Tactiques douteuses de Suez contre les partisans de la gestion publique de l’eau

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Derrière les slogans publicitaires sur la transparence et la performance environnementale, les opérateurs privés de l’eau n’hésitent pas à recourir à des méthodes contestables pour préserver becs et ongles un modèle commercial historiquement fondé sur l’opacité et les connivences politiciennes. Des documents récemment mis à jour montrent à quoi peuvent en être aujourd’hui réduits les grands groupes français de l’eau pour défendre leurs parts de marché face à la pression des élus locaux et des citoyens.

Remunicipalisation de l’eau de Paris, élections annulées à l’agence Seine-Normandie, débats autour du renouvellement du contrat du SEDIF (Syndicat des Eaux d’Ile-de-France, qui couvre une grande partie de la petite couronne) et de l’éventuel passage d’Est Ensemble, communauté de communes de Seine-Saint-Denis, en régie publique… On savait que la guerre faisait rage depuis quelques années en Ile-de-France entre d’un côté les partisans du retour du service de l’eau dans le giron public et de l’autre les amis de Suez et de Veolia. Marianne2 a publié en ligne un ensemble de documents qui donnent une petite idée des dessous sales de cet affrontement.

Il s’agit de contrats passés entre la Lyonnaise des Eaux (filiale de Suez Environnement et, à travers cette dernière, du groupe GDF-Suez) et le cabinet de conseil en communication Vae Solis [1] pour orchestrer une campagne de communication visant à décrédibiliser Gabriel Amard, président de la Communauté d’agglomération « Les Lacs de l’Essonne », et ses efforts pour émanciper cette collectivité locale de la tutelle des multinationales de l’eau.

Secrétaire national du Parti de Gauche, Gabriel Amard avait orchestré le retour en gestion publique du service de l’eau des Lacs de l’Essonne (regroupant les communes de Grigny et Viry-Châtillon), auparavant délégué à Veolia dans le cadre du SEDIF, à compter du 1er janvier 2011. Mais l’accord convenu à cette époque obligeait la nouvelle régie à acheter son eau en gros à la Lyonnaise des Eaux, situation à laquelle Gabriel Amard et ses soutiens souhaitaient ouvertement mettre fin. Pire encore pour Suez, Gabriel Amard n’hésitait pas à s’afficher en première ligne dans le débat politique sur la gestion privée de l’eau, publiant plusieurs livres sur le sujet [2], parcourant la France pour soutenir les collectivités locales qui envisagent une remunicipalisation de leur service, et soutenant activement en mars 2012 le Forum mondial alternatif de l’eau contre le Forum officiel promu par Suez et Veolia.

Le premier contrat dévoilé par Marianne2, conclu entre la branche Ile-de-France Sud de la Lyonnaise et Vae Solis, détaille une stratégie de communication spécifiquement dirigée contre Gabriel Amard et contre la régie publique des Lacs de l’Essonne. Cette stratégie accorde une large place au blog « Mon Viry Nature », présenté comme l’initiative personnelle d’un simple habitant « gagné par le virus de l’écologie », mais en fait soigneusement alimenté par Vae Solis sur la base d’enquêtes sur les principaux centres d’intérêts environnementaux des Franciliens. Ce blog publiait par exemple des billets sur la qualité de l’eau distribuée par la régie municipale, lesquels étaient ensuite signalés à des élus et journalistes ciblés. (Le blog Mon Viry Nature a été supprimé depuis les révélations de Marianne2.) Autres volets modes d’action envisagés : l’organisation de rencontres confidentielles avec des élus, la rédaction d’argumentaires à destination des divers « opposants » aux projets de Gabriel Amard, ou encore l’encouragement à la « médiatisation spontanée » du sujet, « dans la lignée des récentes interventions d’Yves Jégo » [3].

La Lyonnaise des Eaux n’a pu que confirmer l’existence de ces contrats, dont elle minimise la portée, faisant valoir que l’entreprise ne parvient pas à faire entendre sa voix dans les débats sur la gestion de l’eau. C’est sans doute la raison pour laquelle le contrat passé avec Vae Solis stipule à chaque paragraphe que la campagne de communication doit rester indirecte et portée par Vae Solis, afin d’éviter que l’entreprise ne se retrouve « exposée ». Surtout, la démarché préconisée, loin de chercher à faire passer un message positif, est purement négative et ad hominem. Il s’agit exclusivement de « limiter, réduire, en la discréditant sur le fond » la communication jugée « agressive » (traduire « convaincante » ?) de Gabriel Amard.

45 000 euros de bonus en cas d’échec des projets avec Eau de Paris

Derrière la façade « communicationnelle », c’est bien de lobbying dont il s’agit, avec un objectif bien précis à la clé : empêcher que la nouvelle régie municipale de l’eau des Lacs de l’Essonne ne s’approvisionne à partir de 2013 auprès d’Eau de Paris, et non plus de la Lyonnaise. Le contrat publié par Marianne stipule d’ailleurs qu’aux 65 000 euros HT de rémunération forfaitaire pour l’« accompagnement » de Vae Solis s’ajoutent 45 000 euros supplémentaires en cas de « succès », c’est-à-dire si le projet d’approvisionnement des Lacs de l’Essonne par Eau de Paris ne voyaient pas le jour. L’approche présentée par Vae Solis inclut d’ailleurs le ciblage systématique des élus parisiens ainsi que la recherche de relais dans les médias locaux.

Il s’agissait aussi en effet de tuer dans l’œuf toute ébauche de constitution d’un véritable réseau de l’eau publique en Ile-de-France autour de la régie parisienne, bravant monopole des grands groupes. Au moment où Est Ensemble, communauté regroupant plusieurs communes de Seine-Saint-Denis, envisageait elle aussi de quitter le SEDIF pour revenir en régie publique, la possibilité d’une coopération rapprochée avec Eau de Paris avait déjà été évoquée.

Il faut croire que les services de Vae Solis au niveau des Lacs de l’Essonne ont donné entière satisfaction, puisque Marianne2 publie également un contrat passé entre Vae Solis et la Lyonnaise des Eaux au niveau national, signé par Hélène Valade, directrice développement durable de la Lyonnaise. Ce contrat stipule que le cabinet de conseil assurera une mission de veille sur le débat politique autour de la gestion privée de l’eau en France, en particulier dans le cadre des échéances électorales de 2012 et de l’organisation du Forum mondial de l’eau en mars de la même année, au bénéfice de Philippe Maillard, directeur général France de la Lyonnaise. Sont également prévus, tout comme pour le premier contrat, la rédaction d’argumentaires à destination des décideurs ainsi que l’organisation de rencontres avec des personnalités politiques.

Une double collaboration qui s’inscrit dans l’effort de reconquête de l’opinion par les prestataires privés de l’eau, Suez (Lyonnaise des Eaux) et Veolia (Générale des Eaux) en tête, alors qu’ils sont confrontés à une vague de remunicipalisation du service de l’eau sur tout le territoire français et, dans les délégations qui restent entre leurs mains, à une pression accrue de la part des élus pour obtenir des baisses de prix et une amélioration de la qualité du service. Suez Environnement a lancé toute une série d’opérations de relations publiques à destination des élus locaux et des citoyens, enrôlant des personnalités comme Erik Orsenna et Martin Hirsch, mettant en avant la « transparence », la « sécurité » et la « performance environnementale » de leurs services. Les documents publiés par Marianne2 montrent que cette stratégie publique de communication positive s’accompagne en secret d’une démarche négative de pression et de discrédit des élus qui se portent en première ligne de la lutte contre les multinationales de l’eau.

« Changé de vie »

Le comble de cette affaire est que l’un des principaux dirigeants de Vae Solis, Antoine Boulay, spécifiquement mentionné dans les deux contrats avec la Lyonnaise et signataire du premier, est aujourd’hui chef de cabinet du nouveau Ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll. Membre de l’état-major de campagne de François Hollande (au moment même où il signait le contrat avec la Lyonnaise) tout comme auparavant de Ségolène Royal en 2007, ce « communicant » et élu local socialiste ne se prive pas d’exploiter sa double casquette, en faisant valoir dans ses prospectus de consultant d’entreprise son « accès privilégié » aux dirigeants de son parti. Interrogé par Marianne2, Antoine Boulay déclare ne plus très bien se souvenir de cette mission – qui date pourtant d’il y a quelques mois seulement – et avoir décider de « changer de vie ».

Oubliés donc les rendez-vous entre les dirigeants de Suez et les responsables politiques ? Il faut plutôt s’attendre à ce que le Parti socialiste et le gouvernement Ayrault restent tiraillés entre d’un côté les amis de Suez et Veolia et de l’autres les partisans du retour en gestion publique (comme Henri Emmanuelli dans les Landes, Manuel Valls à Évry et Pierre Moscovici à Montbéliard). Un positionnement ambigu qui ne devrait pas être de mise à l’heure où les pressions se renouvellent au niveau européen pour libéraliser le secteur de l’eau.

[1Le cabinet Vae Solis, spécialiste du conseil en « réputation » et en « gestion de crise », propose des services aussi charmants que la gestion des plans de sauvegarde de l’emploi afin d’éviter que certains acteurs n’« instrumentalisent le débat » et ne le transforment en « conflit majeur ».

[2Voir L’eau n’a pas de prix, vive la régie publique !, Bruno Leprince éditeur, 2010, et Guide de la gestion publique de l’eau (Ouvrage collectif coordonné par Gabriel Amard), éditions Bruno-Leprince, 2011.

[3Yves Jégo, maire de Montereau-fault-Yonne et député de Seine-et-Marne, s’est illustré en mars 2012 par des déclarations publiques contre la baisse annoncée du prix de l’eau à Paris – dont on peut donc aujourd’hui se demander si elles n’ont pas été directement inspirées par Vae Solis. Il accusait notamment la régie municipale Eau de Paris de se procurer de l’eau bon marché dans les sous-sols de la Seine-et-Marne pour faire baisser artificiellement le prix de l’eau, voire la revendre à d’autres, comme les Lacs de l’Essonne, sans contrepartie financière pour le département d’origine, qui paie son eau en moyenne 50% plus cher que les Parisiens et subit des restrictions à l’irrigation… En fait, Eau de Paris s’acquitte bien de redevances à l’Agence de l’eau Seine-Normandie, lesquelles sont ensuite redistribuées aux collectivités locales, dans le cadre d’une gestion intégrée du bassin. Le meilleur moyen de baisser le prix de l’eau en Seine-et-Marne serait sans doute d’y remunicipaliser là aussi le service. Coïncidence troublante : il s’avère en outre que l’un des directeurs de cabinet d’Yves Jégo à Montereau-fault-Yonne est également conseiller municipal d’opposition à Viry-Châtillon.

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