L’eau en Asie centrale Entre interdépendances et stratégies nationales

, par  Olivier Petitjean

Le partage et les usages des ressources en eau en Asie centrale illustrent parfaitement les bienfaits d’une coopération dans ce domaine, et à l’inverse les coûts – financiers et au-delà – associés à l’absence de coopération.

L’Asie centrale est divisée entre une zone montagneuse au Sud et une zone plate et désertique au Nord. Ses terres sont pour la plupart situées dans des zones arides ou semi-arides, où l’évaporation naturelle annule l’apport des précipitations. En conséquence, la région dépend pour son approvisionnement en eau douce des fleuves issus des glaciers situés dans les montagnes du Kirghizistan, du Tadjikistan et au-delà dans le massif de l’Hindu Kush. Les deux plus importants de ces fleuves, qui traversent le désert pour alimenter ce qui reste de la mer d’Aral, sont l’Amou-Daria, qui rejoint la « grande Aral » via l’Ouzbékistan, et le Syr-Daria, qui rejoint la « petite Aral » via le Kazakhstan.

Durant l’époque soviétique a été mise en œuvre une politique de modernisation agricole de la région reposant sur le développement de la culture irriguée du coton. De nombreuses infrastructures : barrages, canaux, stations de pompage, ont ainsi été construites pour détourner l’eau des deux grands fleuves. Cette politique a entraîné des catastrophes environnementales de grande ampleur, au premier rang desquels l’assèchement de la mer d’Aral (voir le texte L’assèchement de la mer d’Aral, un exemple dramatique d’une mauvaise gestion par l’homme des ressources en eau). Elle a également eu pour conséquence de rendre la population de ces pays largement dépendante de l’agriculture irriguée pour ses revenus : celle-ci représente plus d’un quart du PIB au Tadjikistan et au Turkménistan et plus d’un tiers au Kirghizistan et en Ouzbékistan. Un autre projet tout aussi grandiose, et potentiellement tout aussi dévastateur, consistant à rien moins qu’à détourner une partie de l’eau des grands fleuves sibériens se jetant « inutilement » dans l’Océan arctique pour l’envoyer vers l’Asie centrale, aurait été arrêté in extremis à la fin des années 80. Le Turkménistan vient d’ailleurs d’annoncer son intention de remettre en selle un projet du même type, visant à détourner ce qui reste de l’Amou-Daria pour créer un "lac de l’âge d’or" et faire refleurir le désert grâce à un réseau de canaux.

Pamirs, photo dwrawlinson sous licence CC

L’absence de coopération

L’Asie centrale est un cas classique d’interdépendance entre pays d’amont (Kirghizistan et Tadjikistan) et pays d’aval (Ouzbékistan, Turkménistan). Tous deux puisent dans la même source, les uns pour produire de l’électricité, les autres pour l’agriculture irriguée. Cette situation est une source potentielle de complémentarité et d’échanges (les pays peuvent échanger de l’électricité contre des produits agricoles, par exemple), mais aussi de conflits si la ressource n’est pas partagée équitablement. L’Ouzbékistan et le Turkménistan, où les systèmes d’irrigation sont les plus développés, dépendent pour au moins deux tiers de leurs besoins d’une eau provenant des pays voisins, que ces derniers peuvent décider de ne pas libérer s’ils doivent faire face à leurs propres besoins. Ainsi, un hiver froid au Kirghizistan est synonyme d’année sèche pour les paysans ouzbeks, l’eau étant utilisée pour satisfaire les besoins en chauffage et donc en électricité du pays d’amont. Cette interdépendance s’étend d’ailleurs plus loin encore, puisque l’Afghanistan par exemple est en mesure, si elle décide d’augmenter les prélèvements d’eau dans sa partie du bassin de l’Amou Daria, de réduire encore le débit disponible pour le Tadjikistan et les pays d’aval.

Durant l’époque soviétique, la supervision exercée depuis Moscou permettait d’assurer une coopération positive entre les différentes républiques. Les barrages en amont avaient également pour avantage de réguler le débit des fleuves entre la saison sèche et la saison humide. Par exemple, les trois quarts de l’eau du réservoir de Toktogul au Kirghizistan étaient libérés pendant l’été, pour satisfaire les besoins en irrigation de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan. L’électricité produite à l’occasion de ces libérations étaient également exportée dans d’autres républiques soviétiques. En échange de ces bons procédés, le Kirighizstan recevait du gaz d’Ouzbékistan et du Kazakhstan pour faire face à la demande durant l’hiver.

photo citt, sous licence CC

Cette structure de coopération s’est effondrée avec l’empire soviétique et n’a pas pu être remise à l’ordre du jour malgré les négociations qui se sont succédées au cours des années 90. Ne bénéficiant plus d’un accès préférentiel au gaz, le Kirghizistan a augmenté ses libérations en hiver pour satisfaire à ses besoins énergétiques, réduisant d’autant l’eau disponible pour l’irrigation en aval durant l’été. Kirghizstan et Tadjikistan projettent chacun de leur côté de nouveaux aménagements hydroélectriques au coût pharaonique pour assurer leur autosuffisance énergétique ainsi que des revenus d’exportation, aménagements qui auraient pour résultat d’amoindrir le débit des fleuves en aval. Le Tadjikistan, dont le potentiel hydroélectrique est l’un des plus important de la planète et qui abrite déjà le plus haut barrage du monde (le Nurek), projette la construction d’une vingtaine de nouveaux aménagements, dont le gigantesque barrage de Rogun, dont la taille dépasserait encore celle du Nurek. L’Ouzbékistan et le Kazakhstan, qui ont peur de manquer d’eau, ont donc programmé de nouveaux aménagements pour assurer leur approvisionnement, notamment de nouveaux barrages et d’immenses réservoirs de plusieurs milliards de mètres cubes. L’Ouzbékistan est particulièrement virulente contre les projets d’aménagements hydroélectriques des pays d’amont, mais c’est aussi en partie parce que cette république y exportait traditionnellement son gaz et craint donc de perdre une source de revenus. L’attitude de l’Ouzbékistan, qui a l’habitude de suspendre unilatéralement ses fournitures de gaz, n’est d’ailleurs pas pour rien dans la volonté d’autosuffisance du Kirghizstan et du Tadjikistan… Un nouvel épisode a eu lieu fin 2009 qui est venu confirmer le mauvais état de la coopération régionale : l’Ouzbékistan a décidé de se retirer unilatéralement de la grille électrique datant de l’ère soviétique qu’elle partage avec ses voisines. le problème est que Tadjikistan et le Kirghizistan dépendent de la partie ouzbèke de cette grille pour leurs importations énergétiques... Ces deux pays se sont donc empressés de rétorquer en annonçant que la menace d’une pénurie d’électricité les obligeait à remplir davantage leurs barrages et donc à priver l’Ouzbékistant d’une partie de l’eau que ce pays reçoit.

Bref, l’absence de coopération débouche sur un cercle vicieux qui a pour conséquence de répliquer les aménagements et d’augmenter les coûts pour tous les pays concernés. La Banque mondiale a ainsi calculé qu’une exploitation du réservoir de Toktogul selon le même principe qu’à l’époque soviétique permettrait à l’Ouzbékistan de gagner 36 millions de dollars US et au Kazakhstan de gagner 31 millions de dollars US, alors que le Kirghizistan y perdrait l’équivalent de 35 millions de dollars US : il y aurait donc une marge de manœuvre largement suffisante pour que les deux pays d’aval dédommagent le Kirghizistan pour les services rendus par le réservoir, de manière à ce que tout le monde y gagne.

Vers une pénurie d’eau dans la région ?

lac Karakul, Tadjikistan, photo dwrawlinson sous licence CC

Depuis leur indépendance, les pays de la région poursuivent chacun séparément leur propre stratégie de développement, lesquelles reposent sur une utilisation intensifiée des mêmes ressources en eau, sans stratégie régionale cohérente de partage. Si l’on additionnait les besoins en eau de chaque programme économique national, on obtiendrait un résultat largement supérieur à la disponibilité actuelle. Or l’évolution de cette disponibilité suscite d’ores et déjà des inquiétudes, du fait des ponctions massives au profit de l’agriculture irriguée, mais aussi de la dégradation et de la mauvaise gestion des équipements issus de l’époque soviétique. Les équipements transfrontaliers étant nombreux, l’absence de coopération entre les pays explique là encore la faiblesse des investissements consentis pour assurer leur maintenance. Le PNUD estime ainsi que la consommation d’eau dans les systèmes d’irrigation d’Asie centrale est 30 % plus élevée à l’hectare qu’en Égypte et au Pakistan, pays qui ne se distinguent pourtant pas par leur efficience dans ce domaine. Évaporation, fuites en envasement des canaux font que plus de 60 % de l’eau extraite des rivières n’atteint jamais les champs auxquels elle est destinée. De nombreuses stations de pompage sont hors service (par exemple les deux tiers de celles du Tadjikistan), ce qui ajoute encore à la pénurie. Les problèmes de pollution de l’eau par les rejets agricoles (ainsi que potentiellement par les déchets nucléaires russes) sont également préoccupants.

Enfin, comme souvent, les effets attendus du changement climatique – en l’occurrence la fonte progressive des glaciers qui alimentent les fleuves de la région – viennent se surajouter à une situation déjà tendue. Les observations scientifiques suggèrent ainsi que la surface des glaciers du Tadjikistan a été réduite d’un tiers au cours des 50 dernières années, tandis que le Kirghizistan aurait perdu plus d’un millier de petits glaciers en 40 ans. Cette perspective n’est pas de nature à apaiser la rivalité entre les républiques pour le contrôle de l’eau.

SOURCES PRINCIPALES
 Rapport PNUD 2006 sur le développement humain. http://hdr.undp.org/fr/rapports/mon...
 David L. Stern, « Tadjikistan Hopes Water Will Power its Ambitions », New York Times, 1er Septembre 2008. http://www.nytimes.com/2008/09/01/w...

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