La sécheresse permanente en Australie ? Rationnements, solutions techniques et conflits politiques

, par  Olivier Petitjean

L’Australie a connu au cours des années 2000 une sécheresse qui a mis à mal des pans entiers de son système économique et social. Depuis l’agriculture jusqu’aux consommations urbaines, les difficultés de l’approvisionnement en eau entraînent des modifications profondes – quoique trop lentes et loin d’être toujours positives – des comportements et de la gouvernance de l’eau. Même si la situation s’est légèrement améliorée depuis, l’épisode augure d’un avenir difficile pour les ressources en eau du pays.

Voir aussi la note de mise à jour en bas d’article.

Depuis l’arrivée des premiers colons européens il y a 200 ans, l’Australie a régulièrement connu sécheresses et feux de brousse. Le phénomène a toutefois soudain changé d’échelle ces dernières années. En 2001, l’état de sécheresse était déclaré dans une grande partie de l’Est du pays, dans les États de Victoria, Nouvelle-Galles du Sud et Queensland. Mi 2009, il n’est toujours pas levé, et personne ne peut prévoir quand il le sera. Le début de l’année 2009, correspondant à l’été austral, a à nouveau été marqué par des chaleurs extrêmes et des incendies massifs, entraînant plusieurs centaines de décès.

L’Australie a toujours été un continent sec. Les déserts représentent plus des deux tiers de sa superficie. 90 % de la population s’est donc concentrée sur la côte Sud-est, où les précipitations sont – ou plutôt étaient ? – les plus importantes et les plus prévisibles. Or la pluviométrie n’a cessé de s’y réduire depuis les années 90. Malgré la mobilisation des autorités locales et fédérales, qui ont lancé une série de programmes et de mesures tous azimuts pour mieux gérer l’eau d’un côté et, de l’autre, pour trouver de nouvelles sources d’approvisionnement, la situation de pénurie est devenue chronique dans de nombreuses villes et dans les zones rurales. L’Australie illustre ainsi à sa manière les différentes formes d’adaptation (et d’inadaptation) de la gouvernance de l’eau à la nouvelle donne que constitue le changement climatique.

Les causes de la sécheresse

Parmi les causes assignées à la sécheresse que connaît le pays, c’est en effet au réchauffement climatique que revient la première place. L’Australie est l’une des régions du monde où la hausse des températures devrait être la plus marquée : le GIEC avance le chiffre de +6,7°C à l’horizon 2080. Il est notamment anticipé que les tempêtes océaniques d’hiver, dont l’Australie dépend pour la plupart de son eau, se déplacent en direction du pôle Sud. Même s’il n’est pas certain que la sécheresse des années 2000 soit directement imputable au changement climatique, il ne fait guère de doute en revanche que celui-ci aura pour effet de la rendre plus ou moins permanente. C’est d’autant plus vrai que, comme souvent, les effets du climat se conjuguent ici aux conséquences plus immédiates de l’activité humaine.

La situation de l’Australie a souvent fait la une de la presse internationale car elle semble illustrer jusqu’à la caricature le caractère insoutenable et égoïste d’un certain mode de vie occidental. D’une part, le gouvernement australien refusait (jusqu’à l’élection d’un gouvernement travailliste fin 2007) de signer le protocole de Kyoto, et les émissions de carbone par tête des Australiens atteignent presque le niveau de celle des États-Unis, alors même qu’ils sont parmi les premiers à souffrir du changement climatique. D’autre part, les Australiens consomment 30 % plus d’eau que la moyenne des pays de l’OCDE, et leur consommation a continué d’augmenter alors même que l’état de sécheresse était déclaré. En pleine pénurie d’eau, certains continuaient à remplir leurs piscines, laver leurs voitures et arroser leurs pelouses, refusant de reconnaître le droit d’une quelconque autorité de leur dénier cette « liberté individuelle ». Cette situation explique en partie que les mesures de conservation de l’eau aient pris, dans ce pays, un caractère particulièrement coercitif et, dans certains cas, violent.

Le secteur agricole menacé ?

Le facteur le plus décisif de la sécheresse est toutefois le mode développement agricole privilégié par l’Australie, et en particulier le choix de cultures inadaptées à l’environnement local, entraînant un recours massif à l’irrigation. La production agricole, qui ne représente que 3 % du PIB australien, consomme les deux tiers de l’eau du pays, qui est l’un des principaux producteurs de blé et de viande de la planète. Son importance au niveau mondial se mesure au fait que la sécheresse australienne a souvent été citée comme l’une des causes de la hausse des prix des matières premières (en particulier du blé) en 2005-2008. L’extension de l’agriculture s’est également accompagnée d’une déforestation massive et continue : plusieurs dizaines de milliers d’hectares continuent de disparaître chaque année.

Le secteur agricole commence à subir de plein fouet les contrecoups de son développement : les sols se salinisent ; les feux de brousse se multiplient, intervenant plus tôt dans la saison et devenant plus intense ; enfin et surtout, l’eau manque cruellement. Le bassin du Murray-Darling, qui abrite 70 % des terres irriguées et 40 % de la production agricole du pays (et la plus grande partie de la production vivrière), est le plus durement touché. Aux effets de la sécheresse s’y ajoutent ceux d’un système d’irrigation en mauvais état, entraînant un gâchis considérable des ressources. Le niveau des eaux y reste très faible (le fleuve n’atteint plus la mer 4 jours sur 10), entraînant des dommages non seulement pour l’agriculture, mais aussi pour la santé écologique même du fleuve et des écosystèmes qui en dépendent. Régulièrement, l’eau en est déclarée impropre à la consommation humaine en raison de l’acidification entraînée par la faiblesse du débit. Le milieu rural a perdu des dizaines de milliers d’emploi ; les pertes de revenu se comptent, les pires années, en, milliards de dollars US ; les productions de riz, de coton, de blé, de viande ont substantiellement décliné ; de nombreux petits agriculteurs ont fait faillite, ont changé de métier, ont déménagé ou, dans certains cas, se sont suicidés – tout ceci en dépit des milliards de dollars dépensés par les États et le gouvernement fédéral pour venir au secours des agriculteurs.

Parallèlement, les autorités s’efforcent de mettre en œuvre une gouvernance plus efficace de l’eau destinée à l’irrigation et de sa répartition. La mise en place d’un plan de gestion de l’eau au niveau du bassin du Murray-Darling a toutefois occasionné des conflits politiques entre les États et le niveau fédéral, les premiers étant souvent dirigés par les travaillistes et le dernier jusqu’en 2007 par les conservateurs. Avec l’alternance au niveau fédéral, les États ont accepté l’entière dévolution au niveau central de la gouvernance de l’eau (voir Les conflits sur l’eau au sein d’États fédéraux).

Le système de répartition de la ressource, qui repose sur des allocations en eau et s’accompagne du développement d’un « marché de l’eau » (voir le texte Les « marchés de l’eau », au Chili et ailleurs) où ces allocations peuvent être échangées, entraîne des effets pervers : pour certains petits agriculteurs, il devient plus avantageux de vendre leur droit à l’eau aux compagnies minières du pays que de cultiver leurs terres. Le prix des droits à l’eau varie maintenant en fonction de celui des matières premières agricoles au niveau mondial : si le prix de celles dont la culture nécessite beaucoup d’eau monte, le prix de l’eau monte également. Les cultivateurs de blé peuvent dès lors par exemple préférer « laisser passer » une année et vendre leur eau à des cultivateurs de coton. Banques et consortiums se mettent également de la partie, achetant de grandes quantités d’eau pour la réinvestir ultérieurement dans des exploitations comme n’importe quel autre « capital ». Un tel système a pour effet de favoriser l’agrobusiness. Surtout, il n’a pas résolu le problème de pénurie, puisque les allocations en eau sont toujours régulièrement menacées de suspension en l’absence de précipitations. En conséquence, le gouvernement australien a mis en place un programme de rachat des allocations d’eau pour ramener les extractions à un niveau soutenable. En 2009 par exemple, il aura racheté pour 250 millions de dollars US les droits à l’eau d’un grand groupe agricole du Murray-Darling (équivalents à 240 milliards de litres d’eau). L’eau ainsi économisée sera affectée exclusivement à la restauration des écosystèmes.

Le gouvernement de l’État de Nouvelle-Galles du Sud projetterait d’étendre le système d’allocation de droits à l’eau par vente aux enchères, appliqué jusqu’alors aux eaux de surface, à l’eau souterraine du Grand Bassin Artésien. Ce qui ne manquerait pas de relancer les conflits politiques puisque cet aquifère est partagé entre plusieurs États et qu’il constitue la seule source d’approvisionnement pour la plupart des régions intérieures.

L’année 2009 a encore été une fois été marquée par une progression record des marchés de l’eau australiens, mais certains États (surtout celui de Victoria) ont été dénoncés sous prétexte qu’ils auraient posé trop de restrictions au développement de ce marché (notamment au niveau inter-étatique) dans le but de protéger leurs agriculteurs contre la "tentation" de vendre leurs droits à l’eau aux utilisateurs industriels ou urbains.

Les restrictions de consommation dans les villes

La plupart des grandes villes australiennes : Brisbane, Sydney, Melbourne, Perth et Adélaïde, voient leurs réserves baisser petit à petit, et se trouvent contraintes de repenser entièrement leur système d’approvisionnement, mais aussi d’imposer des restrictions à la consommation. Selon le niveau d’alerte, il peut désormais être interdit d’arroser sa pelouse, de laver sa voiture au jet, de remplir sa piscine – voire de prendre un bain – à certaines heures. Lorsque le niveau d’alerte maximal est atteint, tout usage de l’eau à l’extérieur est purement et simplement interdit.

Or, souvent, les habitants ne se sont pas montrés disposés à renoncer à leurs habitudes de gaspillage de l’eau. La persuasion n’étant pas suffisante, les autorités se sont donc vues obligées de recourir à la coercition, en mettant en œuvre les grands moyens sécuritaires : tournées de police ou d’inspecteurs de l’eau en ville pour contrôler les usages, patrouilles de rangers au bord des rivières pour traquer les voleurs d’eau, contrôles satellites… Les contrevenants peuvent voir réduite la pression de l’eau qui leur est fournie ou payer une amende conséquente. La tension sociale qui n’a pas manqué de résulter de ces restrictions a fait fin 2007 une victime : un homme décédé suite à une altercation avec son voisin à propos de l’arrosage d’une pelouse…

On assiste toutefois progressivement à une évolution positive des mentalités et à l’adoption de comportements plus responsables. Il est vrai qu’il n’y a pas vraiment le choix… Canberra aurait vu sa consommation d’eau baisser d’un tiers en un an. Celle de Melbourne est revenue en 2008 à son niveau de 1934, et celle de Sydney à son niveau de 1974, malgré 1,2 million d’habitants supplémentaires. Les Australiens équipent de plus en plus leurs maisons de citernes pour récolter l’eau de pluie. Dans plusieurs États de la côte Est, l’installation d’une telle citerne est d’ailleurs légalement obligatoire pour toute maison neuve. En Nouvelle-Galles du Sud, les prescriptions vont plus loin encore, puisqu’elles requièrent l’inclusion d’un système de recyclage de l’eau envoyant l’eau du bain dans les toilettes et celle de la vaisselle dans le jardin. Un système d’étiquetage obligatoire des équipements domestiques au regard de l’efficience de leur usage de l’eau a été mis en place en 2006 (voir le texte "Étiquetage des équipements domestiques en fonction de leur consommation d’eau"). L’Australie a également été pionnière en ce qui concerne la mise au point de toilettes utilisant très peu d’eau. Enfin, les consommateurs australiens, qui s’étaient régulièrement opposés avec force à l’utilisation d’eau usée recyclée, comme en font foi plusieurs référendums locaux, semblent d’après les dernières enquêtes d’opinion se résigner à l’inévitable, même en ce qui concerne son utilisation comme eau de boisson.

Les investissements technologiques

Confronté à la sécheresse, le gouvernement australien a adopté en juin 2004 une « Initiative nationale de l’eau » visant à redéfinir entièrement la gestion de l’eau dans toutes ses dimensions : mesure et surveillance de l’état des ressources, capacités de stockage, droits d’accès et marchés de l’eau, réforme des systèmes de gestion urbains et ruraux. Ce programme était accompagné de la mise en place d’un fonds d’investissement dans le secteur de l’eau, lequel a donné l’impulsion à la construction de nombreuses nouvelles infrastructures. Certains de ces nouveaux projets visent à réduire les gaspillages inutiles, comme la conversion des canaux ouverts en pipe-lines pour éviter les pertes dues à l’évaporation. Mais la plupart d’entre eux restent davantage orientés par une politique d’augmentation de l’offre d’eau à n’importe quel prix que par un effort de rationalisation et de modération des usages. Les projets les plus importants sont ainsi ceux de construire plusieurs usines de dessalement (Perth, Sydney, Melbourne…), des usines de traitement de l’eau, de nouveaux barrages (Urannah) ou de nouveaux conduits pour transférer l’eau sur de grandes distances, ainsi que le lancement d’opérations de prospection dans le Nord du pays. Dans certains cas, un certain effort est fait pour limiter les impacts négatifs des projets : en ce qui concerne l’usine de dessalement de l’eau de mer projetée par la ville de Perth, par exemple, une grande partie de ses (importants) besoins en énergie devraient être couverts par des sources renouvelables, solaire et éolien. Les projets de recyclage des eaux usées à des fins industrielles, agricoles ou domestiques commencent également à se multiplier.

L’ampleur de ces investissements fait de l’Australie un véritable laboratoire pour les nouvelles technologies de l’eau, et les multinationales du secteur y sont particulièrement présentes et actives. Cet investissement massif n’est d’ailleurs pas sans donner lieu à des dérives de type "sécuritaire", comme l’a montré l’affaire révélée par la presse australienne où les autorités policières de Melbourne et de l’État de Victoria ont purement et simplement "livré" leurs fichiers d’activistes au consortium privé (mené par Suez) en charge de la réalisation d’une gigantesque usine de dessalement, jugée cruciale pour la sécurité de ce territoire. On peut également craindre que certaines de ces technologies, comme le dessalement, ne parviennent à atténuer une partie des effets de la crise de l’eau que connaît le pays qu’au prix d’en renforcer les causes fondamentales.

NOTE DE MISE À JOUR (juillet 2015)
L’Australie continue à être sujette à des sécheresses régulières, même si aucune n’a pour l’instant atteint la même ampleur que la succession d’années sèches des années 2000. Du côté de la gouvernance des ressources, le retour au pouvoir d’un gouvernement conservateur et climato-sceptique au niveau fédéral a conduit à remettre en cause nombre des avancées politiques obtenues suite à la sécheresse, comme le programme de rachat de droits d’extraction d’eau dans le Murray-Darling, sinon l’existence même d’instances officielles et scientifiques chargées de superviser la gestion de l’eau (National Water Commission). Les grandes infrastructures construites à l’occasion de la sécheresse (usines de dessalement comme à Melbourne et ailleurs) restent inutilisées, et coûtent très cher aux contribuables et usagers australiens. Mais une partie de la population semble s’y être résignée, estimant qu’elles finiront bien par servir...

SOURCES
 Rapport technique IPCC eau et changement climatique. http://www.ipcc.ch/ipccreports/tp-c...
 Florence Decamp, « Chasseurs d’eau à Sydney », Libération, 26 octobre 2007.
 Amis de la Terre international, « Les voix des populations affectées par le changement climatique », novembre 2007. http://www.amisdelaterre.org/Les-po...
 Marc Laimé, « Crise de l’eau : le laboratoire australien », http://blog.mondediplo.net/2007-06-...
 « Like oil, speculators and water an uneasy mix », Reuters, 31 août 2008
 « Climate Change Ground Zero : Drought and Fires Devastate Australia », Keith Schneider, Yale Environment 360, 4 avril 2009. http://www.alternet.org/environment...

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