Les enjeux d’une politique nationale de l’eau : le Bangladesh

, par  Olivier Petitjean

Un tour d’horizon des différentes problématiques de l’eau dans un pays comme le Bangladesh révèle la multiplicité des enjeux et la complexité à laquelle doivent faire face les autorités publiques pour définir une politique de l’eau au niveau national, même lorsque l’objectif général (un accès équitable et soutenable à l’eau pour toute la population) est clair et simple à énoncer.

Dès l’indépendance du pays en 1971, le gouvernement du Bangladesh a accordé une grande importance à la question de l’eau. À l’époque, la priorité était la réhabilitation des réseaux d’approvisionnement et d’évacuation endommagés par la guerre, ainsi que la création de nouvelles infrastructures. Étant donné la situation très particulière du pays, qui occupe essentiellement un vaste système de delta où se rencontrent Gange, Brahmapoutre et Meghna, et qui dépend donc pour une grande partie de son approvisionnement d’une eau venant de l’extérieur, la gouvernance de l’eau au Bangladesh est une affaire complexe, qui a encore été complexifiée par l’apparition de nouveaux problèmes : changement climatique (voir le texte L’Himalaya, le changement climatique et la géopolitique de l’Asie) ou contamination des eaux souterraines par l’arsenic (voir le texte L’arsenic dans l’eau, ou quand l’enfer est pavé de bonnes intentions), par exemple. Le pays est soumis à de nombreux aléas climatiques : inondations, cyclones, tremblements de terre, sécheresses régulières, érosion très importante. Le relief très plat du pays l’empêche de mettre en place des retenues d’eau en nombre suffisant, qui seraient pourtant nécessaire pour faire face à la forte saisonnalité des précipitations (mousson). La coopération avec les pays d’amont pourrait éventuellement pallier cette insuffisance, mais la situation actuelle plutôt marquée par l’unilatéralisme de la part de l’Inde (voir la première partie du texte L’Himalaya, le changement climatique et la géopolitique de l’Asie). Le faible débit des fleuves durant la saison sèche, ajouté au manque d’infrastructures de diversion et aux problèmes de qualité des eaux de surface (turbidité due à la sédimentation, pollution venue de l’amont), a entraîné une surexploitation des aquifères souterrains.

Les principaux instruments globaux de gouvernance de l’eau mis en avant par le gouvernement sont la National Water Policy (Politique nationale de l’eau, 1999) et le National Water Management Plan (Plan national de gestion de l’eau, 2003). Enfin, la question de l’eau se pose de manière très différente dans les trois grandes entités qui forment le Bangladesh : les zones urbaines et avant tout la capitale Dhaka, les zones rurales, les zones côtières. Dans les trois cas, on retrouve toutefois des enjeux du même ordre, au premier rang desquels la nécessité de mettre en place des structures de gouvernance adaptées et efficaces, mais aussi de contrecarrer les effets des inégalités sociales sur l’accès à l’eau.

La gestion de l’eau à Dhaka

Le principal acteur de la gestion de l’eau dans la capitale est la Dhaka Water Supply and Sewerage Authority (DWASA). Dhaka a une population de près de 12 millions d’habitants, représentant une demande journalière de 2 100 millions de litres d’eau. Or seuls 1 600 millions de litres sont disponibles, soit 76 % de cette demande. On estime toutefois que 30 % de l’eau distribuée est perdue au niveau des consommateurs eux-mêmes, principalement à cause de robinets restant ouverts inutilement. La plupart des robinets de rue coulent perpétuellement. Cela montre qu’il existe une marge de manœuvre au niveau de la demande pour remédier aux problèmes d’accès à l’eau : réduire les gaspillages, mais aussi utiliser des équipements plus efficaces (toilettes). Les outils pour ce faire sont la conscientisation des résidents urbains, mais aussi la mise en place d’une tarification plus adaptée de l’eau, qui attire l’attention des consommateurs sur le prix de cette ressource sans pour autant pénaliser les couches les plus pauvres. Une tarification progressive en fonction de la consommation et des revenus semble la plus appropriée. Mais encore faut-il que les factures d’eau soient gérées rationnellement et efficacement, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui : sans parler des connexions illégales au réseau, les consommateurs sont souvent sous-facturés ou facturés à prix fixe. Les habitants les plus riches bénéficient de davantage d’eau dans la mesure où ils possèdent des réservoirs personnels ou parviennent à s’approprier certaines ressources (points d’eau, canaux). En raison des problèmes de facturation, ils ne paient souvent pas l’eau à mesure de leur consommation. L’accès à l’eau des habitants des bidonvilles (35 % de la population) est en revanche minimal.

Surtout, l’effort de réduction des gaspillages doit aussi être accompli au niveau du service de l’eau lui-même : les pertes liées au système, du fait des fuites, sont elles aussi estimées à plus de 30 %.

Un autre problème est que, tandis que la demande a considérablement augmenté, au même rythme que la population de la capitale, les sources d’approvisionnement n’ont pas suivi. En conséquence, la dépendance de l’approvisionnement de la capitale vis-à-vis du pompage d’eaux souterraines devient préoccupante du point de vue environnemental : à la baisse du niveau des aquifères s’ajoute le problème de la contamination à l’arsenic. Une seule usine de traitement d’eaux de surface existe, dont la production journalière représente à peine plus de 10 % de la demande. Les conduits sont inadaptés ou en mauvais état, entraînant des contaminations entre réseaux d’approvisionnement et d’évacuation. En conséquence, les habitants se plaignent régulièrement de la mauvaise qualité de l’eau fournie par DWASA. L’urbanisation incontrôlée et la pollution industrielle agravent encore la situation.

Du point de vue institutionnel, les principaux problèmes sont l’absence de gestion et de surveillance efficace du réseau, de maintenance des équipements et des infrastructures, de gestion à long terme, de coordination entre les différents acteurs et agences, de sens du service public et de responsabilité vis-à-vis des citoyens. Du fait de l’absence de structure de gouvernance adéquate et de capacité d’investissement, DWASA ne parvient pas réellement à entretenir et consolider les réseaux existants, ni à suivre le rythme de l’urbanisation.

Le projet de privatiser DWASA a été caressé par les autorités il y a quelques années, mais les employés de l’entreprise ont soumis une contre-proposition et, en conséquence, une partie du réseau est désormais gérée sous la forme d’une coopérative de travailleurs.

En zone rurale, le besoin d’une approche participative

Le secteur agricole du Bangladesh doit faire face au défi de l’approvisionnement alimentaire d’une population qui atteindra 181 millions en 2025. Pour ce faire, l’extension de l’irrigation paraît inévitable. Cette extension doit s’accompagner d’une meilleure gestion des ressources en eau et notamment d’un usage plus étendu des eaux de surface (actuellement l’irrigation s’effectue principalement avec de l’eau pompée dans les nappes souterraines, potentiellement contaminées par l’arsenic), ce qui requiert un vaste programme de réhabilitation des rivières et canaux du pays, de lutte contre la sédimentation et d’expansion de la capacité de stockage de l’eau en vue de la saison sèche. Se pose également le problème de partage des eaux de surface avec l’Inde, qui se situe en amont de tous les fleuves bangladeshi.

Dans les zones rurales, les points d’eau sont installés par des agences gouvernementales. Contrairement à ce qui se passe à Dhaka, il s’agit ici d’aménagements à petite échelle. Ces points d’eau restent peu nombreux. Le fait qu’une contribution financière initiale soit requise de la communauté concernée permet aux notables locaux, seuls en mesure d’avancer l’argent, de s’accaparer la ressource en faisant installer le puits sur leurs propres terres.

L’un des problèmes principaux qui se pose au Bangladesh est celui, non de l’existence et de la construction, mais de la maintenance et de la gestion des points et cours d’eau et des infrastructures qui leur sont liées. L’un des moyens d’assurer cette maintenance et cette gestion est d’établir des droits de propriété collectifs sur ces ressources, afin d’éviter les dégradations et la surconsommation qui risquent d’accompagner une absence totale de contrôle des usages. La mise en œuvre de ces droits de propriété peut se faire à travers la création d’« Associations de gestion de l’eau » (Water Management Associations, WMA). L’expérience a démontré que des associations de ce type permettaient une meilleure gestion de la ressource et une meilleure maintenance des équipements à travers la promotion d’un sens collectif de propriété et de responsabilité vis-à-vis de l’eau (qui seraient sans doute bien plus difficile à atteindre en milieu urbain). Une forte représentation des femmes, qui sont en première ligne dans tous les problèmes d’accès à l’eau, est nécessaire pour que ces instances parviennent à des décisions optimales.

Les zones côtières

Les zones côtières représentent environ un tiers de la superficie du pays. Elles sont caractérisées par une certaine absence de l’État et par la faiblesse des ressources disponibles. L’impact des agences et programmes gouvernementaux actifs dans ces régions est le plus souvent négatif, en particulier parce que chacune de ces agences poursuit sa propre stratégie sectorielle sans se préoccuper des autres et encore moins des habitants de la zone. L’eau est une source de conflits importants entre les différents usagers : agriculteurs, aquaculteurs, producteurs de sel, pêcheurs… à quoi s’ajoute maintenant le secteur du tourisme. Le secteur le plus puissant socialement est celui de l’aquaculture intensive de la crevette. Les principaux conflits portent sur les intrusions d’eaux salées provoquées par l’aquaculture et la production de sel, qui nuisent à l’agriculture. La salinisation s’accroît également en raison de la baisse du débit des rivières du fait des extractions massives opérées par l’Inde en amont.

Pire encore, la seule source d’eau potable dans les zones côtières est constituée par des nappes souterraines très menacées par la contamination à l’arsenic.

Autres enjeux

Le changement climatique, par ses effets en termes d’inondations et d’élévation du niveau des mers, aura probablement pour effet d’aggraver la situation dans les zones côtières, mais aussi dans les villes, qui risquent de voir le flux d’émigration s’accélérer. Le Bangladesh figure, par la force des choses, parmi les rares pays qui aient pris en compte dans leur politique nationale de l’eau (notamment dans le National Water Management Plan) les effets potentiels du changement climatique, aussi bien en ce qui concerne l’approvisionnement que la demande. Le Plan d’action contre le changement climatique lancé en septembre 2008 par les autorités bangladeshi, dont le coût s’élève à plusieurs centaines de millions de dollars US, fait lui aussi la part belle à la thématique de l’eau sous tous ses aspects : meilleure prévision des impacts hydrologiques du changement climatique sur le delta du Gange-Brahmapoutre-Meghna, développement de variétés agricoles plus résistantes à la sécheresse, aux inondations et à la salinisation des sols, meilleure prévision des inondations, etc.

Conclusions

Ce bref état des lieux montre combien l’eau est une ressource étroitement liée à l’état de la société, de l’économie et de l’environnement. La promotion d’une bonne gouvernance de l’eau est donc une tâche particulièrement complexe. La législation relative à l’eau doit assurer le droit des citoyens et des différents secteurs au bénéfice d’une eau en qualité et en quantité suffisante, sans que ce bénéfice ne se traduise par des dommages pour le reste de la société ou pour l’environnement. La gestion de l’eau doit en particulier se prévenir contre les manipulations de certains groupes d’intérêts, et au contraire se préoccuper prioritairement des secteurs les plus pauvres de la population, qui sont à la fois les plus vulnérables et ceux qui bénéficieraient le plus d’un accès à l’eau améliorée. La promotion des institutions et des méthodes de travail appropriées (participation, renforcement des communautés locales, rôle des femmes, décentralisation, transparence, responsabilité et efficacité des structures administratives, coordination générale au niveau national dans le cadre d’un plan stratégique) apparaît comme le centre de gravité nécessaire d’une bonne gouvernance de l’eau qui constitue, avec le développement soutenable, comme les deux faces d’une même médaille.

SOURCES
 Dr K. M. Nabiul Islam, « People’s Perception of Water Resource Management in Bangladesh – Major Issues and Challenges », contribution à l’Assemblée mondiale des citoyens sur l’eau, Penang, 2005.
 Dr. K. M. Nabiul Islam, « Water Governance and Sustainability of Development for Bangladesh », contribution à la seconde rencontre de l’Assemblée, Marseille, 2007.

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