Accès à l’eau et changement climatique : le cas extrême des îles du Pacifique

, par  Olivier Petitjean

La disparition programmée de plusieurs atolls du Pacifique constitue l’une des conséquences les plus spectaculaires du changement climatique, mais l’impact de ce dernier sur les ressources en eau dans toutes les îles océaniennes constitue une menace tout aussi inquiétante.

La submersion progressive qui menace plusieurs États insulaires de l’Océan Pacifique constitue une illustration particulièrement spectaculaire des conséquences prévisibles du changement climatique, et a été utilisée à ce titre par les scientifiques et les écologistes pour alerter plus efficacement l’opinion publique. Des archipels jusqu’alors quasi inconnus comme Kiribati, Tuvalu, Nauru, Niue, les îles Cook ou les îles Marshall – tous sérieusement menacés par la montée du niveau des mers – ont ainsi acquis une certaine visibilité sur la scène internationale. Certes, ces États ne se situent pas à la même échelle que dans les autres continents : à l’exception des îles Fidji (et de la Papouasie Nouvelle-Guinée, si on l’inclut parmi les îles océaniennes) aucun des États insulaires du Pacifique ne dépasse 500 000 habitants et 10 000 kilomètres carrés de surface terrestre ; la majorité se situe même en dessous de 200 000 habitants et de 1000 kilomètres carrés. Pourtant, la disparition programmée d’États entiers, responsables d’une fraction négligeable des émissions totales de dioxyde de carbone (autour de 0,03 %) est un signe du changement d’échelle que marque le réchauffement climatique par rapport aux problématiques environnementales antérieures.

Les multiples impacts du climat

Pour dramatique qu’elle soit, la thématique de la montée du niveau de la mer occulte les multiples manières dont le changement climatique affecte et affectera la vie sur les îles du Pacifique, même celles dont l’altitude est suffisante pour n’être pas directement menacées de disparition pure et simple. Le réchauffement des océans entraîne ainsi la disparition progressive des récifs coralliens et des écosystèmes qui leur sont associés, et par voie de conséquence une réduction des stocks de poissons traditionnellement pêchés par les populations de ces îles. Une autre conséquence de l’élévation des mers sera d’annuler l’effet protecteur de ces barrières de corail pour les côtes, où l’érosion s’accentuera. On prévoit également une augmentation du nombre de cyclones tropicaux (lesquels entraînent des dégâts d’autant plus graves que l’altitude de ces îles est faible), ainsi qu’un accroissement de la fréquence du phénomène climatique El Niño, qui est régulièrement associé (de même que dans de nombreux autres pays) à des périodes de sécheresse.

En fait, c’est sans doute l’accès à l’eau douce qui constitue le principal sujet d’inquiétude lié au changement climatique dans de nombreuses îles du Pacifique – comme dans presque tous les États insulaires de la planète, y compris Chypre et Malte, membres de l’Union européenne. La plupart de ces îles ont effet d’ores et déjà des ressources en eau à la fois limitées et vulnérables. Abstraction faite du climat, elles sont déjà confrontées à de nombreux problèmes d’eau. Leur population est en augmentation rapide, ce qui ajoute à la pression sur des ressources en eau limitées, alors même que tous les habitants de ces îles ne bénéficient pas d’un accès sécurisé à l’eau correspondant aux standards internationaux (50-75 % des habitants de Samoa, 44 % seulement des habitants de Kiribati). L’urbanisation et le changement de mode de vie a également entraîné de sérieux problèmes de pollution de l’eau souterraine (les sols de nombreuses îles coralliennes étant très perméables). Fidji, là encore, se démarque par une disponibilité en eau relativement élevée, mais doit faire face à d’autres types de problèmes, puisqu’une quantité significative d’eau est destinée aux marchés occidentaux : ce petit archipel est le second exportateur d’eau en bouteille aux États-Unis après la France, alors même que, comme dans les autres îles, un pourcentage significatif de la population ne bénéficie pas d’un accès à l’eau et à l’assainissement conforme aux standards internationaux. Ces extractions fragilisent d’autre part les écosystèmes locaux.

Les sources d’eau douce dans les îles sont directement menacées par le changement climatique

Il faut distinguer entre deux types d’îles, tout deux largement représentés dans le Pacifique, où les problèmes d’eau se posent de manière sensiblement différente (mais de manière aussi sérieuse dans un cas que dans l’autre). On trouve d’un côté les îles « hautes », c’est-à-dire principalement les îles volcaniques (comme Fidji ou Tahiti), dont les montagnes centrales sont entourées d’une barrière de corail et, dans certains cas, de plaines basses. De l’autre côté, on trouve les « atolls », des îles coralliennes basses qui pour la plupart ne se situent que quelques mètres au-dessus du niveau de la mer. L’altitude maximale de Tuvalu, l’un des États menacés de submersion, n’est ainsi que de 4,5 mètres. Ce sont les atolls et les plaines côtières des îles hautes (où se situent la plupart de la population et de l’activité économique, notamment touristique) qui sont les plus menacées par la montée du niveau de l’océan.

Les principales sources d’eau douce dans les îles sont les systèmes de récolte de l’eau de pluie, les lentilles d’eau souterraines et les eaux de surface. La récolte de l’eau de pluie à travers des réservoirs sur les toits ou des systèmes d’écoulement communautaires constituent l’unique source d’eau potable dans quelques îles basses telles que Tuvalu, les atolls de la partie Nord de l’archipel des Cook, et certaines îles de l’archipel des Tonga. Ce type de système est également utilisé à plus ou moins grande échelle dans de nombreuses autres îles du Pacifique pour couvrir une partie des besoins. De nombreuses îles disposent par ailleurs de nappes ou « lentilles » d’eau douce, mais leur taille est très variable. À Nauru ou dans certaines îles de Tonga, ces lentilles ne seraient profondes que de 10 à 20 centimètres, tandis qu’ailleurs elles peuvent atteindre 20 mètres de profondeur. Surtout, dans la mesure où il s’agit de lentilles d’eau douce reposant, par un effet de différence de densité, au-dessus d’une masse d’eau salée, ces ressources sont vulnérables aux intrusions. Les eaux de surface, quant à elles, sont exclusivement l’apanage des îles hautes : rivières, lacs, etc., fournissent par exemple 95 % de l’eau de la Polynésie française.

Plusieurs phénomènes liés au changement climatique constituent des menaces directes pour ces sources d’eau. C’est le cas en particulier de la baisse des précipitations et de l’élévation du niveau de la mer.

Le lien entre baisse des précipitations et réduction de l’eau de pluie récoltée est évident, et particulièrement dramatique pour les îles où elle constitue la seule source d’eau douce. Les lentilles d’eau elles aussi sont particulièrement menacées. Des experts de la Banque mondiale ont ainsi calculé qu’une réduction de 10 % des précipitations à l’horizon 2050 à Kiribati correspondrait à une réduction de 20 % de la taille de la lentille d’eau douce. Dans d’autres zones du Pacifique, au contraire, on prévoit que les précipitations augmenteront en quantité et en intensité, augmentant les risques d’inondation qui entraînent à leur tour des intrusions d’eau salée dans les lentilles.

Les craintes pour les ressources en eau suscitées par l’élévation du niveau de la mer sont de deux ordres : à travers, peut-être, un risque accru de telles intrusions d’eau salée, mais aussi à travers les conséquences indirectes de la réduction de la surface des îles par submersion ou par érosion. Une autre étude portant sur Kiribati estimait que la submersion d’une partie des terres entraînerait une réduction de la profondeur de la lentille de 29 %. Les experts de la Banque mondiale estiment quant à eux que l’effet combiné de l’élévation du niveau des mers et de la baisse des précipitations pourraient réduire les lentilles d’eau douce de cet archipel de 65 %. Enfin, la montée du niveau de la mer pourrait entraîner une montée des lentilles d’eau douce vers la surface des terres, voire au-dessus, qui entraînerait une évaporation significative de ces réserves.

D’autres phénomènes associés au changement climatique risquent également d’avoir un impact sur les ressources en eau. L’augmentation des températures entraîne celle de l’évapotranspiration. La multiplication des cyclones est aussi une source de crainte, les vagues qu’ils occasionnent pouvant elles aussi entraîner des mélanges d’eau douce et d’eau salée, et plus généralement mettre à mal les infrastructures – bien que par ailleurs les pluies associées à ces cyclones permettent une recharge des lentilles. Enfin et surtout, l’augmentation prévue de la fréquence du phénomène climatique El Niño, si l’on en juge par ses effets passés, entraînera une multiplication des épisodes de sécheresse sur les îles du Pacifique.

L’adaptation impossible ?

En matière de politique relative au changement climatique, on distingue entre deux volets : d’un côté les mesures visant à une réduction des émissions (mitigation en anglais), et de l’autre côté les mesures d’adaptation, visant à accompagner et réduire les effets négatifs du changement climatique. Or on est en droit de se demander si l’adaptation n’est pas, pour beaucoup des États du Pacifique, une porte de sortie d’ores et déjà condamnée. Tout d’abord, la situation de départ en matière d’accès à l’eau est déjà dramatique, et ces îles ne bénéficient pas d’un « arrière-pays » sur lequel leurs habitants pourraient se replier, si ce n’est la Nouvelle-Zélande et l’Australie voisines, où les immigrés insulaires sont déjà nombreux.

Ensuite, ces pays n’ont aucune capacité d’investissement et dépendent de l’aide extérieure. Il est d’ores et déjà arrivé à plusieurs reprises que le coût des dégâts d’un cyclone ou d’une sécheresse dépasse à lui seul le PNB de l’île concernée… En ce qui concerne les infrastructures, les autorités locales n’ont parfois aucune autre marge de manœuvre que d’encourager le redéveloppement des systèmes de récolte de l’eau de pluie dans des réservoirs ou dans des bassins, traditionnels dans la région mais tombés pour partie en désuétude. Les États et les communautés ont même du mal à entretenir les infrastructures existantes. Elles seraient pourtant très utiles pour les îles où les précipitations saisonnières (liées à la mousson) sont importantes. Certaines des îles Marshall ont développé l’utilisation d’eau salée ou saumâtre pour la plupart des utilisations domestiques de l’eau autre que la boisson : toilettes et douches, lavage, jardinage, etc. Les solutions plus coûteuses telles que le dessalement (que des îles plus riches des Caraïbes ou de la Méditerranée ont choisi de mettre en œuvre) ne semblent pas une option inaccessible faute de moyens ou de source d’énergie bon marché – sauf dans les zones qui profitent largement du tourisme et dans le cas particulier de Nauru, qui a bénéficié pendant quelques décennies des revenus de ses mines de phosphate. Il existe également des cas de transferts d’eau à petite échelle, par bateau ou par barge, au sein d’un même État (Fidji, Tonga).

L’action des États insulaires sur la scène internationale

L’un des seuls atouts de ces micro-États atypiques est qu’ils sont, précisément, des États. Le mode de fonctionnement de l’Assemblée générale des Nations-Unies, parmi d’autres instances internationales, est souvent tourné en ridicule parce qu’il traiterait (en théorie) sur le même pied les États-Unis et un petit pays dont la population, la surface, la puissance et la richesse sont des centaines de fois inférieures. En l’occurrence, cet état de choses a sans doute permis aux États insulaires de peser d’un poids plus considérable que leur taille ou leur influence ne semblait leur permettre, d’autant plus qu’ils ont formé un front uni sur la scène internationale dès 1990, avec l’établissement de l’Alliance des petits États insulaires (Alliance of Small Island States, AOSIS) lors de la seconde Conférence mondiale sur le climat de Genève. Les États insulaires ont ainsi joué un rôle central dans la mise en place d’une coopération internationale sur le changement climatique et des instruments politiques et législatifs qui sont censés l’accompagner.

Le fait d’être des États souverains constitue également une source de revenus plus ou moins honorables. Un grand nombre d’îles du Pacifique sont ainsi considérées comme des paradis fiscaux par l’association ATTAC. Autre exemple : Nauru a installé, contre compensation financière de l’Australie, un centre de rétention d’immigrés clandestins. Le Pacifique constitue également, depuis les années 50, un terrain de lutte d’influence entre Taiwan et la Chine, toutes deux en quêtes d’alliés à l’ONU. La Chine a récemment, dans sa quête d’influence, significativement augmenté sa coopération avec le Pacifique ces dernières années dans toute une série de domaines dont une partie liés à l’eau et au changement climatique (notamment l’énergie solaire).

SOURCES
 William C.G. Burns, « Pacific Island Developing Country Water Resources and Climate Change », World Water – Biennial report on Water resources – 2002-2003.
 Rapport technique du GIEC/IPCC sur le changement climatique et l’eau. http://www.ipcc.ch/ipccreports/tp-c...

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