Les printemps arabe et l’eau : le Yémen

, par  Larbi Bouguerra
Aujourd’hui, le Yémen est un des pays du monde où l’on souffre le plus du manque d’eau. L’irrigation, principalement destinée à la culture du qat, un narcotique, s’accapare 90% des ressources, et les nappes souterraines s’abaissent rapidement. À brève échéance, Sanaa pourrait être la première capitale du monde à devoir déménager du fait du climat et du manque d’eau. Considérée comme la plus fragile des victoire du printemps arabe, la révolution yéménite pourra-t-elle survivre sans eau, et sans mobiliser des modes de gestion adaptés de cette ressource, comme le pays a su le faire au cours de la sa longue histoire ?

Au Yémen, c’est de la mousson que les hauts plateaux et les montagnes occidentales reçoivent leurs ondées fertilisantes. Les hauts plateaux sont traversés de cours d’eau et abritent des villes importantes comme Sanaa et Taïz. Au Sud se trouvent la vallée de Hadramaout avec de belles oasis et l’oued Masîla. La plaine littorale de la Tihama, le long de la Mer Rouge, est particulièrement aride. Pour les Romains, le Yémen était l’Arabia Felix, l’Arabie heureuse. Or, on ne peut être « heureux » sans eau. De fait, de mars à septembre, les hautes terres du Nord reçoivent des pluies tropicales qui viennent s’ajouter aux dernières averses de l’hiver, d’où 400 à 650 mm/an de précipitations. Ces conditions climatiques favorables jointes au riche terreau volcanique ont permis l’apparition d’une civilisation dont on trouve l’écho jusque dans la Bible.

Le barrage de Ma’areb a-t-il fait l’Arabie Heureuse ?

Dans l’Antiquité, plusieurs royaumes, comme celui de Saba mais aussi de Kataban, Awsan, Ma’in, etc., se développèrent dans la région qui est aujourd’hui le Yémen grâce au commerce de la myrrhe, de l’encens, et des dattes. Villes et oasis ne souffraient pas du manque d’eau alors même qu’au Nord s’étendait la fournaise de l’immense désert du Rouba’El Khalil (le Quart désertique du monde), l’Arabie Saoudite d’aujourd’hui.

Dans la littérature arabe antéislamique et classique, le Yémen était décrit comme maîtrisant bien les techniques hydrologiques. Le Coran évoque (Sourate 34, v.15) l’effondrement, à la fin du Ve siècle, du barrage de Ma’areb [1] – ancienne capitale du royaume de Saba, au nord de Sanaa. Les chroniques rapportent [2] :

« Les eaux qui arrosaient la terre de Saba passaient à travers un aqueduc… situé derrière le barrage de Ma’areb. En amont de ce barrage s’élevaient deux montagnes, cernées par d’impétueuses rivières dont les eaux s’engouffraient dans l’aqueduc. Ce dernier était percé de trente orifices circulaires, d’une longueur équivalente à la longueur d’un bras, ménagés selon les règles d’une parfaite géométrie. Les eaux jaillissaient de ces orifices pour s’écouler dans les canaux les conduisant jusqu’aux jardins, qu’elles arrosaient en même temps qu’elles abreuvaient les gens. Le barrage protégeait de la sorte la terre de Saba, tant il est vrai qu’avant sa construction, les eaux se déversaient et inondaient tout sur leur passage… Ainsi les flots de multiples torrents formèrent-ils une seule rivière, puissante et maîtrisée, qui venait se jeter dans l’aqueduc…. L’eau sortait ensuite par les différents orifices pour arroser les terres de Saba. »

Le barrage a été érigé avant l’apparition du christianisme et on pense qu’il a fonctionné pendant 2700 ans [3]. Pour l’époque, c’était un rare et considérable exploit technique. Construit pour récupérer les eaux de ruissellement et de pluie, mais aussi pour contrôler les crues d’épandage (souyoul) et profiter de leur eau, il a permis l’agriculture irriguée et la prospérité matérielle du royaume de Saba. L’irrigation intéressait 9600 hectares : 5300 hectares pour l’oasis du Sud et 3750 hectares pour l’oasis du Nord, le reste se trouvant au Nord et au Nord-est de l’oasis du Nord [4]. On pouvait ainsi répondre aux besoins de la population de la capitale estimée à entre 30 et 50 000 âmes sur une superficie de 110 hectares cultivés. L’ouvrage a permettait de réaliser trois récoltes annuelles. L’irrigation a été conduite correctement pour tous les ayants droits car on a su maîtriser la distribution de l’élément liquide entre les parcelles.

L’effondrement de ce barrage a été une catastrophe aux dimensions bibliques. Cette destruction est gravée dans la mémoire collective des Arabes. La population a été dispersée en Arabie (à La Mecque, où une tribu yéménite prendra le pouvoir peu avant la prophétie de Mohammed, à Médine…), à Amman, en Syrie, à Bahrein. La diaspora yéménite a fait profiter les pays où elle s’est établie de son savoir en matière d’hydraulique et d’agriculture irriguée. Mahmoud Hussein [5] écrit : « Les Thaqîf vivaient à al Tâ’îf, ville située non loin de la Mecque, mais nul ne savait d’où ils étaient venus. Certains disent qu’ils étaient venus du Yémen, lors de l’effondrement du barrage de Ma’rib. Après des négociations avec les Banû Amir, ils s’établirent à al Tâ’îf pour cultiver la terre et creuser des canaux car les Banû Amir étaient des éleveurs. Les Thqîf savaient forer des puits. »

En fait, cette destruction du barrage a signifié et entraîné la disparition d’ « une civilisation ». Une civilisation dont l’apparition dans cet environnement était inconcevable sans eau.

Les troubles politiques, le délitement de l’autorité de l’État et les appétits des puissances perse et éthiopienne n’ont pas permis la maintenance adéquate de l’ouvrage. Pour les Yéménites (royaume de Saba), « la conservation du barrage s’est révélée plus difficile que son érection », résume Abdelhamid Slama [6].

Ce barrage prouve que les anciens Yéménites maîtrisaient les techniques hydrauliques. Mais son effondrement aura des conséquences démographiques, sociales et agricoles qui ont fait que le pays est resté longtemps en marge de l’Histoire. Abdelhamid Slama écrit : « Les retombées négatives - tant sur l’homme que sur le sol - résultant de l’effondrement du barrage de Ma’areb perdurent et rappellent l’ampleur des dégâts – destruction et exode des populations - subis par le Yémen avant son islamisation. »

Sans eau, quel avenir pour la Révolution ?

Cet aperçu historique fait écho à Georges Duby qui affirmait : « Il ne sert à rien de raconter l’histoire si elle ne sert pas les combats d’aujourd’hui et de demain. »

Aujourd’hui, le Yémen est un des pays du monde où l’on souffre le plus du manque d’eau. Il ne dispose que 125 mètres cube d’eau renouvelable par an/habitant soit 2% de la moyenne mondiale. L’irrigation s’adjuge 90% de la consommation totale, d’où une baisse dramatique des nappes. En ville, une eau de qualité suspecte est vendue au prix fort. À ceux qui ont les moyens de se la payer !

Le Yémen moderne a fait face à de très nombreuses crises et guerres civiles et religieuses. Il a soutenu un long conflit portant sur le tracé de ses frontières avec l’Arabie Saoudite. En 1962, une guerre civile a éclaté entre royalistes et républicains dans laquelle les puissances étrangères se sont beaucoup impliquées et qui a fait 200 000 victimes. Le pays a été divisé entre la République arabe du Yémen au Nord et la République démocratique et populaire du Yémen au Sud. La réunification a eu lieu en mai 1990.

Ali Abdallah Saleh, président du Yémen durant 33 ans, a dû quitter le pouvoir en novembre 2011 suite à des manifestations comme celle du vendredi de la Dignité. Actuellement, le pays est gravement menacé par le terrorisme d’Al Qaida, le soulèvement tant des milices chiîtes houtistes que des salafistes sunnites, le parti al Islah islamiste du nord, les séparatistes du Hirak al Janoubi du Sud [7] et les frappes des drones américains. Le pouvoir central contrôle mal l’ensemble du territoire. Le pays est pauvre même s’il exporte du pétrole et du gaz depuis 1988. Durant la Guerre du Golfe en 1990, l’expulsion d’un million de Yéménites travaillant en Arabie Saoudite et au Koweït a été un terrible coup porté à l’économie et au niveau de vie du pays, qui n’avait nullement besoin de ce coup de massue. Ian Black écrivait en avril 2014 : « Le Yémen a le second taux de malnutrition le plus élevé du monde, il souffre du manque d’eau et de médicaments, d’une faible gouvernance et de graves problèmes de sécurité [8]. »

Dans cet environnement, lestée de cette histoire très agitée, l’eau, au Yémen, a toujours eu « un statut précieux, fragile et rare » [9]. Elle se révèle aussi un catalyseur d’inimitiés tenaces qui alimentent les conflits tribaux. Les experts affirment que les deux tiers de la violence rurale - y compris impliquant des homicides - sont en relation avec l’eau. 13 millions de Yéménites n’ont ni eau potable ni assainissement correct. La malnutrition est courante.

Les eaux souterraines surexploitées

Dans le passé, des règles coutumières, plus ou moins mâtinées de considérations religieuses, ont toujours prévalues pour répartir le liquide vital des soyouls (crues d’épandage), des ghaîl (rares cours d’eau permanents), des wadîs des montagnes entre les tribus, les exploitants agricoles d’amont et d’aval et les établissements humains. L’expérience acquise au cours du temps fait la force de cette régulation traditionnelle généralement mise en pratique par des cheikhs de l’eau, des nadir (surveillants) - voire des « sages » - pour résoudre les cas les plus complexes. On est ouvert à la participation de l’État bien que, en dernier recours, les parties optent le plus souvent pour l’arbitrage des cheikhs de l’eau.

Jusqu’au milieu des années 1990, le sayl ne servait plus qu’une parcelle irriguée sur cinq. En 1970, 17% des terres irriguées obtenaient l’eau à partir de puits. L’électrification et le diesel des motopompes sont devenus la norme, mais ils ont conduit à une exploitation des nappes au-delà de leur capacité de recharge. En 2005, l’eau des puits s’attribuait la part du lion, concernant désormais 75% des terres irriguées. Ce développement éclair, fulgurant, a été l’œuvre d’entreprises privées, dans un contexte de « vide juridique » relatif et un « laisser-faire » des autorités officielles.

Dans un pays où les précipitations sont maigres, les menaces d’épuisement des nappes phréatiques ont pris de court aussi bien les instances traditionnelles de pouvoir que celles d’arbitrage et de résolution des conflits. 24 millions de personnes courent vers le stress hydrique et les signes de sécheresse – crevasses, affaissements - sont visibles sur le sol dans pratiquement tout le pays [10]. Pour bien des experts, la capitale du Yémen sera la première au monde à devoir déménager du fait du climat, car, dans moins d’une vingtaine d’années, il n’y aura plus d’eau. L’épuisement de la nappe phréatique joint au changement climatique aura eu raison du statut de capitale de Sanaa en 2025.

Les troubles politiques, l’absence de l’État ne font qu’aggraver la situation : ainsi, dans les régions de Marib et Shabwa, al-Qaïda creuse les puits pour la population. Tous les ministres ont un puits dans leur arrière-cour malgré l’interdiction décrétée en 2002. Dans bien des zones urbaines, si le gouvernement fournit l’eau tous les 45 jours, ailleurs il n’y pas la moindre livraison d’eau potable. Les manifestations sont incessantes car le prix de l’eau a été récemment multiplié par cinq. Pour ne rien arranger, les religieux ont décrété que la réutilisation des eaux usées était contraire au dogme.

La crise de l’eau a été aggravée par les sécheresses récurrentes, par les conflits armés et par l’afflux de Somaliens.

De plus, la culture du qat (catha edulis) – un narcotique euphorisant - accapare 70% de l’eau disponible. Le qat a des retombées sérieuses en termes de malnutrition puisque cette plante rapporte bien plus que les cultures vivrières, d’autant que le diesel des motopompes est subventionné. L’impact du qat sur la santé, sur les ressources en eau comme sur l’économie risque fort de faire dérailler les changements politiques et socio-économiques que vit le pays depuis la chute d’Ali Abdallah Saleh. Pour ne rien dire des 3% de croissance démographique annuelle, qui feront que la population doublera en 2033.

« De toutes les victoires du grand soulèvement arabe….celle du Yémen est sans nul doute la plus superficielle », constate Gilbert Achcar [11]. Il n’en demeure pas moins que, pour la première fois, les femmes, les jeunes et la société civile ont fait irruption dans les processus politiques. « Alors que le Yémen s’active pour écrire une nouvelle Constitution, des millions de Yéménites souffrent de la faim, l’eau manque de plus en plus et les stocks de carburants vont en diminuant ; ce qui met en danger la prochaine récolte », déclare la directrice d’Oxfam Yémen qui conclut : « Vous ne pouvez pas construire un nouveau pays sans aliments et sans eau. » Mais, des villages difficiles d’accès et où l’eau est très rare « auraient été déjà abandonnés » [12].
Pour le ministre de l’Eau, le Yémen a déjà vécu des crises écologiques et y a survécu. Il cite l’effondrement du barrage de Ma’areb, mais, à l’époque, il n’y avait pas de frontières souligne-t-il, et de conclure : « Si une catastrophe similaire nous frappait maintenant, où irions-nous ? »

Larbi Bouguerra

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Photo : Rush Murad CC

[1Les transcriptions de l’arabe diffèrent suivant les auteurs : Ma’areb, Ma’arib, Marib…

[2Mahmoud Husein, Al- Sîra. Le prophète de l’Islam raconté par ses compagnons, Grasset, 2005, Paris, Tome 1, p. 110

[3Abdelhamid Slama, Water Issues in the Ancient Arab World (en langue arabe), Dar al Gharb al Islami éditeur, Beyrouth, 2004, p. 81-89.

[4W.W. Muller, Encyclopédie de l’Islam, Brill Academic Publishers, Amsterdam, tome VI (Mârib), p. 547-548 et 544-548.

[5Mahmoud Hussein, Al Sîra, ed. cit., tome 1, p. 227.

[6op.cit.

[7“Who’s Houthi ?”, The Economist, 13 septembre 2014, p. 41.

[8Ian Black, « Yemen calls for help to tackle multiple crisis in Arab world’s poorest country », The Guardian, 29 avril 2004.

[9Frédéric Pelat, « L’intrusion de l’État dans les droits de l’eau au Yémen : le temps des coutumes serait-il révolu ? », Égypte/monde arabe, n°1, 2005.

[10Robert E. Worth, « Thirsty plant dries out Yemen », The New York Times, 1 novembre 2009.

[11Gilbert Achcar, « Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe », Sindbad, Actes Sud, Arles, 2013, p. 231

[12Gilles Paris, « Yémen : la vie au compte-gouttes », Le Monde, 21 janvier 2010.

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