Gérer l’eau sous forme de coopérative d’usagers : l’exemple de Santa Cruz en Bolivie

, par  Olivier Petitjean

À Santa Cruz, en Bolivie, les services de l’eau et de l’assainissement sont gérés sous forme d’une coopérative d’usagers. Cette solution permet une gestion efficace et démocratique de l’eau, évitant les interférences politiques négatives qui ont donné lieu à des conflits majeurs dans d’autres villes du pays.

La Bolivie est surtout connue pour avoir été et être encore le théâtre de conflits politiques spectaculaires autour de l’eau et de sa gestion, notamment à Cochabamba en 2000 (lire La « guerre de l’eau » à Cochabamba), et plus récemment dans l’agglomération de La Paz-El Alto. Le pays compte toutefois également des structures de distribution d’eau en milieu urbain à la fois originales et performantes, comme c’est le cas à Santa Cruz de la Sierra, à l’Est du pays, la première ville bolivienne par le nombre officiel d’habitants (si du moins l’on sépare la capitale La Paz d’El Alto, son immense banlieue). Le service de l’eau y est assuré sous la forme d’une coopérative d’usagers, c’est-à-dire une entreprise dont les propriétaires sont les bénéficiaires du service eux-mêmes.

Dans le domaine de la distribution d’eau, le modèle de la coopérative est relativement fréquent dans la région, notamment dans les zones rurales ou dans les zones d’habitat informel des villes, où les résidents sont délaissés par les fournisseurs publics et doivent prendre en charge eux-mêmes leur approvisionnement. C’est le cas par exemple dans la « zone Sud » de Cochabamba (lire La « guerre de l’eau » à Cochabamba). De nombreuses villes petites et moyennes assurent également leur approvisionnement en eau sous la forme de coopératives parce qu’elles étaient à l’origine des villages et, lorsqu’il s’est agi de mettre en place un service de l’eau, les autorités ont recouru tout naturellement à un modèle socio-économique avec lequel elles étaient familiarisées du fait de leurs activités agricoles. Le cas est très fréquent notamment chez le voisin argentin. Il est en revanche beaucoup plus rare que le modèle des coopératives d’usagers soit en vigueur dans de grandes villes comme Santa Cruz. (Un autre cas emblématique est celui de Welsh Water/Dwr Cymru, qui couvre une partie du Pays de Galles. On trouve plus fréquemment des coopératives de travailleurs, comme à Dhaka ou dans l’agglomération de Buenos Aires.)

C’est en 1979 que le département municipal de l’eau et de l’assainissement, qui assurait jusqu’alors le service, a été transformé en coopérative. Le réseau de distribution et d’assainissement est aujourd’hui partagé entre huit structures, dont la principale, la Saguapac, couvre les deux tiers du territoire de la ville et à peu près la même proportion de ses habitants. Les autres coopératives sont limitées à un quartier particulier ; elles sont issues historiquement de réseaux autogérés par les habitants de quartiers informels, qui ont été consolidés en 1979. La qualité du service qu’ils fournissent est généralement inférieure à celle offerte par la Saguapac.

Le modèle de la coopérative a une grande importance en Bolivie depuis 1958, date de l’adoption d’une loi favorisant la délivrance des services publics sous cette forme, qui encadre de manière stricte leur gouvernance afin que celle-ci demeure démocratique, égalitaire et orientée vers le bien public plutôt que vers le profit monétaire. À Santa Cruz, le passage au modèle de la coopérative a été d’autant mieux accepté par la population qu’il était déjà appliqué pour l’électricité et la téléphonie.

Dans un contexte politique comme celui de la Bolivie, l’avantage fondamental du modèle de la coopérative est qu’il permet de maintenir une gestion publique de l’eau, et donc d’éviter l’appropriation du service par de grandes entreprises privées ou des multinationales, tout en s’assurant une indépendance totale vis-à-vis des élus locaux. Trop souvent, en effet, l’intervention de ces derniers dans la gestion des agences de l’eau est synonyme de corruption, de népotisme, de manipulations politiques, et donc finalement de mauvais service. C’est ainsi par exemple que l’influence des autorités locales continue de grever considérablement les tentatives de reconstruire un service public de l’eau égalitaire, efficace et démocratique à Cochabamba (lire La « guerre de l’eau » à Cochabamba). De même, à La Paz-El Alto, les habitants se sont montrés très réticents à la remunicipalisation pure et simple du service de l’eau par crainte des agissements des élus, et privilégiaient le modèle de la coopérative d’usagers. La Saguapac, par contraste, a toujours été totalement épargnée par les problèmes de corruption.

Le fonctionnement de la Saguapac

La Saguapac appartient donc aujourd’hui à ses 151 000 membres, un chiffre correspondant au nombre de foyers couverts. Chaque membre peut assister aux réunions du district dont il dépend, sur les neuf que regroupe la concession de la Saguapac, et dispose d’une voix pour élire ses représentants au Conseils de district (élus pour six ans et renouvelés par tiers tous les deux ans), en charge de défendre les intérêts et besoins particuliers de la zone, ainsi que trois délégués à l’Assemblée générale des délégués. Celle-ci élit à son tour une partie des membres du Conseil d’administration, en charge du budget et de la conception des politiques, et du Conseil de surveillance, en charge du contrôle interne et des audits externes. La coopérative s’est dotée d’outils de gouvernance adaptés pour permettre le suivi de son budget et le développement de ses services d’eau et d’assainissement, qui lui permettent notamment de respecter les délais annoncés et d’obtenir des crédits au niveau international.

Théoriquement, donc, chacun peut participer à la gestion de la coopérative, même si certains observateurs craignent qu’à mesure que la Saguapac se développera, elle finira inévitablement par s’éloigner de ses usagers et décourager une participation de la base d’ores et déjà fragile.

En termes économiques, la Saguapac est financièrement indépendante, et parvient à couvrir tous ses coûts avec les factures payés par les usagers. La grille tarifaire établit des prix différents en fonction de la nature de l’usage (usage domestique, usage commercial, usage industriel, usages spéciaux comme pour les hôpitaux ou les écoles) et de la quantité d’eau consommée, le prix augmentant par paliers de 15 mètres cubes. Dans un souci social, les 15 premiers mètres cubes consommés mensuellement par chaque ménage sont facturées à un prix très bas. Les usagers qui ne règlent pas leurs factures ne sont pas coupés, et la coopérative s’efforce de mettre en place des mesures spéciales à leur intention. Enfin, le coût du raccordement est de 300 dollars US pour l’eau potable et de 1000 dollars US pour l’assainissement – des coûts relativement élevés dont le paiement peut toutefois être étalé sur plusieurs années.

Résultats atteints et défis à venir

Les indicateurs de performance et de service affichés par la Saguapac sont très honorables par comparaison avec ceux des villes similaires de la région. Entre 95 et 99 % des résidents sont raccordés à l’eau potable, mais seulement un peu plus de 50 % sont raccordés au réseau d’assainissement. La Saguapac espère faire passer ce chiffre à 72 % en 2010 grâce à une série de travaux d’extension financés sur fonds propres et grâce à un prêt de la Banque mondiale. Les pertes étaient estimées, quant à elles, à 26 % en 2003. La qualité de l’eau distribuée est très satisfaisante, Santa Cruz pouvant compter (pour l’instant) sur un aquifère dont l’eau pourrait être consommée sans traitement, n’étaient les défaillances du réseau et des canalisations qui imposent l’ajout de chlore pour prévenir l’infiltration de microorganismes.

Deux défis importants se présentent toutefois à moyen et long terme. Le premier est celui de la capacité de la Saguapac à tenir le rythme du taux d’accroissement naturel de la population de Santa Cruz, l’un des plus élevés d’Amérique latine. D’ores et déjà, le taux de raccordement à l’assainissement est insuffisant. La Saguapac pourrait avoir des problèmes pour trouver les financements nécessaires à l’extension de ses réseaux sans avoir à passer des accords commerciaux, impliquant peut-être une privatisation totale ou partielle. L’autre défi est celui des ressources disponibles à terme. Comme indiqué, la Saguapac tire actuellement son eau d’un seul aquifère, qui fournissait annuellement 45 millions de mètres cubes en 2003. Les études les plus récentes, tenant compte de l’accroissement prévisible des besoins et du taux de remplissage de l’aquifère, concluent qu’il sera nécessaire de compter sur une source complémentaire d’eau à partir de 2017.

SOURCES
 Chrystelle Barbier, « A Santa Cruz, en Bolivie, la ressource est devenue un bien commun », Le Monde, 12 mars 2009.
 Les Amis de la Terre, « Bolivie : la gestion citoyenne de l’eau par une coopérative d’usagers à Santa Cruz ». http://www.amisdelaterre.org/IMG/pd...

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