Risques liés à l’eau : un nouveau paradigme contestable

, par  Olivier Petitjean

Avec le réchauffement climatique, les craintes de raréfaction des ressources et la montée des tensions géopolitiques, il est de plus en plus question, dans les institutions internationales et dans les cercles économiques, des « risques liés à l’eau ». Mais la mise en avant de cette notion de « risque » correspond-elle vraiment à une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux par les décideurs, ou est-elle au contraire un moyen d’imposer un paradigme financiarisé et sécuritaire de gestion de la ressource ?

Sur fond de crise climatique, les risques de raréfaction des ressources en eau dans de nombreux pays – au premier rang desquels les grands pays émergents comme la Chine et l’Inde – suscitent de plus en plus d’inquiétudes. La multiplication des incidents liés à des pollutions de grande ampleur, des sécheresses ou des inondations amène certains acteurs clés au niveau international à accorder une attention renouvelée à la question de l’eau. La « crise mondiale de l’eau » a ainsi été désignée comme le troisième plus important risque systémique global lors du Forum économique mondial de Davos en janvier 2014, derrière l’instabilité financière et le chômage. Certains en viennent même à se demander si la poursuite de la croissance économique est même envisageable dans des pays comme l’Inde ou la Chine [1].

Think-tanks, institutions internationales et milieux d’affaires se sont donc saisis de l’enjeu, en développant un discours mettant l’accent sur la notion de « sécurité de l’eau » et de « risque lié à l’eau ». À travers colloques, publications, recommandations de politiques publiques, etc., entreprises, investisseurs et autorités publiques se voient sommés d’évaluer les risques liés à l’eau qu’impliquent leurs décisions et leurs chaînes de production, et de réfléchir aux « solutions » à y apporter. Au point que l’on peut considérer qu’il s’agit de l’émergence d’un nouveau paradigme pour la gouvernance de l’eau. L’essor de ce thème du « risque » a été manifeste en 2012, avec la tenue à quelques semaines d’intervalle du Forum mondial de l’eau de Marseille et du Sommet Rio+20 au Brésil. Deux événements qui – ce n’est pas un hasard – on été vertement critiqués par les ONG pour la place qu’ils ont accordés aux grandes entreprises privées.

Certes, une partie du monde de la recherche et des grandes ONG environnementalistes estime qu’il s’agit d’une évolution positive, dans la mesure où elle témoigne d’une prise de conscience accrue, au sein des milieux économiques, des enjeux environnementaux. La mise en avant de la notion de « risque » n’en suscite pas moins de nombreuses questions. Tout d’abord, elle tend à déplacer ou à relativiser les grands principes acceptés de la gouvernance de l’eau, notamment celle de gestion durable et intégrée des ressources et celle d’accès universel à l’eau – à un moment où ce principe vient d’être renforcé, sous la pression de la société civile et de certains gouvernements, à travers la mise en avant du « droit humain à l’eau ». Ensuite, elle contribue à mettre en avant une vision du monde à la fois plus financière et plus sécuritaire – ce qui ne peut manquer d’influencer sur les solutions proposées.

Quels sont les « risques liés à l’eau » ?

Les événements climatiques extrêmes – sécheresses et inondations en particulier - sont une première catégorie de risque liés à l’eau, de nature économique, qui peuvent entraîner des disruptions significatives dans les chaînes d’approvisionnement internationales (comme l’ont montré les inondations de 2011 en Thaïlande), une hausse du prix mondial des matières premières agricoles (comme la sécheresse de 2010 en Russie pour le prix du blé), ou encore une réduction significative de la capacité de production énergétique. Divers épisodes récents de sécheresse, comme au Brésil en 2014-2015, ont ainsi mis en cause la production hydroélectrique des pays affectés, en raison de la baisse du niveau des réservoirs, tandis que dans d’autres pays, ce sont les centrales thermiques ou nucléaires qui ont été contraintes de réduire leur production du fait du manque d’eau pour le refroidissement.

Une autre catégorie majeure et souvent mise en avant de risque liée à l’eau est le risque géopolitique. La société britannique de consulting Maplecroft a développé le « Water Stress Index », qui classe les pays du monde selon le degré de stress hydrique. Maplecroft, rendant son index public en mai 2011, faisait explicitement le lien entre stress hydrique, révolutions dans le monde arabe et accaparement des terres (lire aussi ici). Les autorités américaines elles aussi, confrontées à des conflits importants au Moyen-Orient et en Asie du Sud, se sont saisies de la question (lire sur ce site Crise de l’eau dans le monde : risques et opportunités pour les intérêts nationaux américains).

Les prévisions alarmistes ne manquent pas dans ce domaine, et on peut se demander si dans certains cas elles ne sont pas surtout destinées à alimenter la demande de consulting (dans le cas de Maplecroft) et surtout plus largement à encourager des mesures politiques et économiques favorables aux intérêts des multinationales, ou encore la mise en place de nouveaux instruments financiers dérivés pour la gestion de l’eau (lire Alerte à la financiarisation de l’eau).

La mise en avant de la dimension « sécuritaire » est aussi de nature à sous-estimer ou gommer la dimension politique de certains des « risques » allégués : la contestation dont font l’objet les usines de Coca-Cola ou de PepsiCo en Inde, par exemple, est plutôt un enjeu de justice environnementale et de disproportion entre le pouvoir des multinationales et celui des communautés qu’un enjeu de sécurité. Il ne faudrait pas que l’accent mis sur la « sécurisation » de l’accès à l’eau pour les multinationales se fasse au détriment des droits des habitants et des besoins de l’environnement.

Une multiplication des outils d’analyse des risques à destination des investisseurs et des décideurs

Ceres, une coalition américaine d’investisseurs éthiques, d’entreprises et d’organisations environnementales, s’est emparé du thème de l’eau dans la continuité de ses activités sur les implications du changement climatique pour la durabilité des entreprises et de leur chaîne d’approvisionnement. En 2011, Ceres a développé en partenariat avec le World Business Council for Sustainable Development (un groupement de grandes entreprises créé après le Sommet de la Terre de Rio en 1992) un outil d’analyse des risques liés à l’eau, l’Aqua Gauge.

Ceres publie régulièrement des études et rapports sur la manière dont les grandes entreprises déclarent et traitent (ou devraient traiter et déclarer) les risques liés à l’eau dans leurs rapports à destination du public, des investisseurs et des autorités de régulation. Depuis 2010, par exemple, la Securities and Exchange Commission des États-Unis requiert de toute entreprise cotée qu’elle rende publique tous les risques significatifs auxquelles elle est exposée, y compris ceux liés au changement climatique et à l’eau. Lors de son étude de juin 2012 sur le sujet, Ceres concluait que le nombre d’entreprises déclarant des risques liés à l’eau continuait de croître, mais que l’on constate toujours un manque de chiffres et indicateurs précis, de cibles et de stratégies spécifiques, ainsi que de méthodologie commune.

Une approche similaire a été appliquée aux grandes entreprises françaises, qui a révélé qu’elles étaient plutôt moins avancées que leurs homologues nord-américaines dans ce domaine.

Le Carbon Disclosure Project (CDP) a ainsi étendu le champ de ses activités au-delà des seules émissions de CO2, pour inclure les problématiques d’empreinte hydrique et de risques liés à l’eau. Depuis 2010, le CDP envoie des questionnaires aux plus grandes firmes mondiales sur l’importance qu’elles accordent à la problématique eau, les actions qu’elles mettent en place pour réduire l’impact et la vulnérabilité de leurs opérations dans ce domaine, etc.

En 2011, le WWF et la Banque de développement allemande ont développé un outil d’analyse des risques liés à l’eau à destination des entreprises et des investisseurs, le « Water Risk Filter ». Cet outil vise à permettre aux entreprises de comprendre les risques de tout ordre – approvisionnement, régulation, etc. – et est accompagné d’un éventail d’outils de « mitigation » et de services personnalisés de conseil.

Des risques aux « opportunités »

Dans tous les cas, le discours est le même : les grandes entreprises doivent prendre conscience des risques liés à l’eau et adapter leurs stratégies, leurs procédés, leurs pratiques et leur modèle commercial en conséquence afin de minimiser ces risques, mais aussi de profiter des « opportunités » qui en découlent, en termes de réduction des coûts, de réputation, de gain d’efficience, etc.

Que ce soit dans le secteur de l’eau ou dans d’autres secteurs comme celui de l’agroalimentaire, les multinationales tendent en effet, d’une part, à imposer un modèle de gestion de type commercial, et d’autre part à vouloir proposer leurs propres « solutions » aux décideurs. Selon certains observateurs, les multinationales comme Suez et Veolia cherchent ainsi de plus en plus à se positionner sur la gestion du « grand cycle de l’eau » (c’est-à-dire la gestion intégrée des ressources d’un bassin) par opposition au « petit cycle de l’eau », c’est-à-dire les services urbains d’eau et d’assainissement, qui constituent leur secteur d’activité historique.

Plus fondamentalement, les acteurs économiques, lorsqu’ils ne plaident pas purement et simplement pour une généralisation de la propriété privée de l’eau comme a coutume de le faire le PDG de Nestlé, argumentent que seule la fixation d’un « prix » de l’eau, donnant le « signal » nécessaire aux acteurs économiques sur la rareté et la valeur de cette ressource, permettra de rendre sa gestion plus efficiente. C’est cette logique qui pousse par exemple à la création de « marchés de l’eau » en Europe et ailleurs, comme il en existe déjà en Australie, au Chili ou dans certains États américains (lire Les « marchés de l’eau », au Chili et ailleurs). Le seul problème est que ces marchés ne tiennent souvent compte, justement, que de la valeur économique de l’eau, et non des besoins des hommes et de l’environnement… Ils sont peut-être de nature à diriger les ressources en eau vers les activités économiques les plus profitables d’un point de vue purement financier. On peut douter que cela doive être la préoccupation exclusive, ou même centrale, de la gestion des ressources en eau.

Autre problème : la mise en avant de la notion de « risque » et l’accent mis sur le rôle des grands donneurs d’ordre que sont les multinationales est de nature à renforcer le contrôle de ces dernières sur leurs fournisseurs (p.ex. la mise sous tutelle des exploitations agricoles paysannes par les multinationales agroalimentaires, qui poussent à une agriculture plus industrielle et plus « moderne ») et, surtout, de favoriser les solutions de type technologique (dessalement, traitement des eaux usées, etc.), alors que des solutions préventives seraient plus justes, plus efficaces et moins coûteuses à terme.

Au final, la mise en avant de la notion de « risque liée à l’eau » n’a rien de rassurant si, sous couvert d’intégrer les préoccupations environnementales aux prises de décision économiques et politiques, elle contribue à renforcer le contrôle des pouvoirs économiques sur les ressources et leur gestion.

Olivier Petitjean

— 
Photo : Steve Dunleavy CC

[1Lire par exemple ici ou .

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