Comment une communauté australienne a pu mettre fin à un projet de barrage pour lequel le gouvernement avait déjà dépensé un milliard de dollars

Grâce à l’engagement d’une communauté australienne pour sa rivière, le projet de méga-barrage de Traveston Crossing a été annulé, alors même que le gouvernement y avait déjà consacré un milliard de dollars.

Cet article, publié initialement en anglais, a été traduit par Justine Visconti.

La rivière Mary prend sa source dans les collines couvertes de forêt tropicale des chaînes des Blackall et Conondale, juste au Nord de Brisbane, la capitale de l’État du Queensland, en Australie. Elle coule vers le Nord sur 300 km environ et traverse des terres agricoles de plus en plus sèches (son cours s’étire parallèlement à la célèbre Sunshine Coast, en rapide urbanisation) avant de rejoindre l’océan au niveau de l’île Fraser, inscrite au patrimoine mondial.

En avril 2006 fut mis sur la table un projet de méga-barrage (barrage de Traveston Crossing) sur la plaine alluviale par laquelle passe la principale branche de la rivière. L’objectif était de transférer de l’eau de la rivière Mary vers le réseau d’approvisionnement du Sud-est du Queensland [district correspondant à l’agglomération de Brisbane, la Gold Coast et la Sunshine Coast]. Ce projet faisait partie d’une série de mesures d’urgence pour tenter de résoudre les problèmes liés à une sécheresse prolongée et à une rapide hausse de la demande d’eau dans les zones urbaines. Le projet fit l’objet d’une forte opposition de la part des communautés de la vallée de la Mary, car il impliquait le délogement de centaines de familles et risquait d’avoir des impacts négatifs sur le débit en aval de la rivière ainsi que sur la qualité de l’eau.

Plus de 15 000 personnes exprimèrent formellement leur opposition au projet auprès du gouvernement de l’État, lorsque ce dernier publia son Étude d’Impact Environnemental (EIE). Le gouvernement fédéral demanda également un certain nombre de réexamens des conclusions de l’EIE par des experts indépendants.

Sur la base de ces contre-expertises, le Sénat et la Chambre des représentants ont adopté des motions pour demander au gouvernement du Queensland d’abandonner le projet de barrage. Ce dernier a néanmoins refusé et poursuivi son programme d’achat de terres et de développement des infrastructures annexes au barrage (routes et raccordements du réseau d’eau), dépensant ainsi plus d’un milliard de dollars australiens de fonds publics. En conséquence de cette politique, les villes et les communautés de la vallée de la Mary ont commencé à connaître une forme d’effondrement social.

La construction du barrage de Traveston Crossing a finalement été interrompue par le gouvernement de l’État en 2009. En 2012, trois petits réservoirs préexistants construits sur des affluents et un canal de diversion partant du tronc principal de la rivière devaient néanmoins être raccordés au réseau d’eau du Sud-est du Queensland, comme l’avait autorisé une loi de 2006. Cette loi doit être révisée en 2016. Cependant, le gouvernement s’est clairement engagé à ne pas relancer le projet de barrage de Traveston Crossing et toutes les références au projet ont été retirées de la législation.

Avant l’arrêt du projet de barrage, plus d’un milliard de dollars de fonds publics a été dépensé pour l’acquisition de terres, des infrastructures annexes et des projets préalables à la construction. Beaucoup de campagnes citoyennes auraient considéré leur cause comme perdue lors des premières démolitions de maisons. Comment ces citoyens ont-ils eu la force de résister face à ce qui apparaissait comme une bataille perdue d’avance ?

Au début des années 1990, des paysans et des leaders communautaires visionnaires se sont rendus compte que la seule manière de résoudre leurs problèmes de gestion de l’eau et d’aménagement du territoire était d’agir à l’échelle du bassin versant dans son ensemble - en impliquant le plus largement possible la communauté, les milieux économiques et tous les niveaux de gouvernement. Ces personnes ont réussi à se construire une base de soutien (qui incluaient des fonctionnaires, des enseignants, etc.) qui a encouragé les administrations locale et nationale à soutenir leur programme (par exemple la création d’un conseil des maires couvrant les treize collectivités locales concernées). Le groupe a fait pression pendant de nombreuses années pour obtenir la formation d’un organisme spécifique au niveau du bassin versant et a fini par obtenir gain de cause : c’est ainsi que le Comité de coordination du bassin versant de la rivière Mary (MRCCC, Mary River Catchment Coordinating Committee) est né.

Le MRCCC est un organisme indépendant, soutenu par la communauté, les milieux économiques et les trois niveaux du gouvernement (local, d’État, fédéral). Ses activités sont guidées par des représentants issus de 25 secteurs de tout le bassin versant : gouvernement local, de l’État, industrie minière, industrie laitière, pêche, foresterie, horticulture, élevage bovin, associations communautaires, éducation, préservation de l’environnement, etc. Il n’a pas de pouvoirs légaux. Il s’occupe de l’éducation et de la sensibilisation du public, d’encourager l’adoption de meilleures pratiques industrielles, une gestion durable de l’environnement et une planification et des politiques publiques à l’échelle du bassin versant, en collaboration avec le gouvernement. Cet organisme a acquis une stature éminente au sein de la communauté et de l’administration locales du fait de ses réseaux aussi vastes qu’efficaces à l’échelle de tout le bassin versant. Cependant, personne n’est légalement tenu de suivre ses suggestions, comme en a témoigné l’attitude du gouvernement de l’État en ce qui concerne le barrage de Traveston Crossing.

En raison de cette histoire d’engagement communautaire, le gouvernement de l’État savait qu’il y aurait dans le bassin de la rivière Mary une forte opposition à la construction du barrage et au transfert d’une partie de l’eau de la rivière vers un autre bassin. De fait, plusieurs groupes militants locaux particulièrement vigoureux, particulièrement Save The Mary River et la Greater Mary Association, furent formés tout de suite après l’annonce de la construction du barrage et ont entamé une lutte politique et médiatique efficace contre le projet. Les groupes opposés au barrage considèrent que par la suite, le gouvernement de l’État ne les a pas traité de manière correcte, en évitant toute consultation sérieuse qui aurait permis d’envisager les alternatives à la construction du barrage. De nombreux exemples de cette attitude, y compris des mensonges et la suppression délibérées de données techniques, ont été soumis au gouvernement fédéral lors de l’enquête du Sénat sur ce projet, en 2007.

Le MRCCC a présenté des contre-arguments techniques liés à sa connaissance intime du système hydrologique de la rivière Mary : le barrage ne serait pas aussi efficace qu’on le prétendait pour l’approvisionnement en eau ou la prévention des inondations ; les coûts sociaux et économiques réels n’étaient pas pris en compte, ni les impacts inacceptables du projet sur des espèces et des écosystèmes menacés, protégés par des régulations fédérales. Une fois que ces informations ont commencé à émerger en contre-point de la campagne médiatique orchestrée en faveur de la construction du barrage, de nombreuses personnes, y compris au sein du secteur de l’eau et des agences gouvernementales, ont vu les failles de la position de l’État et se sont opposées au projet. Le barrage a provoqué une division au sein du Parti travailliste lui-même : certains députés de l’État ont démissionné, et de nombreux responsables locaux du parti l’ont quitté. Lorsque le Ministre de l’Environnement perdit son siège lors de l’élection de 2009, il déclara que l’engagement de l’État dans le barrage de Traveston Crossing était la principale cause de sa défaite.

Depuis 2006, le MRCCC signalait que l’État dépensait l’argent des contribuables pour financer la construction du barrage avant même d’avoir obtenu les approbations fédérales nécessaires. Selon le MRCCC, il était clair que le projet ne remplirait pas les conditions pour obtenir ces approbations. Ce qui fut confirmé lorsque le projet fut annulé à la fin de l’année 2009. La preuve en est que l’État n’a pas fait appel suite à la décision négative du gouvernement fédéral. Il en a cependant été surpris et n’avait pas prévu de solution de rechange. Le projet, et plus généralement la gestion de l’eau et l’aménagement du territoire de la vallée Mary, sont tombés dans une situation de chaos administratif - une situation pas encore résolue au moment de la rédaction de cet article.

La croissance de la demande en eau urbaine prédite il y a 8 ans n’a pas eu lieu, et d’un point de vue climatique, les inondations ont été un problème plus important que les sécheresses. De nombreux projets d’infrastructures d’eau adoptés entre 2006 et 2011 en réponse à la sécheresse de 2002-2007 sont suspendus ou sous-utilisés. Un nouveau grand barrage vient d’être construit au Sud de Brisbane, le barrage Wyaralong. Son réservoir est plein, mais il n’est pas raccordé au réseau – car il n’y a pas de demande pour son eau.

Un résultat positif de la longue campagne médiatique autour du barrage a été de porter l’attention du public sur les prévisions d’offre et de demande qui justifiaient sa construction. Une campagne d’éducation bien organisée a ensuite été lancée par le gouvernement de l’État afin de promouvoir une consommation plus rationnelle de l’eau en milieu urbain. En conséquence, la quantité d’eau consommée par habitant est passée de plus 300 litres par personne et par jour (justification initiale pour la construction du barrage) à moins de 150 litres, en seulement quatre ans. La stratégie révisée de la Commission de l’eau du Queensland prévoit désormais un approvisionnement sécurisé en eau pour les zones urbaines pour le milieu du XXIe siècle sans aucun nouveau projet de « méga-barrage ».

Le Queensland possède un cadre légal complet pour la gestion des ressources en eau bassin versant par bassin versant. Celui-ci se base sur un Plan pour les ressources en eau, complété par des plans de gestion des ressources pour chaque rivière. Ces plans s’inscrivent dans le cadre de la Loi sur l’eau fédérale (Water Act) et de l’Initiative Nationale pour l’Eau (NWI, National Water Initiative), un accord multilatéral passé entre le gouvernement fédéral et les États australiens. Cependant, il devrait être clair, au vu de l’histoire relatée précédemment, que la gestion de l’eau dans le bassin de la rivière Mary s’effectue dans un environnement très politisé, où de nombreux intérêts sont en concurrence pour les ressources en eau des rivières et où les inégalités politiques et de pouvoir économique sont grandes. Même avec un cadre légal et politique aussi complet, rendre le bassin versant « durable et productif » implique un processus continu de communication, d’éducation, de recherche, de négociation et de consultation de la communauté, y compris l’action directe pour faire appliquer les lois et politiques.

Leçons clés retenues par le MRCCC

• Promouvoir la gestion équitable, durable et productive d’un bassin versant implique un processus continu. Rien n’est jamais acquis, et des batailles peuvent être gagnées même après de mauvaises décisions politiques en apparence irréversibles.

• Même avec un cadre politique et légal en apparence complet, un réseau communautaire vigoureux et des actions citoyennes demeurent essentiels pour faire respecter la loi aux puissants acteurs économiques et politiques du bassin.

• Ces puissants acteurs peuvent être tentés de ne pas s’embarrasser avec des consultations sérieuses, de frôler souvent l’hypocrisie, d’organiser des consultations « factices » ou de simplement lancer des campagnes de propagande. Le plus tôt une consultation sincère est planifiée, plus grandes seront les chances d’éviter de mauvaises décisions et de mauvais résultats, et peut-être même de trouver une conclusion positive inattendue.

• Le MRCCC a créé des réseaux communautaires de bénévoles engagés dans la surveillance de la qualité de l’eau, la gestion de la végétation riparienne, l’amélioration de la gestion des pâturages, la conservation de la biodiversité, la gestion des eaux de l’industrie laitière et d’irrigation, et l’éducation. Ces réseaux de bénévoles, assurant une connexion entre les habitants, permet de générer des connaissances locales sur la meilleure manière de restaurer le bassin versant, de donner de la visibilité et de la crédibilité aux initiatives citoyennes et de construire un capital social, patrimoine dont hériteront les générations futures de la vallée de la rivière Mary. L’importance de ce travail est rarement comprise des décideurs politiques.

• À l’aide de campagnes innovantes, des groupes citoyens tels que Save The Mary et la Greater Mary Association peuvent utiliser leur influence électorale afin de punir la mauvaise gestion de l’eau des politiciens. Certains considèrent les politiques de l’eau et de gestion des ressources de manière générale comme des domaines technocratiques obscurs, éloignés de la sphère publique. Mais dans le Queensland, les habitants de la vallée de la rivière Mary ont fait des problèmes de gestion de l’eau un élément décisif dans la carrière des politiciens de l’État.

• Il existe certainement des exemples de la manière dont la participation de groupes citoyens à des processus multipartites, incluant des acteurs plus puissants qu’eux, peut tourner en leur faveur. Dans certains cas, ces dialogues entre des personnes inégales aux niveaux politique et économique sont des consultations “de façade” et les groupes citoyens ont le sentiment d’être manipulés. Ici, alors qu’il y avait beaucoup de marge de manoeuvre au sein du MRCCC pour que le gouvernement de l’État l’utilise afin de renforcer sa position en faveur de la construction du barrage, c’est la position de la communauté l’a emporté, grâce à la création attentive d’alliances, y compris avec les agences fédérales, sur la base de connaissances scientifiques solides et enracinées localement.

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