses autres coûts. Ainsi, plus le TWAD entreprenait de projets, plus ses revenus étaient importants. En adoptant les principes de la Déclaration, les ingénieurs hydrauliques acceptaient de limiter leurs perspectives de revenus. Cela exigea l’exercice d’un certain pouvoir de persuasion au sein du service au niveau de tout l’État. Après d’interminables discussions, la Déclaration finit par être adoptée à l’unanimité.

Au cours des années 2005 et 2006, de nombreux programmes du TWAD furent réévalués et leur échelle réduite. Les ingénieurs réussirent à convaincre leurs collègues techniciens et les leaders communautaires qu’il était plus intéressant, à long terme, d’adopter des méthodes de conservation de l’eau que de creuser de nouveaux puits et de mettre en place de nouveaux réservoirs. Même s’il a fallu beaucoup de temps pour convaincre les leaders communautaires d’accepter l’autorégulation de l’eau plutôt que d’investir dans de nouvelles installations, la persistance des ingénieurs mobilisés pour le changement a fini par payer. Dans de nombreux villages à travers le Tamil Nadu, les gens ont peu à peu adopté cette nouvelle façon d’envisager la gestion de l’eau.

Donner vie à une vision nouvelle : la gestion totale de l’eau par la communauté

Un « Groupe de conduite du changement », composé d’ingénieurs volontaires, fut mis en place pour piloter le processus de changement. Ce groupe présenta sa vision dans un texte intitulé « Notre rêve – garantir l’eau potable pour tous, pour toujours », qui attribuait comme tâches fondamentales aux ingénieurs hydrauliques la préservation de la nature, le maintien d’étendues d’eau en bonne santé, et un approvisionnement en eau équitable. Cette vision fut discutée dans tout l’État et adoptée par consensus. Elle devait être mise en œuvre par le biais d’un plan d’action global, appelé Gestion totale de l’eau par la communauté.

Les ingénieurs s’engagèrent personnellement à travailler en lien avec la population en vue de :
 Améliorer les systèmes et leur gestion pour une meilleure qualité de service.
 Protéger et renforcer le potentiel des sources.
 Raviver toutes les étendues d’eau traditionnelles en vue d’autres usages et de leur recharge.
 Assurer un approvisionnement équitable en eau, surtout aux groupes socialement les plus démunis, comme les dalits et les groupes tribaux.
 Maintenir un environnement propre au niveau et autour des points d’eau.
 Pratiquer des désinfections régulières et des analyses périodiques de la qualité de l’eau.
 Améliorer les pratiques d’exploitation et de maintenance afin de réduire le coût pour l’usager.
 Faire un emploi judicieux d’une eau rare.
 Mettre en place des mesures de conservation.
 Mettre en place des pratiques de réutilisation et de recyclage des eaux usées.
 Obtenir le consensus nécessaire au sein du Gram Sabha (assemblée du village) en ce qui concerne les mesures de réglementation.
 « Servir les non desservis ».

Conséquences du processus de démocratisation. L’introduction du koodam, une manière de briser les hiérarchies et les mentalités

Le koodam

Les différences hiérarchiques et les distinctions de statuts ont constitué un obstacle à la libre discussion entre ingénieurs du TWAD. Il fallait briser ce carcan pour permettre des discussions autocritiques, honnêtes, franches et ouvertes.

Un des outils conceptuels utilisé pour ce faire a été l’adaptation d’une pratique culturelle tamoule appelée le koodam, ou « lieu de rassemblement » (qui présente des parallèles avec des pratiques comme le choupal dans le Nord de l’Inde).

Le koodam désigne un espace géographique, dans un village traditionnel, considéré comme sacré, en général situé dans les temples, sous un arbre, ou lié à une fête religieuse. À l’intérieur du koodam, tous les participants se retrouvent en tant que membres adultes de la société, égaux entre eux ; ils débattent des problèmes d’intérêt commun ; les décisions sont prises par consensus. Au sein du koodam, les normes de relations interpersonnelles sont basées sur l’acceptation que tous y participent à titre égal, indépendamment de leurs différences de statut, de richesse et d’éducation en dehors du koodam. Chacun doit exprimer son opinion sur la question discutée. Le koodam est un espace vénéré, sacré parce que tous les participants l’honorent et le respectent. Ce n’est pas un espace religieux. Il ne nécessite aucun contrôle ou supervision, car sa cohésion sur le consensus.

Le concept du koodam a contribué de manière spectaculaire à établir chez les ingénieurs un nouveau sens relationnel, d’appartenance et de direction. Fin 2006, plus de 470 d’entre eux avaient suivi une formation intensive. Les employés concernés étaient de niveaux hiérarchiques variés, allant des ingénieurs en chef à leurs assistants.

Le koodam, un espace pour définir le changement

Le concept du koodam et le besoin de créer un espace égalitaire ont trouvé un écho auprès de la population. Des koodams de village, composés du président du panchayat, de fonctionnaires de l’administration locale et de membres de la population, des koodams de district et des koodams composés de représentants élus et de simples citoyens ont été mis en place. Ce qui a le plus stimulé leurs participants est l’idée qu’ils étaient tous égaux et bénéficiaient d’une même opportunité d’exprimer leur opinion et leurs façons de voir, indépendamment de leurs différences de classe sociale, de caste, de genre et de communauté.

Sans que cela ait réellement été anticipé au moment de sa première utilisation, le concept du koodam a ainsi joué un rôle de catalyseur du changement à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation, et il a touché une corde sensible auprès de nombreuses couches de la société [2].

Les résultats atteints dans 472 implantations dépendant de 143 panchayats de village

Les chiffres suivants se réfèrent à l’expérimentation menée dans environ 140 panchayats de villages fin 2006. L’impact peut en être mesuré à travers sept changements d’approches effectifs :
 Changement 1 : Le choix entre plusieurs options technologiques.
 Changement 2 : L’identification des solutions les plus performantes au regard des coûts.
 Changement 3 : Une plus grande implication de la population.
 Changement 4 : Un objectif d’économies.
 Changement 5 : Un objectif de conservation.
 Changement 6 : une réduction de dépenses d’exploitation et de maintenance.
 Changement 7 : Un objectif de durabilité.

Sur les 330 programmes concernant 140 panchayats de villages pour lesquels nous disposons d’une information complète, seuls 128 (39%) ont opté pour le forage de nouveaux puits, et seulement 8 (2%), parmi tous les panchayats de village, ont opté pour des Projets combinés d’approvisionnement en eau (Combined Water Supply Schemes, impliquant des transferts d’eau sur une certaine distance). Les 194 programmes restants, représentant 59% de tous les programmes de villages pilotes, ont opté pour des alternatives à faible coût reposant sur des technologies locales, des programmes basés sur les économies d’eau priorisant la réhabilitation des équipements existants, l’extension de canalisations, l’installation de mini-pompes électriques ou de pompes manuelles. Cela reflète une façon différente de prendre les décisions, basée sur la propriété collective, la possibilité pour la communauté de choisir, et sa volonté de prendre en charge elle-même les coûts d’exploitation.

Une des conséquences les plus notables de ce processus, qui illustre bien son potentiel inhérent, est la réduction du coût d’investissement par foyer de 40% dans les villages concernés. On a pu constater que le coût moyen par foyer dans les installations non pilotes était d’environ 4 580 roupies, tandis que le coût moyen dans le groupe pilote est de 1 827 roupies. En termes réels, cela signifie la possibilité d’alimenter 400 000 foyers supplémentaires par an en conservant le même budget (chiffres 2006).

Il est apparu avec de plus en plus de clarté que le choix d’une technologie adaptée, une maintenance visant à prévenir des remplacements potentiellement coûteux, la régulation des heures de pompage et d’approvisionnement, la gestion quantitative et qualitative de la ressource… - tout cela avait un impact sur la nature et le fonctionnement des systèmes d’approvisionnement dans chacun des villages. La régulation des heures de pompage supposait (i) que la pompe de forage n’était pas trop puissante, et (ii) le maintien d’un plafonnement des heures de pompage basé sur une volonté d’équilibre entre la quantité d’eau disponible dans la source et la quantité nécessaire pour l’approvisionnement. Cela a permis de réduire grandement les heures de pompage, et donc les dépenses d’électricité. De façon tout aussi importante du point de vue de la durabilité de la ressource, la régulation des heures de pompage a permis la bonne recharge de la source. L’initiative de Gestion totale par la communauté a conduit à de nombreux projets innovants. Trois plantations d’arbres ont ainsi été mises en oeuvre, avec plus de 20 000 jeunes pousses plantées, et de nombreux réservoirs ont également été construits pour récupérer l’eau de pluie.

Il est important de noter que les dépenses d’exploitation et de maintenance, dans ces villages, ont diminué d’environ 25%, tandis que les revenus générés ont connu une augmentation de 70%, ce qui a entraîné une amélioration de la viabilité financière des projets.

Les chiffres suivants illustrent les conséquences financières de cette nouvelle approche :
 Contribution : Rs 1,42 crores (environ 300 000 US$) fournis par 50 896 foyers de 143 panchayats de villages dans 29 districts, ce qui reflète leur sentiment de propriété.
 Coût d’investissement : Diminution globale de 40 à 50%. Le coût moyen des installations est passé de 4 580 Rs par foyer pour les installations classiques, à 1 827 Rs.
 Options à moindre coût : 50% des installations ont été réhabilitées, les extensions de canalisations étant préférées à des options plus coûteuses.
 Économies : Entre 8 et 33% d’économies ont été réalisées par rapport au budget normal. Les dépenses d’exploitation et de maintenance ont été réduites à 18,6 Rs par foyer. En somme, des économies atteignant pas moins de 50 crores de Rs (environ 10 millions d’US$) ont été réalisées sur les projets budgétisés.
 Équité : 65% des programmes concernaient des groupes dont la majorité des membres se situait en dessous du seuil de pauvreté, parmi lesquels les « castes répertoriées » (scheduled castes).
 Durabilité : 90% des foyers entreprennent des récoltes irriguées à l’eau de pluie, 150 plans d’eau traditionnels ont été régénérés.

Les implications du paradigme de la démocratisation : le partenariat public-public, une alternative au partenariat public-privé

Les conséquences positives de cette expérience de démocratisation initiée par le TWAD démontrent la puissance potentielle des projets de réforme de la gouvernance au sein des services publics. De nombreux défis restent encore à relever, qui menacent de compromettre sérieusement le succès de cette politique de changement dans la gestion de l’eau. Les deux questions les plus importantes auxquelles le TWAD se trouve maintenant confronté sont la pérennisation du processus de changement et l’inclusion de nouveaux enjeux dans ce processus.

L’un des résultats les plus importants obtenus au cours de cette expérience est la mise à mal de nombreux stéréotypes et mythes concernant les institutions gouvernementales, les fonctionnaires, les politiciens et les pauvres. Le mythe tenance selon lequel les gens, et surtout les pauvres, ne souhaitent que des « programmes gratuits » et ne sont pas prêts à entretenir leurs biens et leurs ressources, s’en est trouvé anéanti. Dans de nombreux villages, il a été démontré de façon probante que la population était prête à prendre en charge ses programmes d’approvisionnement en eau et à faire en sorte que la distribution soit juste et équitable. La nouvelle éthique de travail que les ingénieurs hydrauliques sont en train d’adopter progressivement illustre l’aptitude des fonctionnaires à répondre à de nouveaux contextes en accordant une place primordiale à la transparence, à la responsabilité et au devoir de rendre des comptes. Les ingénieurs du TWAD ont également prouvé qu’ils pouvaient être tout aussi créatifs, novateurs, dévoués et disposés à prendre des risques que n’importe quel autre professionnel.

En août 2006, le gouvernement indien et l’UNICEF ont convoqué une conférence nationale, réunissant 10 États confrontés à de graves crises de l’eau, afin de partager avec eux l’expérience du TWAD. À la fin de la conférence, un « Change Management Forum » (Forum de la conduite du changement) a été mis en place au niveau national. Les États participants ont été unanimes à considérer que les efforts futurs en vue d’un changement dans le secteur de l’eau impliquent obligatoirement un objectif de transformation institutionnelle. Deux États, le Maharashtra et le Jharkand, ont invité les ingénieurs du TWAD à venir partager avec leurs propres ingénieurs les efforts de changement accomplis dans le Tamil Nadu. Les ingénieurs du TWAD ont organisé des ateliers pour les ingénieurs du Maharashtra Jal Pratikaran (MJP) et pour le Département de l’eau du Jharkand afin de les aider à identifier les domaines à transformer en priorité.

Ce type de démarche, dans le cadre de laquelle une entreprise ou un service public vient en aide à un autre service ou entreprise public pour l’aider à améliorer son fonctionnement, est qualifié par l’ONU de « Partenariat entre opérateurs de l’eau » (POE) ou « Partenariats Public-Public » (PPP).

Les PPP, qui font donc référence à des partenariats entre un service public performant qui se charge d’aider un autre service public à évoluer et à changer, sont devenus un outil conceptuel puissant pour remettre en cause le modèle de privatisation mis en avant par les institutions financières internationales à travers la notion de « Partenariat Public-Privé ». De nombreuses autres demandes d’assistance dans leur propre processus de transformation se sont fait jour chez d’autres services publics de l’eau en Inde, voire de l’étranger.

Il faut noter que le processus de changement mis en œuvre par le TWAD n’est pas valide uniquement pour le secteur de l’eau, mais peut être appliqué avec succès à d’autres secteurs comme la santé, le social et l’éducation.

Dans l’ensemble, à l’heure actuelle, l’expérience du TWAD fait figure d’exemple et d’illustration du potentiel existant pour démocratiser véritablement les services publics de telle sorte que les gens, et la population finissent pas prendre en charge eux-mêmes leurs services publics et leurs ressources communes. Il reste un long chemin à parcourir avant que le Conseil d’administration du TWAD n’atteigne une démocratisation complète, mais ce voyage a déjà été bien entamé, sans retour en arrière possible.

Cet article a été publié pour la première fois en avril 2007, dans l’édition tamoule, hindie et malayalam de ‘Reclaiming Public Water’.

[1Avant 2002, le gouvernement autorisait le TWAD à prélever 18% du budget des projets.

[2Nous avons travaillé avec le concept de koodam dans de nombreux contextes, y compris dans le cadre de programmes de réforme de certains ministères, d’organisations communautaires et d’ONG. Le concept du koodam a entraîné des réactions fortes de la part des participants Naga lors de notre travail sur le programme de « Bonne gouvernance dans le Nagaland », un État du Nord-Est de l’Inde, ainsi qu’au cours d’interactions avec des participants d’Europe ou d’Amérique Latine !

Recherche géographique

Recherche thématique