Le droit à l’eau, réaliste seulement pour les multinationales ?

, par  Olivier Petitjean

Les problèmes de coûts et de financement sont régulièrement invoqués pour caractériser la notion de "droit à l’eau" comme un objectif irréaliste, bien que louable, dans les pays du Sud. Or, dans les faits, les grandes exploitations agricoles, les usines et les mines opérées par les multinationales n’ont souvent aucun mal à accéder, dans ces mêmes pays, à des ressources en eau abondantes.

Depuis la Conférence de Mar del Plata en 1977, la communauté internationale a réaffirmé solennellement à plusieurs reprises l’objectif d’un accès universel à l’eau et à l’assainissement « d’ici dix ans ». Les Objectifs du millénaire en matière d’eau et d’assainissement, dont la formulation est pourtant plus modeste que précédemment, sont bien partis, eux aussi, pour n’être pas atteints. Aujourd’hui, près d’un milliard de personnes n’a toujours pas accès à l’eau potable, principalement dans les zones rurales et dans les quartiers périphériques des pays du Sud. La situation est pire encore en ce qui concerne l’assainissement.

Une raison fréquemment avancée, apparemment de bon sens, pour expliquer cette incapacité chronique est qu’assurer l’approvisionnement en eau de zones éloignées et défavorisées représente un coût trop important pour des populations pauvres et des États aux moyens limités. La conception de l’eau comme « bien économique », dont la gestion doit être fondée sur un recouvrement total des coûts auprès des usagers, a réussi à s’imposer sur la scène internationale (lire Gouvernance de l’eau : l’évolution des modèles au niveau international), servant d’excuse aux gouvernements et d’argument aux bailleurs de fonds internationaux pour imposer la privatisation des services de l’eau. En fait, même assorti de mesures redistributives (comme des tarifs modulés selon les revenus ou les niveaux de consommation), ce principe selon lequel, suivant l’expression consacrée, « l’eau paie l’eau », qui nous est seriné au Nord comme au Sud, n’a en soi rien d’évident. Assurer le financement du service de l’eau par un système plus proche de l’impôt pourrait être plus juste et plus efficace, et correspondrait davantage au caractère de droit fondamental que devrait revêtir l’accès à l’eau. Divers acteurs se mobilisent depuis plusieurs années pour que cette notion de « droit à l’eau » soit consacrée au niveau international, mais ils se heurtent encore à la conception économique dominante (lire Le droit à l’eau dans les pays du Sud et Le droit à l’eau (1)).

Surtout, l’argument économique est d’une grande hypocrisie. Au Nord comme au Sud, ce sont les habitants urbains et ruraux qui sont sans cesse responsabilisés, voire culpabilisés, quand il s’agit d’assumer la charge financière du service de l’eau ou de réduire les consommations pour économiser une ressource devenue plus rare. Or, dans la réalité, ce sont les usages agricoles et industriels de l’eau qui représentent 90 % des consommations de cette ressource, souvent obtenue à titre gratuit ou (via diverses subventions directes ou indirectes) à un prix ridiculement bas par rapport à celui qui est supporté par les ménages. L’agrobusiness et l’industrie sont également à l’origine d’une grande partie de la pollution de l’eau, mais là encore ne prennent en charge qu’une portion infime des coûts ainsi engendrés pour la collectivité. Une situation qui ne les incite d’ailleurs ni à développer des procédés techniques et des modes d’irrigation plus économes en eau, ni à réduire leurs pollutions.

Cette disparité n’est nulle part plus scandaleuse que dans les pays du Sud où, sur un même territoire, des usines ou de grandes exploitations agricoles contrôlées par des multinationales consomment de vastes quantités d’eau alors même que les communautés riveraines souffrent de la rareté de cette ressource. L’accaparement des ressources en eau par les multinationales ou l’agrobusiness peut prendre diverses formes, depuis l’épuisement des nappes phréatiques locales jusqu’à la pollution des rivières environnantes par les rejets chimiques. Dans certains cas extrêmes, comme au Chili ou dans l’Ouest des États-Unis, le système légal permet à un acteur privé de s’approprier purement et simplement les ressources en eau. C’est ainsi que l’entreprise Endesa a acquis 80 % des droits sur l’eau dans la région du Sud du Chili pour ses projets hydroélectriques, ou encore que les mines de cuivre de l’Atacama ont pu priver insidieusement les villages de la zone des maigres ressources dont ils disposaient jusqu’alors (lire L’eau en bouteille, aberration sociale et écologique).

Dans la plupart des cas, cependant, c’est l’absence de contrôle et de régulation, parfois assortie d’une complicité active des autorités, qui permet aux multinationales de faire littéralement ce qu’elles veulent avec les ressources en eau. Les activités de Coca-Cola en Inde fournissent le meilleur exemple de ce type de pratiques. Dans le village de Mehdiganj (Uttar Pradesh), à 20 kilomètres de Bénarès, une usine de Coca-Cola produit tous les jours 500 000 bouteilles de 300 ml de Coca-Cola, ce qui représente une consommation d’eau d’environ 500 000 mètres cubes par jour. Inévitablement, le niveau des eaux souterraines a baissé de plusieurs mètres, asséchant la plupart des puits situés aux alentours de l’usine. La communauté locale s’est mobilisée et a porté l’affaire devant les tribunaux, qui ont déjà ordonné la fermeture de deux autres usines de Coca-Cola sur le territoire indien pour des raisons similaires (lire La « conservation de l’eau » selon les multinationales. L’exemple du cas de Coca-Cola en Inde)

SOURCE
 Une version abrégée de ce texte est parue dans le numéro HS9 d’Altermondes, printemps 2010.

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