La lutte contre l’extractivisme peut-elle mener à la récupération de l’eau comme bien commun au Chili ?

, par  Elif Karakartal
À partir du récit de la victoire juridique de la communauté chilienne de Caimanes contre l’entreprise minière Los Pelambres, responsable d’avoir fait disparaître l’eau de leur vallée, cet article propose quelques éléments de réflexion sur les difficultés de la reconnaissance de l’eau comme Bien Commun au sein d’une société chilienne toujours en prise avec le modèle de privatisation de l’eau, hérité de la dictature de Pinochet.

Le 25 novembre 2014, les habitants du village de Caimanes, au Chili, se sont organisés pour bloquer le trafic sur la route menant au plus grand réservoir de déchets miniers d’Amérique latine. Ils réclamaient que l’entreprise minière Los Pelambres applique la décision de la Cour suprême de justice chilienne qui lui avait ordonné de restaurer « le libre écoulement des eaux, sans contamination, provenant du réservoir de déchets miniers d’El Mauro ».

Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi une communauté, après avoir gagné la reconnaissance de la spoliation de son eau par une entreprise minière et obtenu une décision de justice ordonnant la restitution de l’eau disparue, doit-elle encore exercer de nouvelles pressions pour faire respecter cette décision, émanant de la plus haute instance judiciaire du pays ? Et comment cette même Cour suprême du Chili en est-elle arrivée à prononcer une telle sentence condamnant une entreprise minière à rendre l’écoulement d’une rivière disparue ? Mais, tout d’abord, comment l’eau s’est-elle tarie et comment un projet aussi néfaste a-t-il été même été possible ?

Un projet approuvé en dépit des impacts négatifs prévisibles sur l’eau

Au début des années 2000, Minera Los Pelambres, l’une des plus grandes mines de cuivre du Chili, filiale du consortium Antofagasta Minerals domicilié à Londres, cherche un nouvel endroit pour entreposer les déchets miniers de son site d’extraction cuprifère située à la frontière avec l’Argentine. L’entreprise va choisir un emplacement situé à 50 kilomètres de la mine, et à quelques kilomètres en amont du village de Caimanes, dans une vallée boisée, une zone peuplée d’une centaine d’éleveurs qui constituait la réserve aquifère des vallées en aval. Le réservoir va s’insérer dans la cuvette naturelle circulaire de la vallée, fermée par les montagnes tout autour. Une solution économique pour l’entreprise - car elle n’aura nécessité la construction que d’une seule digue de retenue - mais dommageable pour l’environnement, car dans le but d’isoler les déchets miniers, des travaux vont sceller les nappes souterraines et bloquer l’écoulement des eaux, rendant définitivement infertiles les terres en aval et privant la communauté d’eau propre.

Les quelques 1200 observations émises lors de l’étude environnementale précédant le projet font déjà état de l’inévitable assèchement du cours naturel de l’eau, des risques de contamination par les eaux filtrantes, et des risques posés par la digue, prévue pour atteindre plus de 240 mètres de hauteur. La communauté s’y oppose et s’organise. Des recours juridiques sont engagés et gagnés qui ont pour effet de paralyser le projet en 2006. Mais le mal est déjà fait, les eaux sont déjà bloquées par les travaux d’excavation souterraine, et l’édifice est presque terminé. Sur fond corruption de dirigeants, d’avocats et de pressions politiques diverses, le projet reprend son cours. Le réservoir sera finalement achevé et commencera à fonctionner en 2008.

Quelques années plus tard, les risques annoncés sont déjà visibles : l’eau est perdue, la vallée transformée en « zone de sacrifice ». Pour comprendre comment un tel projet a pu être réalisé en dépit des nombreux avertissements techniques, des oppositions et malgré des procédures juridiques gagnées par la communauté, il est nécessaire de le resituer dans le contexte chilien.

Une législation protégeant le droit du privé aux dépens des communs

La dictature de Pinochet a doté le Chili d’une série de lois inspirées des théories de Milton Friedman et de l’école de Chicago, visant à libéraliser tous les secteurs de l’économie dans une vision de vaste marché libre où l‘État n’apparait plus que comme simple distributeur des parts de ce marché. Ressources, biens, services acquièrent ainsi des qualités de propriété marchande.

Le Code de l’eau de 1981 va donner lieu à la privatisation de cette ressource. Bien que l’article 5 de ce code stipule que l’eau reste un « bien public », l’article 6 précise que son caractère est « économique ». L’État chilien va concéder à ceux qui les sollicitent des « droit d’eau », qui sont des sortes de titres de propriété exclusifs de l’eau, mesurable en litres par seconde. Les « droits d’eau », octroyés par l’État de manière gratuite et à perpétuité, seront ensuite censés s’autoréguler par le marché dans des transactions de ventes et d’achats entre particuliers. L’eau est dès lors considérée comme un bien productif échangeable comme un autre, détenu par des propriétaires et soumis à la loi du marché.

Bien que ces « droits d’eau », puissent officiellement être acquis par toute personne ou toute entreprise en faisant la demande, et même s’il existe des possibilités de régularisation d’attribution de ces droits aux communautés en ayant un usage antérieur à la législation, dans la pratique, au vu des difficultés techniques, de la lourdeur administrative et de la vision productiviste du Code de l’eau, ce sont surtout les entreprises qui vont bénéficier de cette titularisation rigide de l’élément fluide.

L’attribution de ces titres propriétés sur l’eau se fait indépendamment des usages et du lien avec la terre, ce qui contribue à séparer la terre et l’eau. Il est désormais possible d’acquérir des terres sans eau et inversement de se retrouver propriétaire de terres sans accès à l’eau. Ce sont non seulement les activités humaines qui vont être touchées mais aussi les dynamiques et interactions de l’élément fluide dans les écosystèmes. Le rôle de circulation, de cohésion, et parfois même politique de l’eau dans les environnements écologiques, animaux, sociaux autres que ceux du marché disparaît, noyé dans les abstractions économiques, provoquant des déséquilibres sur les territoires.

L‘instauration légale de l’appropriation privée de l’eau aura donc des effets destructeurs au niveau de la dynamique des communs et va souvent pousser les entreprises extractives à se saisir des droits d’eau avant même d’obtenir des concessions sur les territoires.

Le Code minier, autre outil mis en place sous Pinochet en 1983, va faciliter l’œuvre d’appropriation des territoires concernés par des projets miniers. Il instaure la suprématie des entreprises sur les territoires et concède aux multinationales des droits inamovibles sur les concessions. Le code minier va privilégier un régime de propriété à usage productif sans respecter la priorité et la préexistence des communautés qui habitent sur place. Il a de plus un caractère contraignant pour l’État, obligeant ce dernier à verser aux entreprises la totalité des bénéfices non perçus en cas d’abandon forcé de l’exploitation. Ces deux instruments vont être utilisés conjointement par les multinationales, accélérant une spoliation légale des territoires et de l’eau, provoquant des conflits et des migrations, générant des incohérences et des irrationalités dans l’usage intégré de la ressource.

À la fin des années 90, la quasi-totalité des « droits d’eau » de surface a été attribuée et l’unique possibilité d’acquérir un droit d’eau est désormais de l’acheter au prix du marché. Par ailleurs, toute entreprise découvrant de nouvelles sources souterraines lors d’excavation, en devient automatiquement propriétaire. Cela va encore faciliter l’appropriation des eaux profondes par les entreprises minières.

Ces outils mis en place par la force sous le régime dictatorial de Pinochet vont être encore renforcés avec la Concertation chilienne [la coalition de partis centristes qui a succédé à la dictature et dont les représentants ont remporté toutes les élections nationales depuis], alors que les gouvernements successifs vont tout miser sur l’extractivisme au vu d’une demande mondiale en cuivre en pleine expansion.

Victoire de la justice à Caimanes : une percée vers la reconnaissance des communs ?

28 ans se sont écoulées depuis la sortie du pouvoir de Pinochet et pourtant, la Constitution chilienne reste inchangée, les instruments d’appropriation des communs sont toujours en place, voire perfectionnés. Dans un tel contexte, comment interpréter la victoire d’une communauté face à l’abus d’une entreprise extractive sur son territoire et l’ordre de restitution de l’eau émanant de la justice chilienne ?

C’est dans un climat peu propice à l’expression des droits et des communautés, et après plus de 8 années de batailles juridiques et de criminalisation de la contestation, que les avocats de la communauté de Caimanes obtiennent à partir de 2013 une série de victoires juridiques, dont la plus significative est celle le jugement rendu par la Cour suprême qui ordonne à l’entreprise la restauration du cours des eaux. Un verdit sans précédent pour un projet d’une telle envergure, s’agissant du troisième plus grand réservoir de déchets miniers au monde où s’accumulent plus de 2 000 millions de tonnes de déchets.

Cette résolution fait suite à une plaidoirie bien fondée des avocats de la communauté mais est aussi à interpréter dans un cadre de multiplication des conflits liés à l’eau au niveau national. Du nord au sud du Chili en effet, l’immense permissivité du pouvoir quant aux grands projets extractivistes qui se multiplient, a engendré des situations d’injustices et de spoliations qui sont de plus en plus criantes et dénoncées par les territoires.

Pour une citoyenneté rurale et urbaine de plus en plus en alerte et organisée, qui avance malgré la persistance de l’imposition du paradigme extractiviste comme moteur du développement, la décision prise le 21 octobre 2014 par les 5 juges de la Cour suprême de restitution des eaux à Caimanes va marquer. Elle remet en cause le droit sacré des entreprises à malmener le territoire chilien tandis que les voix locales commencent à être relayées dans quelques médias progressistes et réussit même à gagner la sympathie de quelques personnalités politiques chiliennes, alors que le gouvernement et la classe politique traversent une forte crise de crédibilité due aux vagues successives d’affaires de corruption et de conflits d’intérêt entre politiques et business.

Plus difficile à dire qu’à faire… Des avancées timides, mais significatives
La décision de la Cour suprême va provoquer un tollé au sein du lobby minier, et l’année 2015 va être marquée par les pressions de Antofagasta Minerals, propriétaire de Minera Los Pelambres, à l’encontre de la décision de justice. Le discours de l’entreprise va se focaliser sur la défense prétendue de « l’intérêt du pays », passant d’arguments sur l’emploi à d’autres sur les menaces de mise en danger de la vallée, et du développement du pays tout entier [2]. Elle va enfin se lancer dans une stratégie désespérée de « dialogue social » pour tenter de convaincre qu’il est possible de faire participer une communauté à la cogestion des risques… et des catastrophes.

C’est aussi à ce moment qu’intervient une nouvelle institution public-privée, « Valor Minero ». Créée par le lobby minier, elle regroupe aussi des membres du gouvernement pour travailler ensemble à repeindre l’extractivisme sous les couleurs idéales de « mines vertes, inclusives et vertueuses ». Elle va jusqu’à s’associer le pouvoir judiciaire pour lutter contre une tendance selon elle inacceptable de judiciarisation des conflits environnementaux, portant atteinte à la santé des investissements.
Mais au-delà de l’inquiétude des lobbys miniers et de leurs pressions, il convient de s’interroger sur le sens de la non application de la décision de justice. Si le Chili post Pinochet aime à vanter son respect des institutions, que dire d’une sentence dictée par un Tribunal qui reste sans effet ? Que s’est-il passé ? En réalité, malgré l’euphorie générée par l’annonce de la décision de justice, l’ordre ne sera pas exécuté parce que le fonctionnement du système juridique chilien ne prévoit pas d’application directe des verdicts. Bien que basée sur un travail d’expertise qui a pris en compte la disparition des eaux souterraines et assigné une responsabilité, au nom de laquelle la Cour a pu ordonner à l’entreprise de mettre en place un plan de retour des eaux par voie « naturelle » (avec obligation dans le cas contraire de démanteler le réservoir), la sentence rendue n’a pas d’autre pouvoir que déclaratif. La Cour va alors renvoyer la responsabilité du suivi de l’application du verdict au Tribunal de première instance.

Ce retour au Tribunal de première instance donnera alors mystérieusement l’opportunité d’une nouvelle expertise, financée par l’entreprise, qui fera alors valoir un soi-disant « accord de conciliation » avec la communauté, accord qui ne sera pourtant pas validé dans les urnes par la population…

Après l’euphorie de la victoire, la déception est amère. Le système juridique chilien a permis une sorte de grand écart entre la délibération des juges reconnaissant le droit théorique et sa mise en application, laissant entendre qu’en définitive les sentences du droit ne sont pas applicables et que seule la conciliation privée a un pouvoir effectif.

Bien que la chape de plomb semble se ressouder, les événements et les avancées de ces dernières années en matière de reconnaissance d’abus de droits et de récupération des communs, la mobilisation croissante des territoires, les positionnements individuels de certains hommes et femmes politiques de tout bord, le refus citoyen face aux nouveaux scandales et conflits d’intérêts, tout cela montre l’essoufflement d’un mode de gouvernance dont le technicisme a prétendu remplacer les droits et où le politique cherche timidement mais sûrement à reprendre sa place.

À la fin de son ultime mandat, la présidente chilienne Michelle Bachelet a tenté de mettre en place un projet de réforme du Code de l’eau Ce projet, tentant vaguement de reprendre une demande manifestée par le Mouvement pour la récupération de l’eau et la défense des territoires qui exigeait son abrogation sans pour autant toucher l’intérêt des grands groupes, ne remettait en cause ni la privatisation de l’eau, ni sa marchandisation, pas plus que les droits d’eau déjà concédés. Il visait à rétablir un meilleur contrôle étatique des usages, via la détermination de priorités pour les droits humains face à ceux des entreprises. Ce projet de modification s’est heurté aux lobbys qui ont réussi pour l’heure à le bloquer, mais il va sans dire qu’il est aussi resté très loin de la revendication citoyenne, qui exige la suppression pure et simple du Code de l’eau.

Aujourd’hui au Chili, il semble qu’il ne soit plus possible de continuer à étouffer la question des droits derrière un arsenal techniciste. La question est éminemment politique et fera son chemin.

Elif Karakartal

Elif Karakartal est réalisatrice de documentaires, membre de la Coordination Eau Ile de France, du collectif ALDEAH. Depuis 2012, elle suit le cas de la communauté de Caimanes en tant qu’observatrice internationale pour la Fondation France Libertés.

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Photo : Antofogasta Minerals CC via flickr

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