Au Tamil Nadu, le dialogue entre ingénieurs et usagers permet d’atteindre des résultats impressionnants

, par  V. Suresh (Dr)

L’un des problèmes récurrents des agences publiques de l’eau dans les pays du Sud, qui facilite d’ailleurs les critiques d’inspiration néo-libérale qui leur sont adressées, est l’absence de prise en compte politique des populations les plus pauvres, du fait de la différence de classe et de culture entre les agents publics et les communautés. En Inde, des ingénieurs de l’eau ont vécu une expérience riche d’enseignement. Ils ont appris à travailler, à l’écoute, avec les usagers. Les passerelles créées ont permis aux services d’accroître leur solidarité, et a mené à des améliorations impressionnantes de l’approvisionnement des plus pauvres en milieu rural.

Responsables politiques, gouvernements, média et grand public s’accordent enfin pour reconnaître qu’une crise de l’eau majeure menace la planète. Malheureusement, c’est bien le seul consensus qui soit, tant les solutions à la crise de l’eau demeurent sujettes à controverse. En 2006, dans un rapport qui semble, hélas, destiné à rester dans les placards, le PNUD soulignait que ce n’est pas tant de nouveaux investissements ou de nouvelles technologies dont le monde a besoin, que d’une meilleure gouvernance du secteur de l’eau. Suivre les recommandations de cette institution impliquerait donc d’investir moins dans les équipements et de s’engager fermement dans des processus de démocratisation des systèmes de gestion de l’eau. Surtout, cela remettrait en cause le mensonge vendu au monde entier par les institutions financières internationales (Banque mondiale, FMI ou Banque asiatique de développement), qui prétendent que la crise de l’eau serait due au secteur public et aux pauvres. Le premier serait inefficace et corrompu. Quant aux pauvres, ils gaspilleraient l’eau qui leur est distribuée gratuitement, ne sauraient ni l’économiser ni la préserver et s’imagineraient qu’elle n’a pas de prix. La solution prônée obstinément par les institutions financières internationales : privatiser, imposer des tarifs, cesser toute distribution gratuite et arrêter d’approvisionner ceux qui ne peuvent pas payer.

Ingénieurs et communautés

Pourtant, une expérience menée avec les ingénieurs de l’organisme public de distribution et de traitement des eaux de l’État du Tamil Nadu (Sud de l’Inde) a démontré toute l’utilité de la démocratisation des systèmes publics de gestion de l’eau. Elle confirme que lorsque les fonctionnaires changent d’attitude envers les communautés et cherchent activement leur participation et leur implication, il devient possible de construire un système de gestion de l’eau efficace, démocratique et contrôlé localement par les citoyens. (Le terme « communautés » recouvre autant les collectivités et les élus locaux que les groupements de femmes, les sections marginalisées de la société comme les Dalits – les « intouchables » - les groupes tribaux et les minorités…)

De 2004 à 2007, plus de 500 ingénieurs ont suivi une formation intensive centrée sur les changements d’attitudes afin de remettre en cause la culture de travail de la compagnie des eaux et sa manière de répondre aux besoins des citoyens. Pour ces ingénieurs publics de l’eau qui avaient toujours été aux commandes, cette remise en question n’a pas été facile. Ils ont dû s’interroger sur le rôle qu’ils ont joué dans l’émergence de cette crise de l’eau. Mais une fois mise de côté cette attitude de supériorité due à leur éducation et à leur maîtrise de technologies, ils ont su reconnaître que les pauvres, ceux qui n’ont pas reçu d’éducation formelle ou simplement les ruraux ont, après tout, géré pendant des siècles leurs sources d’eau et que leurs pratiques et sagesse traditionnelle avaient également du sens. Menée dans 455 villages touchés par la crise de l’eau, sur 29 des 30 districts du Tamil Nadu, cette expérience a brisé beaucoup d’a priori sur les communautés rurales. Les « petites gens » ont répondu avec enthousiasme aux ingénieurs de l’eau qui se sont assis avec eux sur la place du village pour discuter des facteurs déterminant le niveau des eaux souterraines, de la préservation de la qualité des eaux, etc. Parce qu’elles étaient reconnues comme des partenaires, de nombreuses communautés se sont engagées dans la construction de digues, la plantation d’arbres et une meilleure réglementation des horaires de pompage et d’approvisionnement en eau. Bien mieux ! Les ressources financières dégagées grâce aux économies réalisées sur les factures d’électricité ont été réinvesties pour améliorer les systèmes et les infrastructures de distribution et de traitement des eaux !

Les chiffres parlent d’eux-mêmes

Dans le village de Palangarai (district de Coïmbatore), les enfants ont planté plus de 7000 arbres. 32 petites digues et structures de stockage des eaux ont été construites. Les villageois se sont organisés en comités pour assurer l’approvisionnement équitable en eau, avec une attention particulière aux communautés les plus démunies. Le niveau des eaux souterraines est remonté d’une profondeur de 1200 pieds à 800 pieds.

L’expérience a également eu de quoi réjouir les financiers. Selon les zones, les économies réalisées sur le budget de fonctionnement se sont situées entre 8 et 33 % et près de 10 millions de dollars ont été économisés sur les dépenses d’exploitation et de maintenance des systèmes.

Il faut tirer deux enseignements de cette expérience. Tout d’abord, considérer les communautés comme des partenaires de travail est la seule manière de préserver les ressources en eau pour les générations futures. Ensuite, l’eau doit rester entre les mains du secteur public et être traitée comme une ressource collective et non comme une marchandise. Une jeune villageoise l’a exprimé très joliment : « Pour nous, économiser l’eau est une question de survie, ce n’est pas comme pour un commerçant qui ferme sa boutique parce que son affaire n’est plus rentable. »

SOURCE
 Article repris d’Altermondes n°13, mars-mai 2008, p. 21.

Post-scriptum (Olivier Petitjean, 2009)

Pour une présentation plus détaillée de l’expérience, on peut lire V. Suresh et Pradip Prabhu, « Democratisation of Water Management as a Way to Reclaiming Public Water : the Tamil Nadu Experience », dans l’ouvrage collectif “Reclaiming Public Water”.

On peut préciser qu’avant l’expérience de démocratisation décrite ici, l’eau du Tamil Nadu provenait dans sa quasi totalité des aquifères souterrains. L’agence de l’eau du Tamil Nadu était financée proportionnellement au nombre de nouveaux équipements et investissements qu’elle mettait en place - un mode de financement des services publics assez courant en Inde. Elle était donc incitée à répondre à tous les problèmes par l’installation de nouveaux tuyaux et de nouvelles pompes, ce qui a mené à une sévère crise en 2004, la sécheresse s’ajoutant à la surexploitation des aquifères. Les menaces de privatisation ont également joué un rôle pour mobiliser les agents et ingénieurs de l’agence, qui ont littéralement réinventé le service public en quelques années. L’adoption de pratiques de concertation ancestrales (le koodam) a favorisé l’implication des habitants. La participation de la population a permis de restaurer des équipements traditionnels constituant des sources alternatives ou permettant de conserver l’eau, ainsi que de mettre un frein aux pompages excessifs et non régulés.

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