L’eau du fleuve Colorado, une ressource menacée et mal partagée

, par  Olivier Petitjean

L’eau du fleuve Colorado est tellement exploitée par les grandes villes et les agriculteurs du Sud-ouest des États-Unis qu’il n’atteint régulièrement plus son embouchure au Mexique. Son partage, qui penche fortement en faveur de la Californie, donne lieu à des conflits répétés entre utilisateurs. Les problèmes de pollution ont eu tendance à s’accentuer au cours des dernières années avec l’exploitation de nouvelles ressources minières et fossiles dans le bassin versant du fleuve.

Quelques éléments d’actualisation sont disponibles dans la note de mise à jour de juillet 2015, en bas d’article.

Le fleuve Colorado s’étend sur 2 330 kilomètres des montagnes Rocheuses jusqu’au Golfe de Californie. Son bassin versant couvre 630 000 kilomètres carrés. Le long de ce parcours, il fournit une bonne partie de l’eau douce de 7 États états-uniens (l’équivalent d’un citoyen des États-Unis sur 12), 2 États mexicains et 34 tribus indigènes souveraines – près de 30 millions de personnes actuellement, et peut-être 38 millions en 2020. L’eau du fleuve Colorado alimente des villes comme Las Vegas, Phoenix, Los Angeles et San Diego. Elle soutient une production d’électricité suffisante pour couvrir les besoins domestiques de 3 millions de personnes. Elle sert à irriguer 15 % des cultures états-uniennes.

La situation du fleuve Colorado est marquée par des problèmes récurrents de gouvernance, de conflits autour du partage de la ressource, de surexploitation et de pollution. Le lien étroit entre ces différents problèmes est illustré de manière éclatante par le fait suivant : les États états-uniens se sont partagés l’eau du fleuve sur la base du débit moyen constaté entre 1905 et 1925, période qui s’est révélée rétrospectivement comme la plus humide en 400 ans. En conséquence, la ressource a été trop abondamment prélevée, notamment en Californie, de sorte que la partie mexicaine du fleuve est régulièrement asséchée, le fleuve n’atteignant plus la mer. La sécheresse qui prévaut dans la région depuis 1999 n’a fait que rendre les problèmes plus criants, et il est anticipé que le changement climatique ait pour conséquence de rendre cette situation permanente. Parallèlement, le Sud-ouest des États-Unis connaît une croissance démographique et économique soutenue, qui a entraîné une augmentation des extractions d’eau ainsi que des conflits autour de cette ressource. Une étude datant de 2009 estime que si les pratiques de gestion ne changent pas dans la région, la moitié des réservoirs du bassin versant seront à sec en 2050.

Un partage souvent aberrant

Le partage de l’eau du Colorado est marqué par de fortes inégalités, les principaux bénéficiaires étant au final les Californiens – historiquement dotés du plus grand poids politique – et les principales lésées les populations mexicaines situées en aval. En Californie, l’eau du Colorado est utilisée depuis le XIXe siècle pour l’irrigation (zone de l’Imperial Valley) et, avec un impact toujours croissant, pour les grandes villes comme Los Angeles et San Diego, où l’usage de l’eau n’est pas toujours – loin de là – des plus efficients et des plus rationnels. En aval, la surexploitation du fleuve a fini par poser des problèmes dramatiques de quantité et de qualité de l’eau disponible. On peut dire que l’immigration continue des Mexicains vers les villes californiennes n’est, pour partie, que le prix à payer par ces dernières pour l’eau qu’elles se sont appropriées depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours.

C’est en 1922 que le gouvernement fédéral des États-Unis est intervenu pour finaliser les règles de partage des eaux du Colorado, sur lesquelles les États concernés ne parvenaient pas à se mettre d’accord. Ce faisant, les États-uniens ont également décidé unilatéralement la part qui reviendrait aux Mexicains (1,9 km3) et à l’écoulement naturel (1,2 km3). En raison d’une succession d’années humides, le volume moyen annuel disponible avait été surestimé à 21,7 km3, alors qu’en réalité il est davantage de l’ordre de 16,5 km3. La différence a été partagée à égalité (9,3 km3 dans les deux cas) entre les 4 États du bassin amont (Wyoming, Colorado, Utah, Nouveau-Mexique) et les 3 États situés en aval (Californie, Nevada, Arizona). Pour ce qui concerne les États d’aval, la Californie est parvenue plus ou moins légalement à se tailler la part du lion grâce à un pouvoir politique plus considérable ainsi qu’à des infrastructures plus avancées que dans les États voisins. Cet État a fini par prélever à lui seul 6,5 km3 de l’eau du Colorado, soit 40 % du volume disponible réel – et ce alors que le fleuve n’y coule même pas : il ne fait que former sa frontière avec l’Arizona. 60 % de cette eau est destinée aux irrigateurs de l’Imperial Valley, et 40 % au Metropolitan Water District of Southern California, fournisseur d’eau aux villes de la région.

Suite aux problèmes constatés dans la partie mexicaine du delta, les pressions fédérales se sont accentuées sur l’État de la Californie pour qu’elle en revienne au moins à sa portion de l’eau du fleuve telle que stipulée dans accord de 1922, soit 5,3 km3. Jusqu’à présent, la Californie a prétendu profiter d’une clause de ce même accord qui lui permettait de prélever jusqu’à 50 % des surplus constatés chaque année. Avec la baisse du débit général, l’augmentation des prélèvements pour les villes du Nevada (Las Vegas) et de l’Arizona (Phoenix), et enfin l’assèchement du delta, il était difficile de prétendre que cette clause est encore d’actualité. La perspective d’une future limitation des extractions pour la Californie a déclenché des transactions commerciales entre irrigants et agences urbaines de l’eau, ces dernières louant temporairement les droits sur l’eau acquis historiquement par les premiers (voir le texte Les « marchés de l’eau », au Chili et ailleurs). Elle a aussi poussé à la réalisation de nouveaux réservoirs et de nouvelles canalisations totalement étanches, visant à empêcher qu’une partie de l’eau extraite et transportée ne s’infiltre dans le sol et vienne alimenter les aquifères mexicains, comme c’était le cas jusqu’à présent. La part d’eau accessible au Sud de la frontière s’en trouvera de facto encore réduite. L’eau ainsi capturée sera envoyée vers San Diego. Les recours initiés par les autorités mexicaines et les écologistes californiens n’ont pas suffi à empêcher ces nouvelles infrastructures. Autre exemple, les eaux de drainage de l’agriculture irriguée de l’Arizona étaient jusqu’à présent détournées vers la frontière mexicaine, ce qui a résulté au fil des années dans la création, au sein du delta du Colorado, d’un nouvel écosystème artificiel d’eau fortement salinisée, lequel abrite aujourd’hui une très riche biodiversité. Face à la nouvelle situation, les autorités locales ont décidé de récupérer cette eau en installant une usine de dessalement, ce qui risque de menacer aussi bien cette biodiversité que l’équilibre actuel du delta.

La question du droit à l’eau des communautés indigènes, particulièrement lorsqu’elle figure explicitement dans les traités souverains passés au XIXe siècle entre les États-Unis et ces tribus, peut venir parfois compliquer encore le tableau. Très récemment, deux tribus localisées en Arizona, les Pima et les Maricopa, ont ainsi vu reconnaître légalement leurs droits sur l’eau, après 30 ans de combat juridique. Ils bénéficieront désormais de pas moins de 0,8 km3 par an (ainsi que de 680 millions de dollars US pour la reconstruction de leurs systèmes d’irrigation traditionnels), et les experts légaux considèrent que s’ils n’avaient pas choisi la voie du compromis avec le gouvernement fédéral, ils auraient pu prétendre à davantage d’eau encore. La grande majorité de l’eau qui leur reviendra sera prélevée sur les projets d’irrigation de l’Arizona central, c’est-à-dire concrètement sur le fleuve Colorado. Cette ressource permettra aux tribus concernées de reconstruire un système agricole local, mais aussi probablement de s’assurer des revenus conséquents en louant une partie de leur eau aux villes ou aux agriculteurs de la région.

La pollution, une menace croissante

Outre les problèmes de prélèvements excessifs, le fleuve Colorado s’est trouvé récemment exposé à un nouveau problème, celui de la pollution croissante liée à la « ruée vers l’énergie » de la fin des années 2000. Dans un contexte de hausse du prix du pétrole, d’incertitudes géopolitiques, et surtout grâce à une administration Bush favorable aux grandes firmes énergétiques et peu sensible aux préoccupations environnementales, la région qui constitue le bassin du fleuve Colorado a connu une véritable frénésie de prospection, d’extraction et d’exploitation de ses ressources minières et énergétiques. La région est relativement riche en pétrole (schiste bitumeux), en gaz naturel et en uranium. Les huit années de l’administration Bush ont été marquées par une quantité inédite de nouveaux forages (autant que dans les 25 années précédentes). Dans ses derniers instants, l’administration Bush a mis aux enchères 600 kilomètres carrés de terres pour l’exploitation du gaz naturel dans l’Utah et a modifié les régulations environnementales pour rendre possible l’exploitation des schistes bitumeux du Colorado et de l’Utah.

Or la mise en exploitation de ces ressources requiert de pomper une grande quantité d’eau, alors que la ressource est déjà rare, et de la restituer totalement polluée. C’est particulièrement vrai de l’exploitation du schiste bitumeux, qui entraînerait une multiplication par 15 de l’eau prélevée par le secteur, et utilisant annuellement l’équivalent de presque six semaines du débit du Colorado. Mais cela vaut aussi pour les forages gaziers et pour les techniques d’extraction de l’uranium, qui peuvent avoir pour effet de mettre en contact les aquifères avec des métaux toxiques (arsenic, plomb, mercure) situés dans le sous-sol et, dans le cas de l’uranium, utilisent des substances toxiques comme le cyanure.

Les acteurs de ce secteur ont donc émergé comme un nouvel « utilisateur » de l’eau du Colorado, localisé principalement dans le bassin amont, doté d’une influence politique et économique non négligeable, propre à modifier les équilibres existants. Un tel développement a logiquement suscité l’inquiétude des acteurs situés en aval, comme les irrigateurs et surtout les gestionnaires de l’eau des villes californiennes. Le tout sur le fond d’un manque dramatique de coordination entre les différentes autorités concernées. L’autorisation d’exploiter de nouveaux gisements est du ressort du Département de l’Intérieur, par l’intermédiaire du Bureau of Land Management. Une autre agence dépendant du Département de l’Intérieur, le Bureau of Reclamation, est en charge de l’allocation de l’eau en aval, notamment dans les zones agricoles irriguées de Californie. L’Environmental Protection Agency est responsable de la qualité de l’eau, mais dans la pratique est contrainte de déléguer une partie de ses missions à des agences locales. Le choix pour diriger le Département de l’Intérieur de Ken Salazar, sénateur du Colorado lié à la fois au secteur minier et aux milieux conservationistes, est un signe de l’importance que l’administration Obama continuera d’attribuer à l’exploitation des ressources énergétiques de la région, sans doute sur un mode plus modéré.

NOTE DE MISE À JOUR (juillet 2015)
Si l’avenir des eaux du Colorado reste plein de risques et d’incertitudes, certaines avancées au moins symboliques ont été enregistrées. En 2012, États-Unis et Mexique ont signé un accord en vue de renforcer leur coopération et flexibiliser leurs échanges d’eau, afin de « libérer » de l’eau pour restaurer en partie le delta du fleuve (sur les résultats de ces efforts, voir ce reportage de National Geographic.
Parallèlement, la sécheresse historique que connaît la Californie et tout le Sud-ouest américain ne pourra que forcer les États à repenser le partage de l’eau du Colorado. La baisse inéluctable de l’eau dans les grands réservoirs aménagés sur le fleuve, les lacs Powell (barrage de Glen Canyon) et Mead (barrage Hoover), en particulier, pourrait entraîner des rationnements affectant l’approvisionnement en eau de certains États comme le Nevada. La baisse de l’eau disponible risque fort de compromettre les fragiles équilibres négociés au cours du temps entre les États et de provoquer un regain de tensions. En attendant, pour garantir l’approvisionnement de Las Vegas, les autorités sont en train de construire une troisième pompe dans le lac Mead, plus basses que les deux pompes utilisées historiquement et qui pourraient se trouver émergées pour la première fois de l’histoire.

SOURCES
 Rapport PNUD sur le développement humain et l’eau. http://hdr.undp.org/fr/rapports/mon...
 « Indians’ Water Rights Give Hope for Better Health », Randal C. Archibold, New York Times, 30 août 2008. http://www.nytimes.com/2008/08/31/u...
 « How the West’s Energy Boom Could Threaten Drinking Water for 1 in 12 Americans », Abrahm Lustgarten, San Diego Union-Tribune-ProPublica, 21 décembre 2008. http://www.propublica.org/feature/h...

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