Les voyages de l’eau Des différentes manières de transporter et transférer l’eau et de leurs conséquences politiques, sociales et environnementales

, par  Olivier Petitjean

Dans un monde marqué par une forte inégalité dans la distribution des ressources en eau, le transport de l’eau ne cesse de se développer, donnant lieu à des projets d’ampleur inédite ou à des innovations technologiques.

Notre planète est marquée par une grande inégalité dans la distribution des ressources en eau douce entre les régions du monde. Chaque habitant du Koweït dispose annuellement de 75 mètres cubes d’eau douce, tandis qu’à l’autre extrémité, les habitants de l’Islande bénéficient de pas moins de 600 000 mètres cubes. Une vingtaine de pays se partagent les deux tiers des ressources en eau de la planète, le Canada se taillant la part du lion. L’Inde et la Chine disposent d’une proportion certes non négligeable des ressources mondiales (4 et 8 % respectivement), mais sans aucun rapport avec leur part de la population (20 % dans les deux cas), sans parler des fortes inégalités de répartition de la ressource au sein même de ces deux pays. Quant aux pays arabes, qui représentent 10,3 % de la surface terrestre et 4,5 % de la population mondiale, ils ne peuvent compter que sur 2 % des pluies et 0,43 % des ressources récupérables.

Tous ces chiffres confirment l’idée que la planète ne souffre pas d’une rareté absolue de l’eau, mais simplement d’une rareté relative des ressources accessibles dans certaines régions par rapport à d’autre. Et donc que la solution aux problèmes de sécheresse et de pénurie que rencontrent certaines zones de la planète passe aussi, sinon avant tout, par des procédures et des techniques de redistribution de l’eau disponible entre régions riches et régions pauvres en eau. Les différentes manières de détourner, transférer, échanger l’eau (dans leur dimension technique et matérielle, mais aussi économique et politique) apparaissent ainsi comme la question centrale de la gouvernance de l’eau, du moins au-delà du niveau local.

La voie royale

Le transfert de l’eau via des canaux et canalisations de divers volumes et formes a été historiquement et demeure la voie royale pour redistribuer la ressource, qu’il s’agisse de détourner une partie du débit d’un fleuve à des fins d’irrigation, ou bien d’y pomper de l’eau pour la rediriger vers les industries et les résidents urbains. De tels procédés ont existé depuis la plus haute Antiquité ; à peine peut-on dire qu’avec l’âge moderne ils ont pris une dimension encore plus gigantesque : il suffit de penser aux diverses infrastructures de transfert de l’eau qui permettent la survie de métropoles comme Las Vegas ou San Diego dans des zones arides ou semi-arides de l’Ouest des États-Unis, au "Grand canal artificiel" imaginé par Khadafi pour alimenter en eau la côte libyenne à partir d’un aquifère saharien, ou encore aux vastes zones ouvertes à l’agriculture irriguée en Asie du Sud. Dernier en date, le méga-projet chinois de transfert Sud-Nord, en cours de réalisation, représente la culmination de cette logique. À terme, il était prévu que pas moins de 40 milliards de mètres cubes soient transférés annuellement depuis le bassin du Chang Jiang (Yangtsé) dans le Sud du pays vers les zones semi-arides et les villes du Nord (en premier lieu Beijing), à travers trois « routes » (de l’Est, du Centre et de l’Ouest). Les travaux ont commencé dans les deux premières, une partie ayant même été mise en service pour les Jeux Olympiques ; la dernière, la plus monumentale et la plus sensible politiquement puisqu’elle concerne les eaux du Tibet, est encore à l’état de projet. Inutile de préciser que les conséquences sociales (à travers les déplacements de population) et environnementales de ce projet ont de quoi faire frémir. Sa mise en service complète se heurte d’ailleurs au problème de la pollution des rivières chinoises qui se trouvent sur les routes concernées (voir le texte Le drame de la pollution des eaux en Chine).

Ce type de projets de détournement des fleuves et de redistribution de l’eau à grande échelle est traditionnellement associé à un pouvoir politique centralisé et fort. Certains historiens pensent par exemple que dans l’Antiquité, la mise en œuvre de tels projets a joué un rôle décisif dans la structuration et la conception du pouvoir politique en Égypte, en Mésopotamie ou encore en Chine. La leçon semble encore valoir aujourd’hui (le cas chinois actuel ne représentant que la culmination provisoire de la logique de l’État développeur mise en œuvre dans tous les pays du monde au XXe siècle, y compris les plus « capitalistes »), au moins en ce qui concerne la mise au point des projets et la construction des infrastructures. Il n’est qu’à comparer les destins respectifs du projet espagnol du transfert des eaux de l’Èbre (voir le texte La question lancinante de l’approvisionnement en eau de Barcelone) et du projet Sud-Nord en Chine pour voir que de tels projets sont nettement plus difficiles à faire accepter là où la voix de la population compte et où le niveau local dispose d’un poids politique significatif. La gestion et le partage de l’eau entre les utilisateurs finaux peut quant à elle être plus facilement décentralisée, selon une logique capitaliste (marchés de l’eau en place au Australie, par exemple : voir le texte Les « marchés de l’eau », au Chili et ailleurs) ou bien selon une logique plus démocratique (associations d’usagers, dans le cas de l’irrigation).

On notera que dans la quasi totalité des cas, il s’agit de démarches purement internes aux pays concernés. Des projets d’envergure internationale ont été envisagés, comme le détournement des eaux du Rhône en direction de Barcelone (voir le texte La question lancinante de l’approvisionnement en eau de Barcelone), mais ils ont été rapidement abandonnés. La mise au point de nouveaux procédés techniques plus légers pourrait toutefois changer la donne dans l’avenir. En marge du Forum mondial de l’eau tenu à Istanbul en mars 2009, une entreprise française a ainsi annoncé son intention d’installer des canalisations sous-marine légères captant l’eau du Rhône au moment où elle arrive dans la mer et la transportant vers la rive Sud de la Méditerranée (probablement Israël, ou des îles comme Malte et Chypre). S’il se concrétisait, ce projet serait toutefois davantage à rapprocher des démarches de type commercial qui reposent généralement sur d’autres procédés techniques.

D’autres solutions techniques

Les autres moyens matériels pour transporter l’eau se développent à une échelle de plus en plus importante : tankers pouvant contenir des millions de mètres cubes, énormes sacs en matière plastique (polyuréthanes) enchaînés les uns aux autres et traînés par des bateaux, etc. La rareté croissante de la ressource dans de nombreuses régions riches du globe laisse miroiter de futurs marchés juteux, de sorte que les recherches et les innovations dans ce domaine sont constantes. Contrairement au mode traditionnel de redistribution de l’eau, ces solutions techniques ne reposent pas sur des infrastructures permanentes, et supposent un échange qui est le plus souvent de type commercial. (Il faut toutefois préciser que jusqu’à présent aucune opération de ce type ne s’est révélée entièrement probante et rentable - ni exempte d’arrières-pensées ou d’influences politiques.)

Ces techniques peuvent par ailleurs donner lieu à des échanges au niveau international, soit pour assurer l’accès à l’eau des populations en cas de catastrophe humanitaire, soit entre pays riches en eau et pays pauvres en eau, même s’ils sont souvent chaudement contestés dans les pays d’origine. Les cas les plus souvent invoqués sont celui de la Turquie – qui vend de l’eau à Israël et approvisionne également la partie Nord (turque) de Chypre –, celui du Canada – sur les ressources considérables duquel l’Ouest et le Sud-ouest des États-Unis lorgnent depuis longtemps – et enfin dans une moindre mesure le Rhône, que certaines considèrent comme sous-utilisée parce qu’il y a encore de l’eau qui arrive à l’embouchure… Même après que le projet de canal a capoté, Barcelone a été approvisionné, en période de sécheresse, par des tankers venus de Marseille (voir le texte La question lancinante de l’approvisionnement en eau de Barcelone). Il se murmure également que les grands pétroliers en provenance du Moyen-Orient qui viennent approvisionner l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale ne manquent jamais de faire le « plein » d’eau douce à l’embouchure de l’Amazone avant de prendre le chemin du retour. Un cas du même type constaté dans les années 90 dans les Grands lacs nord-américains, lorsqu’une entreprise privée a prétendu remplir des tankers d’eau douce au bénéfice d’un client asiatique non spécifié, avait suscité une mobilisation de grande ampleur, qui a fini par déboucher dix ans plus tard par l’adoption d’une législation spécifique, le Great Lakes Compact (voir le texte Grands lacs nord-américains).

Un autre procédé technique à mentionner dans la même catégorie est la commercialisation de l’eau en bouteille (voir le texte L’eau en bouteille, aberration sociale et écologique). Même si elle est exclusivement destinée à la consommation humaine directe, elle peut parfois représenter des quantités d’eau considérables, en particulier si on les met en rapport avec les ressources auxquelles ont accès les populations des pays d’origine. Ainsi, le petit archipel des Fidji est le second exportateur d’eau minérale vers les États-Unis (après la France), et l’entreprise concernée, Fiji Water, y est devenu un État dans l’État, virtuellement indépendant du pouvoir politique.

Mentionnons pour finir une dernière solution, inventée pour exporter l’eau sans vraiment la transporter, la notion d’eau virtuelle (voir le texte L’« eau virtuelle » peut-elle répondre aux problèmes de rareté de la ressource ?), c’est-à-dire d’eau incorporée dans les produits alimentaires ou autres qu’elle a permis de produire : l’idée est qu’au lieu d’importer de l’eau pour l’agriculture, les pays qui ont de faibles ressources recourent plutôt aux importations alimentaires, ce qui leur permet de réduire leur propre consommation.

SOURCES
 Larbi Bouguerra, Les batailles de l’eau : pour un bien commun de l’humanité, Enjeux Planète, 2003.
 « Des “rivières sous-marines” pour transporter de l’eau douce entre pays », Gaëlle Dupont, Le Monde, 21 mars 2009.
 « Transporter l’eau potable », fiche DPH rédigée par Odile Albert, 1995. http://base.d-p-h.info/fr/fiches/pr...
 « Pipedreams ? A study of interbasin transfers », rapport de WWF International sur les transferts d’eau à grande échelle, sur la base des principales expériences internationales. http://assets.panda.org/downloads/p...
 Peter Gleick, « Safe Water During Disasters : Preparing Better for the Inevitable », Circle of Blue, 6 octobre 2009. http://www.circleofblue.org/waterne...

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