Alerte à la financiarisation de l’eau

, par  Olivier Petitjean

À l’occasion de la Conférence de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Bali, les Amis de la terre international tirent la sonnette d’alarme sur la « financiarisation » croissante des ressources en eau et de leur gestion. Une tendance favorisée par les traités de commerce internationaux, les stratégies des multinationales et même les politiques d’aide au développement. Mais, sur le terrain, les progrès de la financiarisation sont surtout facteur d’accaparement des ressources, de dépossession des communautés locales et de conflits.

Le rapport des Amis de la terre international (en anglais) est une collection d’études de cas décrivant concrètement comment une logique commerciale et financière de gestion de l’eau progresse sur le terrain, au détriment des droits des populations locales, entraînant souvent des résistances et des conflits.

Ces études de cas couvrent tous les continents, de la Palestine à la Colombie. Elles concernent aussi bien des cas de financiarisation « directe » des ressources que des exemples où la logique financière s’introduit indirectement, sans décision expresse et de manière insidieuse.

Financiarisation directe ou indirecte

Certes, les cas de financiarisation directe des ressources en eau à une échelle importante restent heureusement assez rares pour l’instant. Mais, selon les auteurs du rapport, les grandes multinationales et les institutions internationales sont aujourd’hui en train de mettre en place les instruments juridiques et le discours de légitimation nécessaires qui permettront, dans les années à venir, l’expansion implacable de la logique financière.

Parmi les exemples existants figure notamment l’Australie, où l’instauration d’un marché de l’eau dans le bassin du Murray-Darling n’a en rien remédié aux problèmes de surexploitation et de dégradation du milieu. Au contraire, ce système oblige le gouvernement et les écologistes à "racheter" des droits sur l’eau pour permettre au fleuve de survivre, tout en permettant à des intérêts commerciaux étrangers d’acquérir une partie de ces droits.

Dans les pays comme l’Argentine, qui ont décidé de faire revenir le service de l’eau sous giron public, les procédures d’arbitrage international intentées par les multinationales congédiées (en l’occurrence Suez environnement), de même que la perpétuation chez certains fonctionnaires d’une conception purement commerciale du service, fragilisent les victoires obtenues par les opposants à la privatisation.

Il y a aussi financiarisation « indirecte » de l’eau par exemple lorsque des États permettent à des entreprises de polluer impunément les ressources locales (Sri Lanka), ou promeuvent le développement à marche forcée de mines et de grands barrages entraînant un accaparement des ressources en eau existantes (Colombie, Mozambique, Mexique, mais aussi Suisse), ou encore l’extension de l’agrobusiness et des plantations arboricoles (Uruguay).

Le chapitre sur le Royaume-Uni est l’occasion de revenir sur une autre forme de marchandisation indirecte des ressources en eau, en mettant en avant l’« eau virtuelle » ou « empreinte eau » des produits alimentaires ou industriels consommés par les Occidentaux. Consommation qui mobilise de fait les ressources en eau des pays de production, où le pouvoir d’achat des habitants du Nord peut primer sur les besoins des communautés locales.

Certaines situations relativement bien connues, comme les problèmes de pénurie d’eau imposée en Palestine, peuvent elles aussi être relues à l’aune de la problématique de la commercialisation de la ressource. Le rapport explique ainsi comment le contrôle israélien des ressources en eau de la Cisjordanie a créé une situation de pénurie structurelle pour les Palestiniens. Ces derniers n’ont pas accès à une eau potable suffisante selon les normes internationales. Certains villages sont toujours non connectés au réseau, et ceux qui le sont se voient imposer des coupures par la compagnie israélienne de distribution Mekorot. Certains paysans se trouvent eux aussi obligés d’acheter leur eau d’irrigation au prix fort à la compagnie publique israélienne. Pendant ce temps, les colonies illégales bénéficient d’un accès à l’eau préférentiel.

Un pas au-delà de la privatisation

La « financiarisation » englobe, mais va plus loin que la seule logique de privatisation (une problématique traditionnellement cantonnée aux services d’eau urbain et aux infrastructures d’irrigation intensive) ou de marchandisation de l’eau (eau en bouteille). Elle peut s’étendre à la gestion des ressources en eau au niveau d’un bassin versant ou d’un pays. Le terme de financiarisation signifie la réduction ultime de toute valeur à un produit financier échangeable ou à un dérivé de produit financier.

La financiarisation consiste à séparer entre eux les différents éléments du milieu naturel et des territoires (eau, air, terre, forêt, biodiversité) et en faire l’objet de titres de propriété spécifiques qui peuvent être ensuite acquis par les grandes entreprises multinationales pour « compenser » leur impact environnemental.

Selon les Amis de la terre, elle est donc critiquable à trois niveaux :
 parce qu’elle dépossède très souvent (parfois avec la complicité des États) les communautés locales de leur accès aux biens communs naturels et à leurs ressources traditionnelle, et surtout de leur droit de regard sur la manière dont ces ressources seront gérées ;
 parce qu’elle permet aux intérêts économiques de se dédouaner à bon compte des dégâts environnementaux qu’ils occasionnent ;
 et enfin parce qu’elle peut se transformer en source supplémentaire de profit pour ces derniers, à travers la spéculation financière.

En tant que telle, la financiarisation s’inscrit dans le contexte d’un paradigme néolibéral encore très puissant au niveau des États et des institutions financières internationales : le but ultime serait de favoriser les « investissements » du secteur privé en leur livrant les ressources d’une région dans des conditions particulièrement favorables. L’architecture internationale des traités de commerce et d’investissement (notamment ceux qui sont en projet au niveau de la zone Pacifique - Trans Pacific Partnership ou TPP - et entre l’Europe et les États-Unis) et de l’OMC (projet d’accord sur les services environnementaux) contribue à ancrer et consacrer ce paradigme sur le terrain en limitant la capacité de contrôle démocratique locale et nationale. Malheureusement, les nouvelles politiques d’aide au développement, notamment européennes, poussent elles aussi de plus en plus dans le même sens.

Comme l’explique l’une des études de cas du rapport, les multinationales de l’eau, de la boisson et de l’énergie font pression pour que l’eau ne soit plus considérée par le droit international comme un bien public naturel, mais comme une ressource "brute", traitée comme un "bien" et soumise aux même règles commerciales que n’importe quel produit. Selon ces multinationales, les nouvelles technologies de traitement et de transport font que l’eau devrait dorénavant être traitée comme le pétrole !

Le rapport conclut en soulignant tout de même la vigueur des alternatives à la financiarisation - gestion comme bien commun, services publics démocratisés, etc. - lesquelles impliquent toutes à leur manière une redéfinition du « bien public », du niveau local au niveau national (mais pas forcément incarné uniquement par les États). Des alternatives qui seraient à consolider et à protéger de l’arsenal juridique néo-libéral qui menace de les détruire.

Comme le rappelle le chapitre sur le Mexique, la financiarisation de l’eau, dans ses diverses formes, est promue à grands coups de beaux discours sur la rareté de cette ressource, sur son caractère précieux et indispensable à la vie, et sur les conflits que cette rareté ne peut manquer d’entraîner. Mais c’est précisément l’extension de la logique de commercialisation et d’accaparement qui apparaît aujourd’hui comme la principale source des problèmes d’accès à l’eau et de conflits.

SOURCE
Economic drivers of water financialization, Friends of the Earth international, novembre 2013 (en anglais)

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