Les eaux usées, révélateur de la consommation de drogues illicites dans les villes

, par  Larbi Bouguerra

Au cours du printemps dernier, les bacheliers norvégiens ont célébré, à Oslo, deux semaines d’affilée, la fin de l’année scolaire appelée localement les « festivités Russ ». Un suivi du niveau des drogues dans les eaux usées de la ville a alors révélé un pic de la concentration d’ecstasy. Celle-ci a été, en effet, multipliée par dix dans le réseau souterrain de la ville.

Ces dernières années, les spécialistes de la qualité de l’eau ont fait le suivi des drogues illicites en prélevant des échantillons d’eaux d’égout, tant à Oslo qu’à Londres et San Diego en Californie, pour rendre compte des effets des politiques de contrôle de ces substances. Cependant, les méthodes d’analyse courantes nécessitaient des équipements coûteux pour la collecte des échantillons et ne permettaient pas un suivi continu des eaux usées. Or, Christopher Harman et deux de ses collègues (Kevin Thomas et Malcolm Reid) du Centre interdisciplinaire de recherches environnementales et sociales de l’Institut Norvégien de recherche sur l’eau d’Oslo ont montré que « les filtres passifs » constituent un instrument efficace et bon marché pour mesurer, durant plusieurs semaines, la consommation de drogues dans les eaux usées de la ville. Avec ces filtres, ils ont étudié le flux et le reflux de onze substances dans les égouts d’Oslo, une année durant, et notamment durant les festivités Russ. Dans le passé, Kevin Thomas, de l’Institut Norvégien de recherche sur l’eau, et ses collègues avaient utilisé des « échantillonneurs passifs » pour faire le suivi de l’état de l’eau autour des plateformes pétrolières pour détecter les sous-produits de l’extraction des hydrocarbures. Ils en ont déduit que cet équipement pourrait servir à mettre en évidence les métabolites des drogues illicites (composés résultant du passage des substances dans le système digestif humain) dans les réseaux d’eaux usées. De plus, contrairement aux échantillonneurs automatiques - qui stockent de petits prélèvements d’eau pour une analyse ultérieure en laboratoire - les filtres passifs sont peu coûteux, de petite taille et ne nécessitent pas d’électricité - ce qui en fait d’excellents candidats pour des études de longue haleine et dans des espaces réduits.

C’est ainsi que les chercheurs ont recueilli des informations sur six drogues – dont la cocaïne, l’ecstasy et l’antihistaminique cétirizine (ou Zyrtec) ainsi que les métabolites de cinq substances. En fait, on a introduit cet antihistaminique pour tester les techniques d’analyse. Comme on sait peu de choses sur l’usage des drogues illicites dans la ville, l’inclusion du Zyrtec - médicament vendu sur ordonnance et pouvant présenter des pics en liaison avec les concentrations de pollen dans l’espace urbain - peut être un excellent repère. Les chercheurs ont notamment vérifié cette corrélation entre les niveaux de pollen dans l’air et les concentrations de cétirizine dans les eaux usées. Pour cet antihistaminique, une augmentation significative a été relevée durant la période estivale. Par ailleurs, l’amphétamine et la méthamphétamine ont montré plusieurs pics au cours de l’année tout comme la cocaïne et deux de ses métabolites. Kevin Thomas avertit néanmoins que tout pic dans la concentration des drogues illicites ne représente pas forcément un changement de la consommation de celles-ci. Les fluctuations soudaines du flux de l’eau, comme par exemple lors de la fonte des neiges au printemps, peuvent dérégler les appareils, et les chercheurs travaillent sur des instruments qui seront moins sensibles aux variations soudaines du courant d’eau à l’avenir.

Au final, ce type de recherche, affirme Kevin Thomas, améliore les méthodes actuelles de monitoring de l’usage des drogues illicites. Les spécialistes de santé publique affectionnent les interviews individuelles. Ce qui conduit généralement à sous-estimer l’usage réel des drogues. L’approche par analyse des eaux usées, elle, est absolument anonyme. Thomas conclut : « Au lieu de montrer du doigt un individu donné, la méthode pointe une ville dans son ensemble. » En fait, les calculs basés sur les travaux de son équipe permettent d’affirmer – grâce à l’étude des eaux usées de la ville d’Oslo - que le consommation de cocaïne est de l’ordre de 0,31 à 2,8 g/jour pour 1000 habitants. On signalera que des travaux similaires sont conduits en Italie par Sara Castiglione à l’Institut Mario Negri de recherches pharmacologiques à Milan.

Commentaire

Les inquiétudes que suscite la consommation des drogues illicites taraudent un certain nombre de sociétés provoquant interrogations, alarmes, débats - et souvent des problèmes de santé publique et de société. Des informations précises quant aux tendances de la consommation sont essentielles pour les décideurs et les agents chargés d’appliquer la loi. « L’épidémiologie des eaux usées » s’est ainsi imposée comme une nouvelle technique qui procède à la mesure des drogues et de leurs métabolites dans les eaux d’égout. Elle est capable de donner une photographie de l’usage des produits illicites dans une ville ou une communauté en analysant ses rejets liquides. A l’heure où les océans - où aboutissent au final les eaux de la planète - « seraient à la veille d’une crise biologique inédite depuis 55 millions d’années » (Stéphane Foucart, Le Monde du 24 juin 2011, page 11), tout ce qui contribue à améliorer notre connaissance de la qualité des écoulements qui s’y déversent est bienvenu et permet d’apprécier l’ampleur des menaces pesant sur l’hydrosphère, donnant à tout un chacun la latitude d’apprécier sa responsabilité vis-à-vis de la Terre-Mère comme dirait Edgar Morin.

Ainsi donc, l’eau révèle, une fois de plus, ses capacités insoupçonnées et les immenses services qu’elle peut rendre au genre humain. Bachelard n’affirmait-il pas que « l’eau est un organe du monde » ? De son côté, le regretté nil Agarwal, grand écologiste indien et directeur du fameux Centre pour la Science et l’Environnement (CSE) de New Delhi disait : « L’eau est le dépositaire ultime de tous les péchés de l’homme. Tout déchet qu’il produit s’y retrouve au final. Plus une société commet de péchés à l’endroit de l’eau et plus elle lui est insensible et indifférente, plus dégradés sont ses rivières, ses fleuves et ses lacs. »

SOURCES
 Lucas Laursen, « Sewer sampling reveals patterns of drug use », Chemical & Engineering News, 16 juin 2011.
 Christopher Harman, Malcolm Reid et Kevin V. Thomas, “In situ calibration of a passive sampling device for selected illicit drugs and their metabolites in wastewater and subsequent year-long assessment of community drug usage”, Environmental Science and Technology, 7 juin 2011.

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