L’expérience, en Espagne (Valence), d’un Tribunal des Eaux pour traiter les litiges entre agriculteurs

, par  BORDET Gaël

Dans la région de Valence en Espagne, le « tribunal des eaux », une structure d’arbitrage traditionnelle mise en place il y a plus de 1000 ans, continue de fonctionner au sein des communautés d’irrigants.

À travers une pratique coutumière, les habitants de toute une région semblent avoir réussi à dépassionner et à pacifier la gestion d’une ressource qui en maintes autres régions du monde – et d’Espagne – devient souvent le catalyseur de nombreux et profonds conflits.

Vers 960 après Jésus-Christ, le Calife de Cordoue eut l’idée de créer une instance capable d’organiser et de réglementer la distribution de l’eau…

Un millénaire plus tard, la ville de Valence entretient cette tradition et un Tribunal des Eaux (Tribunal de las Aguas), unique en son genre, veille encore au respect des intérêts des agriculteurs de la région. Tous les jeudis matins des juges, choisis et élus parmi les exploitants agricoles, se réunissent sur le parvis de la cathédrale pour arbitrer les litiges qui ont pu survenir dans la semaine entre agriculteurs au sujet de la répartition des eaux de la rivière Turia. La « pax agricola » est ainsi maintenue et respectée depuis des siècles. Le rôle de ces sages qui disputent sans dossiers, sans code et dont les arbitrages sont sans appels, n’est en rien figuratif : en effet, dans la plaine fertile de Valence, l’agriculture repose sur l’irrigation…

Tout le système d’arbitrage obéit ainsi à un subtil équilibre entre les usages traditionnels (ces juges sont dépositaires d’une mémoire collective orale très précieuse) et l’adaptation aux besoins suscités par des aléas majeurs comme les sécheresses.

Le Tribunal des Eaux de Valence offre de ce fait un exemple très intéressant d’autogestion par une population de ses ressources. À travers une pratique coutumière en apparence peu contraignante et respectée, les habitants de toute une région semblent avoir réussi à dépassionner et à pacifier la gestion d’une ressource qui en maintes autres régions du monde – et d’Espagne – devient souvent le catalyseur de nombreux et profonds conflits.

L’autorité morale et juridictionnelle que représente une institution comme le Tribunal des Eaux repose sur quatre fonctions sociales et économiques majeures :
 Le contrôle de l’accès aux ressources en eau d’irrigation et sa réglementation ;
 La gestion de l’usage de ces ressources ;
 La centralisation du mécanisme de transfert des ressources ;
 La régulation des systèmes de comportement et d’interactions sociales.

Ce modèle de « compromis institutionnalisé » est une source de réflexion pour de nombreux acteurs de la gestion de l’eau, et représente peut-être un idéal vers lequel il s’agirait de tendre pour envisager la création d’un Tribunal Mondial de l’Eau – qui pourrait par exemple être rattaché à la Cour Internationale de Justice devant laquelle sont actuellement portées les plaintes relatives aux partages de cours d’eau ou de ressources hydriques.

Commentaire

Le Tribunal des Eaux de Valence, malgré le rôle éminemment positif qu’il peut jouer, n’en demeure pas moins un cas unique qui, en outre, ne manque pas de susciter quelques interrogations.

• Tout d’abord, la structuration sociale et économique a bien évolué depuis le Califat de Cordoue et de nouveaux problèmes se posent aujourd’hui pour lesquels les arbitrages des sages de Valence ne seront probablement que d’une efficacité très relative. En effet, la concurrence entre les différents usages de l’eau s’est nettement accentuée et diversifiée depuis quelques décennies : les usages industriels notamment, mais aussi les aménagements hydrauliques prévus dans le cadre du Plan Hydraulique National espagnol (voir le texte Pour une nouvelle culture de l’eau en Espagne) posent de nouvelles questions et soulèvent de nouveaux enjeux devant lesquels les Juges-agriculteurs seront démunis, sinon dépassés, et dont ils seront dépossédés.

• D’autre part, une telle institution ne manque pas de développer des conflits d’un autre genre, davantage conditionnés aux rapports de force inter- et intra-communautaires. En effet, bien que présentées comme les garantes d’une gestion équilibrée et durable des ressources en eau, une gestion par ailleurs volontiers perçue comme démocratique et consensuelle, les communautés d’irrigants sont parfois le lieu d’enjeux économiques et de pouvoir très sérieux…

Du 18 au 20 décembre 1997 les plus éminents experts mondiaux se sont réunis à Valence dans le cadre du programme sur le « Nouveau Millénaire » de l’Unesco. Leur objectif était alors de tracer les grandes lignes d’une coopération internationale quant aux litiges relatifs au partage de l’eau. Le besoin d’un Tribunal Mondial de l’Eau, qui n’a pas encore vu le jour, était alors l’un des principaux enjeux de cette rencontre. Pourtant, si depuis lors de nombreux projets, plus ou moins consensuels et plus ou moins réalistes, ont été présentés, jamais aucun d’entre eux n’a été retenu par la communauté internationale…

Post-scriptum (Olivier Petitjean, 2009)

Le Tribunal des eaux de Valence représente depuis longtemps un modèle d’organisation technique et social à la fois équitable et soutenable. On trouve des formes de gestion communautaire similaires un peu partout en Espagne, qui s’appuient sur des associations d’irrigants, des dirigeants élus et des mécanismes d’arbitrage pour partager la ressource équitablement et entretenir les systèmes d’irrigation. Ce modèle s’oppose diamétralement à celui des grandes exploitations agricoles de type industriel, installées plus récemment sur des terres nouvellement gagnées à l’agriculture grâce aux pompages d’eaux souterraines et à l’irrigation à grande échelle.

Les petites exploitations traditionnelles comme celles dont il est question à Valence (les ‘huertas’) sont menacées du fait que ces grandes exploitations se situent souvent en amont et remettent donc en cause leur accès et leur droit traditionnel à l’eau. Par ailleurs, le Plan hydraulique national espagnol et les grands transferts d’eau du Nord vers le Sud que celui-ci implique (entre autres pour servir les exploitations industrielles susmentionnées) devra obligatoirement passer par la région de Valence et en particulier par le barrage d’Alarcon, principale réserve d’eau de la région et propriété des syndicats d’irrigants. D’où une série d’opérations de rachat et de transformation des pratiques et techniques locales. À la place des modes de gestion communautaires s’installeront peut-être désormais des méthodes d’irrigation goutte-à-goutte ultramodernes gérées par un ordinateur... [Source : Thierry Ruf, « Batailles de l’irrigation en Méditerranée », Témoins de l’eau, La Dispute, 2009.]

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