Les autorités états-uniennes inventent une nouvelle manière de dépolluer l’eau : rendre les normes plus laxistes

, par  Larbi Bouguerra

Aux États-Unis, les agences de distribution de l’eau et les industries les plus polluantes ont souvent réussi à se décharger de leurs responsabilités en matière de qualité de l’eau potable grâce à l’oreille bienveillante prêtée par l’administration à la défense de leurs intérêts économiques.

Aux États-Unis, certains distributeurs d’eau ont trouvé un moyen particulièrement efficace de faire face à leurs responsabilités en matière de qualité des eaux et de lutte contre la pollution : elles se contentent d’exercer des pressions sur le Congrès et l’administration fédérale pour rendre plus laxistes les normes de l’eau potable. Résultat : en 1993 et 1994, les Américains ont bu une eau contaminée par le plomb, les pesticides et les composés organiques volatils. 11 millions de personnes ont consommé une eau contaminée par les coliformes fécaux, et 43 millions ont été exposées au cryptosporidium, micro-organisme qui a fait une centaine de victimes à Milwaukee en 1993.

Les États-Unis n’ont d’ailleurs pas l’exclusivité de ce genre d’incidents. Leur voisin canadien également a connu des cas importants de contamination de l’eau potable, par la bactérie E. Coli en 2000 à Walkerton, dans l’Ontario, et encore une fois par le cryptosporidium à North Battleford, dans le Saskatchewan. Au premier rang des accusés figure là aussi la manière dont certains responsables politiques, comme Mike Harris, Premier ministre de l’Ontario de 1995 à 2002, ont systématiquement encouragé la dérégulation, et en particulier cherché à miner les normes environnementales mises en place par leurs propres administrations.

Les normes de l’eau potable sont aux États-Unis en but à une pression permanente de la part des industriels, comme le montrent les quelques cas suivants.

En mai 2000, la justice américaine, à la demande des industriels producteurs de chlore, a interdit à l’EPA (Environmental Protection Agency, principale agence fédérale de l’environnement) d’imposer la tolérance zéro au chloroforme dans les eaux potables, bien qu’il soit connu depuis longtemps que ce produit est hépatoxique. Selon les experts, cette substance est un « cancérogène probable », c’est-à-dire qu’elle n’intervient pas directement sur l’ADN de la cellule pour provoquer un cancer, mais utilise d’autres mécanismes pour induire la tumeur. Arguant de ce caractère de « probabilité », les industriels ont plaidé avec succès pour une tolérance non nulle. Si cette décision était confirmée, ce serait la première fois que l’EPA admettrait une norme différente de zéro pour un carcinogène.

De même, le Congrès a définitivement approuvé en 2000 l’arrêt d’un programme visant à freiner la pollution des cours d’eau du pays par les écoulements en provenance tant des exploitations agricoles que des industries. Or l’EPA estime que 40 % des rivières du pays ne satisfont pas aux standards de qualité des eaux. En 1994, l’association « Médecins pour la responsabilité sociale » a affirmé que 14 millions d’Américains buvaient régulièrement une eau contaminée par des herbicides particulièrement toxiques développés dans les années 50 comme l’alachlor, l’atrazine, la cyanazine, le metalochlor et la simazine. La présence de contaminants de ce type fait que 3,5 millions de personnes dans 120 villes font face à des risques de cancer 10 à 100 fois plus élevés que la norme fédérale.

En juin 2000, l’administration Clinton, via l’EPA, a proposé des restrictions supplémentaires à la présence de l’arsenic dans l’eau bue par les Américains, abaissant sa concentration légale maximale de 50 à 5 ppb. L’arsenic est en effet responsable du cancer de la peau, de la vessie et du poumon. L’année précédente, l’Académie américaine des sciences avait elle-même demandé que la norme soit ramenée à 10 ppb « de toute urgence ». L’Association des administrateurs de l’eau potable des Etats (ASDWA) s’est opposé à cette norme, réclamant qu’elle soit ramenée à 20 ppb et que de nouvelles études soient réalisées. Le président Bush Jr, suite à son élection, à épousé la cause des industriels. Les secteurs du bois (grands consommateurs d’arsenic) et de l’électricité (le charbon contient de l’arsenic) avaient en effet généreusement contribué au financement de sa campagne. Si la nouvelle norme prévue par l’administration Clinton était entrée en vigueur, les distributeurs d’eau auraient eu à débourser entre 400 et 500 millions de dollars pour se conformer à la loi. La norme applicable à ce poison qu’est l’arsenic s’est donc retrouvée, aux États-Unis, inférieure à celle prescrite par l’OMS et mise en œuvre dans tous les pays développés.

Tout ceci explique que la question de l’eau angoisse nombre d’américains, comme l’a montré par exemple le film Erin Brokovitch avec Julia Roberts. Cette œuvre campe des juristes défendant une communauté dont l’eau a été contaminée par le chrome d’un industriel et qui souffre dans sa chair et dans sa descendance de cette pollution insidieuse et invisible provoquée par des gens qui n’ont d’yeux que pour le profit et se dérobent à leurs responsabilités face aux indicibles blessures et aux intenables cancers et malformations infligées aux enfants des familles modestes. En mai 2003, la firme Honeywell a été condamnée à réhabiliter une rivière du New Jersey contaminée, précisément, par le chrome – polluant dont elle connaissait pourtant les dangers depuis les années 80.

SOURCES
 Texte extrait de l’ouvrage de Larbi Bouguerra, Les batailles de l’eau : pour un bien commun de l’humanité, Enjeux Planète, 2003, p. 129-133. S’y référer pour les références secondaires).

Post-scriptum (Olivier Petitjean, 2009)

La dérégulation environnementale mise en œuvre par l’administration Bush n’a pas faibli au cours des années, bien au contraire.

En 2005, l’Energy Act exemptait les industries d’extraction du gaz naturel par forage profond (voir le texte La dépendance du secteur de l’énergie à l’égard de l’eau et les risques liés au changement climatique) de l’obligation de se conformer aux standards de l’eau potable.

En 2006, la Cour suprême (à majorité conservatrice) avait rendu un arrêt restreignant fortement la portée du Clean Water Act, loi environnementale majeure votée en 1972. Jusqu’alors, cette loi couvrait absolument toutes les eaux, mais la Cour suprême, exploitant une ambiguïté du texte de loi original, a prétendu limiter son champ d’application aux eaux navigables. L’application de la loi aux zones humides et aux petits cours d’eau devant être décidée au cas par cas, et il devait revenir à l’EPA de « prouver » un lien significatif entre leur qualité et celle des eaux navigables. L’incertitude qui en a résulté, associé à la volonté de l’administration Bush de faire sauter toutes les régulations qui pouvaient entraver les intérêts industriels, a entraîné l’abandon par l’EPA de plusieurs centaines d’enquêtes ou de procédures relatives à la qualité de l’eau (principalement des cas de pollution au pétrole), selon un rapport rendu public en décembre 2008.

En 2008, l’EPA a refusé d’interdire la présence dans l’eau du perchlorate, ingrédient entrant dans la confection du combustible pour missiles et fusées utilisé par l’armée américaine. Des traces de cette substance ont été retrouvées dans de nombreux sites aux États-Unis, en particulier à côté d’installations militaires. Le perchlorate est également utilisé dans certains engrais. Il affecte la thyroïde et sa production hormonale en empêchant la fixation de l’iode. Il en résulte des retards mentaux chez le fœtus et le nourrisson, ainsi que des tumeurs thyroïdiennes. Comme certaines cultures, telle la laitue, concentrent ce composé, l’exposition de la population peut se faire non seulement par l’eau contaminée, mais aussi par certaines plantes comestibles.

Dans ses derniers jours, l’administration Bush cherchait encore à supprimer ou restreindre les régulations environnementales relatives à la qualité des eaux : publication d’une directive officialisant le champ d’application restreint du Clean Water Act, légalisation du rejet dans les cours d’eau des déchets issus des mines de charbon, levée des obligations environnementales des exploitations d’élevage…

L’arrivée au pouvoir de l’administration Obama a heureusement marqué la fin de ces dérives. Des projets de lois ont été présentés en avril 2009 pour mettre à jour le Clean Water Act et lever toute ambiguïté quant à son champ d’application. Par ailleurs, le premier budget présenté par l’administration Obama proposait une augmentation de 60 % des fonds de l’EPA destinés à assurer la qualité de l’eau potable. Près de 4 milliards de dollars US seront consacrées pour l’année fiscale 2010 à l’amélioration des infrastructures de traitement des eaux. Enfin, l’EPA a annoncé qu’elle remettrait à l’étude la question de la pollution au perchlorate.

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