Le XXe siècle aura vu une véritable explosion du nombre des barrages. Ces ouvrages, qui ont – la plupart du temps – apporté de nombreux bénéfices (électricité, irrigation, navigation), ont également entraîné une quantité impressionnante de conséquences nuisibles voire désastreuses sur les plans politique, environnemental, économique, social ou culturel.
On compte 40 000 barrages dépassant 15 mètres de haut dans le monde, pour la plupart construits il y a 50 ans. Au total, le XXe siècle aura vu l’érection de 45 000 de ces ouvrages, soit plus d’un par jour ! Le barrage Hoover, sur le Colorado aux États-Unis, était un sujet de fierté nationale, associé à la mémoire du New Deal, comme le sera le barrage d’Assouan pour l’Égypte de Nasser à la fin des années 60 (voir le texte Le haut barrage d’Assouan et le lac Nasser sèment-ils la discorde ?). Jawaharlal Nehru considérait les barrages comme les « temples de l’Inde moderne », un avis propagé dans tous les manuels scolaires du pays. En Inde comme dans la plupart des pays du Sud, les barrages sont devenus un article de foi inextricablement lié au nationalisme. Aujourd’hui, près de la moitié des cours d’eau de la planète sont dotés d’un barrage. Cet engouement – aiguillonné par la technologie et le désir de dompter la nature – part d’une logique à première vue impeccable : l’eau emmagasinée derrière le barrage permet l’électrification, régule les flots, assure l’irrigation et permet ainsi d’augmenter la production agricole.
Gloire du chef et éléphants blancs
Mais, si ces édifices assurent une fourniture régulière d’eau, ils n’en mettent pas moins en péril les écosystèmes aquatiques, la faune et la flore en empêchant les inondations cycliques des terres basses et des marais, en bloquant les canaux, en altérant les cours d’eau dans les fleuves, les deltas et les zones humides. Last but not least, ces réalisations ont, au total, déraciné entre 40 et 80 millions de personnes. Aux populations déplacées, on promet monts et merveille avant l’érection du barrage, mais en fin de compte, elles se trouvent dans des situations inextricables et luttent malgré la répression. Aux conséquences désastreuses s’ajoutent les milliards de dollars engloutis, les coûts dépassant souvent de loin les estimations initiales.
Parfois, du fait de la guerre civile, certains projets, après avoir coûté des fortunes en études et en consultations d’experts étrangers, ne voient jamais le jour – on parle alors d’« éléphants blancs » - ou ne sont jamais achevés. L’exemple parfait de ce triste état de choses est situé au Soudan : il s’agit du gigantesque Jonglei Canal, commencé en 1978 et jamais achevé après l’arrêt des travaux en 1984, du fait principalement de la guerre civile. Il devait avoir 360 km de long, entre 28 et 50 m de large et de 4 à 7 m de profondeur pour permettre la navigation fluviale. En détournant l’eau du Nil blanc des grands marais du Sudd, ce canal devait résoudre bon nombre de problèmes d’irrigation et d’eau potable dans ce pays où, paradoxalement, on manque d’eau, en dépit de l’immense potentiel hydraulique que constituent le Nil et ses affluents. Las ! Les moyens et l’organisation ont toujours fait défaut, en raison notamment de la carence du politique.
Rajiv Gandhi, ancien premier ministre indien, relevait de son côté que, des 246 grands projets d’irrigation lancés en 1951 dans son pays, seuls 65 étaient totalement parachevés en 1986, et que le pays n’avait encore retiré aucun bénéfice des projets lancés après 1970. Il commentait, amer et lucide : « Pendant 16 ans, on a déversé des sommes faramineuses, mais les gens n’ont rien eu en retour : pas d’irrigation, pas d’eau, pas d’augmentation de la production, rien qui puisse améliorer leur quotidien. » De fait, ces constructions grandioses n’apportent aux populations pauvres ni l’eau ni l’électricité, tout simplement parce qu’elles sont rarement incluses et considérées comme parties prenantes au départ. Les peuples indigènes sont particulièrement vulnérables aux effets des projets hydrauliques, conçus par des bureaucrates et des techniciens, sur la base de considérations politiques extérieures à la région concernée. La perte de leur eau prive ces populations de leur identité historique et de leur bien-être, en menaçant la continuité et l’intégrité de leur mode de vie. La Commission mondiale des barrages (CMB), organisme indépendant créé en 1997, reconnaît désormais ouvertement ces atteintes au droit des gens.
De nombreux barrages sont élevés à la gloire du chef. Au lac Nasser, derrière le barrage d’Assouan en Égypte, répondent le lac et le barrage Assad en Syrie, le barrage Talal (nom du père de feu le roi Hussein) en Jordanie, le barrage Ataturk en Turquie. En Chine, on a lancé à la hâte en 1970 la construction du barrage de Gezhouba pour qu’elle coïincide avec le 70e anniversaire de Mao… Résultat : le plan de construction a dû être revu et les travaux se sont étalés sur 18 longues années au lieu de 5 prévues initialement. « Promettez un barrage et gagnez une élection ! », s’indignait le bimensuel de Delhi India Today évoquant les quelque 300 projets d’irrigation entrepris à l’initiative d’un ministre ou d’un député qui avait promis l’eau ou voulait voir son nom sur une première pierre. Et d’ajouter : « Ces projets sont volontairement démesurés pour augmenter les pots-de-vin. »
Certains barrages ont en outre causé de graves perturbations écologiques. Sur l’Indus, au Pakistan, ils empêchent l’eau d’arriver au delta, ce qui a pour effet de détruire des mangroves, de provoquer l’invasion par la mer de terres cultivables, de déplacer des populations, d’induire des famines et des désordres sociaux. De plus, la décomposition des matières végétales derrière les barrages fait le lit de la prolifération microbienne et augmente l’acidité du milieu, ce qui met à mal les structures. Ces microbes métabolisent les métaux lourds tels que le mercure, et les font entrer dans la chaîne alimentaire. Les poissons sont alors contaminés, et les animaux et les hommes qui les ingèrent peuvent souffrir de troubles neurologiques graves, comme on l’a vu au Canada et au Brésil.
Les barrages soulèvent les passions
Les barrages soulèvent des interrogations en Europe même. Le 8 février 2002, on a créé le plus grand lac du continent en fermant les portes du barrage géant d’Alqueva dans l’Alentejo au Portugal. Conçu dès 1957 sous la dictature, l’ouvrage était initialement destiné à l’alimentation en eau d’une nouvelle ville industrielle. 45 ans plus tard, la justification officielle est qu’il doit permettre l’irrigation des terres desséchées du Sud-ouest de l’Alentejo, l’une des régions les plus pauvres et les plus sèches d’Europe occidentale. Les dirigeants et les justifications changent, le projet demeure le même… Effets pervers, le village de Luz ainsi que des peintures rupestres seront engloutis quand aura été atteinte la hauteur maximale de 152 mètres d’eau derrière l’ouvrage. De plus, les villageois déplacés refusent d’habiter les constructions prévues sur la rive du lac. Ce type de désastre, à la foi culturel et humain, n’est donc pas l’apanage de la Chine et de son barrage des Trois Gorges (voir le texte Le barrage des Trois Gorges) ! De leur côté, les défenseurs de l’environnement exigent que la profondeur d’eau ne dépasse pas les 139 mètres, ce qui permettrait de réduire la surface à submerger et sauverait 40 % du million d’arbres promis à la disparition.
C’est toutefois l’Asie qui a le douteux privilège d’être la patrie des plus importants projets de barrages : une cinquantaine en tout, sur le Mékong, le Bakun en Malaisie, le San Roque aux Philippines, le Pak Moon (affluent du Mékong) en Thaïlande, le Nam Theun 2 au Laos, les Trois Gorges en Chine. Les organismes internationaux de financement ont toujours joué un rôle stratégique majeur dans la promotion mondiale de ces gigantesques projets que sont les barrages, en leur conférant, de ce fait, une légitimité qui emportait l’adhésion des pays en voie de développement. Ils ont été très critiqués pour cela et tendent désormais à plus de prudence. La Banque mondiale s’est retirée sans gloire, et toute honte bue, du barrage de Narmada en Inde, et se tient ostensiblement à distance respectable de celui des Trois Gorges. Pourtant, la contribution de ces organismes internationaux n’a jamais dépassé en moyenne 15 % du montant des travaux. Aux Philippines, le barrage San Roque sera financé par un consortium de banques et d’investisseurs ayant à sa tête l’Export-Import Bank of Japan (J-EXIM). Ce sont en fait les compagnies minières qui seront les principales bénéficiaires de l’ouvrage, qui sera l’un des plus importants d’Asie avec 200 m de haut et 1,2 km de long et qui aggravera encore les difficultés des communautés indigènes Ibaloy, déjà gravement lésées en 1956 et 1960 par les barrages Agno 1 et Agno 2. L’argent de la coopération est parfois lui aussi mis à contribution pour financer des barrages, comme l’a montré la plainte déposée par 4000 plaignants indonésiens contre le gouvernement du Japon, demandant des indemnités suite à la construction d’un barrage financé par la très généreuse aide au développement japonaise. Il va donc sans dire que barrages et grands projets d’irrigation donnent souvent lieu à de graves manipulations de l’argent public et favorisent la corruption, comme le montrent de nombreux exemples.
Partout dans le monde, les barrages obsolètes sont des casse-tête pour les responsables sur le plan environnemental et esthétique : que faire des milliers de tonnes de sédiments toxiques ? Où stocker les déblais ? Comment réhabiliter le site ? Leur destruction a également un coût faramineux. Aux États-Unis – où l’on ne compte pas moins de 95 000 de ces ouvrages –, on essaie laborieusement et avec des fortunes diverses de les transformer parfois en espaces récréatifs de plaisance, de pêche…
Il y a aussi les tragédies. En 1959, le barrage de Malpasset, au-dessus de Fréjus, céda, entraînant la mort de 400 personnes. Il y eut bien pire en Chine quand, en 1975, l’effondrement d’un barrage dans le centre de la province de Hunan provoqua la noyade de 20 000 personnes.
Tout ceci confirme cette constatation de la Commission mondiale des barrages (CMB) : on observe une « incapacité constante et systématique d’évaluer le potentiel d’impacts négatifs des barrages ». Les études de faisabilité existantes sont loin de cerner toutes les facettes de ce type d’ouvrages et de tenir compte de tous les facteurs de risque. Il existe même des effets insidieux et ahurissants : fichés dans les vallées des cours d’eau, les barrages, lestés de l’énorme poids de l’eau qu’ils retiennent, déforment la croûte terrestre et envoient des ondes sismiques périodiques. Plus étonnant encore : cette fantastique masse liquide a même un effet – minime – sur la vitesse de la rotation de la terre !
En retour, les barrages ne sont pas toujours la panacée que certains veulent y voir, ni un remède miracle contre le sous-développement. Exemple parmi d’autres, le barrage du Pak Moon en Thaïlande, achevé en 1994 avec un financement de la Banque mondiale, n’a jamais satisfait les espoirs placés en lui. Il n’opère qu’à 40 % de ses capacités. Mal conçu, situé près du confluent écologiquement sensible du Mékong et du Moon, l’ouvrage n’a pas manqué pourtant d’avoir des conséquences écologiques et sociales désastreuses.
Anil Agarwal, fondateur du Centre for Science and Environment (CSE), plaide en faveur de petits ouvrages locaux pour notamment réduire l’évaporation, toujours importante avec les grands barrages, et demande : « Un grand barrage ayant un bassin versant d’un million d’hectares récolte-t-il plus d’eau qu’un million de micro-bassins d’un hectare chacun ? » Cette proposition est maintenant reprise par la CMB, qui s’interroge sur l’efficacité des grands ouvrages dans de nombreux pays, et qui déplore en particulier la captation des ressources en leur faveur, au détriment de petites structures décentralisées. Un autre aspect parmi les plus négatifs a d’ailleurs précisément été la dévalorisation des pratiques d’irrigation traditionnelles. Abondant dans le même sens, Arundhati Roy, dans son ouvrage Le coût de la vie (The Cost of Living), note que les technocrates de l’Inde, au nom de « la mission de l’électrification », construisirent non seulement de « nouveaux barrages et des plans d’irrigation », mais prirent également « le contrôle des petits systèmes traditionnels de production hydraulique qui avaient été utilisés pendant des siècles et les laissèrent péricliter. » À présent, l’Europe encourage la petite hydroélectricité car elle contribue à la lutte contre l’effet de serre, la préservation des milieux (poissons migrateurs, débit réservé…), la diversité des usages des cours d’eau (énergie, pêche, sports, valeur patrimoniale…).
Il faut cependant raison garder. Sans électricité, on n’obtient pas d’eau saine ni d’agriculture à rendement correct. Si on veut mettre fin – ou à tout le moins limiter – la déforestation, les émissions de gaz à effet de serre et les maladies hydriques, l’électricité est incontournable. Or, si les pays développés exploitent près de 70 % de leur potentiel hydroélectrique, ce chiffre n’est que de 15 % dans les pays en développement, voire de 3 % seulement pour ce qui est de l’Afrique. Avec un potentiel hydroélectrique comparable, la Norvège produit 112 676 Wh/an, et l’Éthiopie seulement 2000. Les petites centrales constituent peut-être la clé du dilemme, d’autant plus qu’elles pourraient favoriser davantage l’irrigation, vitale pour l’agriculture dans de nombreux pays.
SOURCE
– Extraits de Larbi Bouguerra, Les guerres de l’eau : pour un bien commun de l’humanité, Enjeux Planète, 2003, p. 195-211.