Comment démocratiser véritablement la gestion de l’eau en Île-de-France ?

, par  Jean-Claude Oliva
Comment imaginer une véritable démocratie de l’eau en France, sur un sujet technique, dominé par les acteurs privés, et qui ne mobilise pas toujours les simples citoyens ? L’expérience de la Coordination Eau Ile-de-France livre quelques pistes de réponse.

Je souhaite traiter de la démocratisation de la gestion de l’eau et des formes alternatives de participation au travers de l’expérience de la Coordination Eau Île-de-France en tant que telle. Cette association qui regroupe à la fois des personnes morales (associations, plus rarement collectivités) et des personnes physiques, a été créée en 2008 sur la base d’un constat d’échec : nous, usagers domestiques, élus, experts indépendants, chercheurs, etc., n’avons pas réussi à nous faire entendre lors du renouvellement du contrat de délégation du Syndicat des eaux d’Île-de-France (SEDIF). Un avis favorable à une gestion publique en régie a bien été exprimé par la Commission consultative des services publics locaux du SEDIF mais il n’a pas été suivi, ce qui indique en creux les limites d’une telle forme de participation. Des discussions ont bien eu lieu dans un certain nombre de villes, voire dans des conseils municipaux. Mais le débat démocratique, à la hauteur des enjeux de la décision, n’a pas eu lieu. Ce qui a permis à une poignée d’oligarques d’imposer leur choix, la continuité de la délégation de service public (DSP) à Veolia. Au-delà du SEDIF, la question de la place et de la participation des usagers se posait et se pose toujours dans tous les organismes de l’eau et de l’assainissement, publics ou privés, de notre région, qui ont, peu ou prou, les mêmes caractéristiques ; grande taille, et pouvoir concentré entre les mains de quelques personnes (souvent les mêmes).

Les griefs des usagers domestiques vis-à-vis de la gestion de l’eau sont toujours d’actualité. Nous venons de gagner au tribunal administratif de Cergy-Pontoise l’annulation de deux délibérations du Syndicat de eaux de la Presqu’île de Gennevilliers (SEPG) dont la première concernait le renouvellement du contrat de DSP, un des plus gros contrats privés dans le domaine de l’eau en France, après celui du SEDIF et celui de Marseille métropole. Le motif de l’annulation est basique : la séance du conseil syndical (lequel regroupe des élus des villes adhérentes) n’a pas été publique ! L’accès aux locaux était interdit au public, plusieurs personnes se sont vues refoulées par des vigiles. Mieux, la séance se tenait dans les locaux du délégataire, la société « Eau et force », filiale de Suez. On perçoit toute l’arrogance, le mépris des citoyens et des règles élémentaires de la démocratie qui sont à l’œuvre dans le secteur de l’eau. Ce n’est pas l’exception, c’est la règle !

En réponse à cette situation, nous avons été amenés à développer des formes alternatives de participation, en deux sens : formes alternatives de participation par rapport aux formes institutionnelles, mais aussi formes alternatives de participation par rapport aux formes plus traditionnelles d’intervention militantes.

Formes alternatives de participation par rapport aux formes institutionnelles tout d’abord. Plusieurs points clés peuvent être abordés dans ce cadre. La question de l’accès à l’information qui s’est révélée cruciale dans notre action dans la communauté d’agglomération Est Ensemble en 2010 ; c’est parce que nous avons eu les rapports et pré-rapports d’études en temps réel (ils nous ont été communiqués par une des maires) c’est-à-dire le même niveau d’information que l’exécutif de l’agglomération, que nous avons pu développer une contre-argumentation qui a cristallisé l’opposition de l’opinion publique et d’un nombre important d’élus. Ce n’est bien entendu pas la règle générale. En général, les élus reçoivent (et ne partagent pas) plusieurs versions provisoires du rapport d’audit, et la version définitive est rendue publique quelques jours seulement avant la prise de décision. Dans ces conditions, il s’avère beaucoup plus difficile de mobiliser la population et de convaincre les élus.

Autre exemple sur l’accès à l’information, concernant cette fois la pollution de la Marne par les eaux de ruissellement de l’aéroport Charles de Gaulle. Il nous a fallu recourir à la Commission d’accès aux documents administratifs et au tribunal administratif pour obtenir des documents publics. Nous avons réussi, mais cela n’a pas été sans nous poser un nouveau problème : nous avons été débordés par la masse de documents fournis et nous n’avons pas été capables d’en tirer tous les résultats possibles. Cela nous a convaincu de la nécessité de renforcer notre capacité d’expertise propre, de développer « l’expertise citoyenne ».

Cela signifie pour nous essentiellement deux choses : faire travailler des chercheurs, des avocats, des consultants, etc., sur des questions soulevées par les citoyens et la population (et pas seulement sur celles posées par les pouvoirs publics et les entreprises) ; mais aussi renforcer des travaux de terrain et leur donner une validité scientifique qui sert de point d’appui à notre action. Cela se traduit notamment par un Partenariat Institutions-Citoyens pour la Recherche et l’Innovation (Picri), engagé avec le laboratoire de recherche Mosaïque-Lavue de l’Université Paris Ouest – Nanterre La Défense et le soutien de la région Île-de-France.

Ce projet « Cartographie collaborative, expertise citoyenne : territoires de l’eau et territoires de compétences politiques en Ile-de-France » vise à poser des bases scientifiques à une réappropriation citoyenne de la gestion de l’eau en Ile-de-France. Le croisement des méthodes scientifiques de la géographie sociale et urbaine et des outils de cartographie sociale et collaborative, avec également un volet éducation populaire et communication participative, doit permettre le rapprochement des scientifiques, des associations et des citoyens, et l’animation sur presque trois ans de territoires franciliens où ces outils sont déployés, formalisés et disséminés.

Parmi ses premiers résultats, il y a la constitution d’un annuaire cartographique et numérique des associations pour l’eau en Île-de-France qui permet de rendre visible le mouvement citoyen pour l’eau bien commun. Il y a aussi la cartographie des modes de gestion (publique ou privée) de l’eau par département de la région et par territoires de la métropole, ainsi que des entreprises assurant le service. Une information qui n’existait pas de façon accessible au public jusqu’à présent. Et qui permet de sensibiliser la population à la mainmise des multinationales sur l’eau.

Enfin nous recourons à la pression directe sur les décisions par du lobbying auprès des élus, des recours juridiques, des manifestations, etc. Par exemple, le dossier sur la pollution de la Marne que nous avons travaillé avec un avocat pour déposer un recours au tribunal administratif nous a permis aussi de soutenir une audition parlementaire et nos arguments ont été repris dans un rapport parlementaire sur les nuisances aéroportuaires.

La faillite du modèle français de gestion de l’eau, en particulier du point de vue de la démocratie et de la participation, est de notoriété publique. « La démocratie de l’eau reste à construire », lançait Michel Lesage dans son rapport d’évaluation de la politique de l’eau en France en 2013. Non seulement les usagers citoyens et leurs associations sont marginalisés dans la gestion de l’eau, un constat que les associations font depuis longtemps ; les élus ne s’y retrouvent plus non plus. Le rapport pointe en particulier le hiatus existant entre l’organisation par bassins hydrographiques et l’organisation politique territoriale.

Formes alternatives de participation par rapport aux formes plus traditionnelles d’intervention militantes (tracts, réunions publiques, conférences-débat, que nous pratiquons par ailleurs), qui souffrent d’une relative désaffection. En fait, ce qui est visé là, c’est la participation de jeunes, de femmes, de personnes socialement défavorisées, et d’une façon générale, non intégrées dans les réseaux militants, associatifs ou politiques, qui sont aussi les plus éloignées des formes institutionnelles de participation. Ces personnes ne seront donc pas touchées à partir d’organisations, de lieux ou de valeurs communes et déjà identifiées, mais à partir d’approches plus directes, concrètes, sensibles, comprenant souvent une dimension artistique. Cela nous a amené à développer des « porteurs de parole » dans la rue, des ateliers participatifs de fabrication de produits ménagers ou de beauté dans des cours d’alphabétisation pour migrants, à défendre les usagers victimes de coupures d’eau, etc.

Au départ, « Eau, ma parole » a constitué une expérience d’expression populaire, construite avec des gens rencontrés dans des lieux publics du 13e arrondissement de Paris, et s’appuyant sur la mobilisation de jeunes étudiants et artistes. Cette première incursion visible dans l’espace public a été suivie d’un enracinement plus profond dans le quartier au travers de partenariats noués avec des associations, des centres sociaux et la Caisse d’allocations familiales, qui ont permis de mieux cibler des publics défavorisés. Tout en gardant la volonté de promouvoir l’expression des habitant-e-s, « Écolo, c’est économe » a cultivé une approche plus concrète que la simple discussion, au travers d’ateliers de fabrication de produits ménagers et cosmétiques. Ce projet a donné naissance à des contenus plus élaborés, que ce soit le livret pédagogique avec les recettes, ou l’exposition « Écolo, c’est économe ». Dans sa dernière édition, il a touché un public plus nombreux, à la fois socialement défavorisé et diversifié (femmes migrantes, enfants et familles, hommes en réinsertion professionnelle).

Depuis deux ans, nous menons une campagne nationale avec France Libertés, contre les coupures d’eau et les réductions de débit pour impayés. Bien que cela soit désormais tout fait illégal, de grandes entreprises comme Veolia et la Saur continuent à recourir à de telles pratiques. Nous aidons les personnes qui en sont victimes, à faire valoir leurs droits ; nous avons reçu plus de 1200 témoignages via notre site Internet et celui de France Libertés, qui mettent à disposition un mode d’emploi pour faire face à ces situations. Le moteur de l’action, c’est la participation des usagers victimes des coupures d’eau. C’est parce qu’on a réussi à établir ce lien direct avec eux que la bataille a pu se développer. Au-delà des cercles militants, des affinités culturelles ou idéologiques, nous avons touché des personnes à partir de leur situation, de leur problème. Ces personnes ont repris confiance en l’action collective. C’est appréciable en ces temps de crise démocratique.

Point important, dans tous les cas, nous n’opposons pas les différentes formes de participation, sauvages contre institutionnelles, émergentes contre traditionnelles. Au contraire, avec l’esprit de coordination qui est le nôtre, nous essayons de trouver des complémentarités, de construire des passerelles (une des associations, membre de notre coordination, s’appelle « L’eau est le pont »). Mieux, nous essayons de faire preuve de bienveillance envers toutes les formes d’action (non violentes), toutes les organisations et tous les activistes. Le Forum alternatif mondial de l’eau (FAME) à Marseille en 2012 nous a guéri de toute illusion sur une forme d’organisation et d’action unique des militants de l’eau. Les nombreuses luttes menées ces dernières années nous ont montré qu’il n’y avait pas de recette miracle pour gagner, mais un ensemble d’actions et d’acteurs qui peuvent se renforcer mutuellement, à condition de ne pas se disqualifier les uns les autres.

Nous sommes aussi une coordination proactive. Autrement dit, nous ne nous contentons pas de coordonner des organisations qui sont demandeuses, mais nous allons chercher de façon volontariste des acteurs pour les intéresser à ce que nous estimons être des sujets communs. C’est la démarche tous azimuts que nous avons développé pour le Forum alternatif mondial de l’eau à Marseille en 2012 et qui a assuré son succès (avec un outil d’appel à contribution qui a formalisé cette volonté). En octobre dernier, nous avons participé à une rencontre internationale sur l’eau, l’agriculture et le changement climatique à Dharwad en Inde (voir supra dans ce Passerelle). L’eau et l’agriculture sont les deux secteurs les plus touchés par le changement climatique, ils pourraient aussi se trouver au cœur de la réponse à y apporter. Cette convergence des acteurs de l’eau et de l’agriculture écologique que nous avons pu repérer au niveau international, va nous amener à recontacter la Confédération paysanne et la Fédération nationale de l’agriculture biologique pour tenter de la concrétiser en France.

Notre critère de réussite est le foisonnement de l’initiative citoyenne. Dans l’action menée en 2010 dans l’agglomération Est Ensemble, j’avais pu répertorier plus d’une dizaine de forme d’actions différentes, durant une période de quelques mois. Quand un tel niveau est atteint, émerge un mouvement citoyen en capacité d’influer sur les décisions prises, ce qui est notre but.

Jean-Claude Oliva

Ce texte reprend une intervention publique de Jean-Claude Oliva lors d’un colloque sur la participation des citoyens à la gestion de l’eau, à Limoges en novembre 2016.

La « démocratie de l’eau » à Paris. Entretien avec Anne Le Strat, ancienne adjointe au maire de Paris et présidente d’Eau de Paris


Pourquoi avoir créé un Observatoire parisien de l’eau ?
L’objectif était de mettre en place un espace citoyen de vigilance et d’information, auquel les élus de la Ville de Paris, les services administratifs et les agents d’Eau de Paris soient tenus de rendre des comptes. Tous les actes, tous les rapports, toutes les délibérations relatives à la gestion de l’eau doivent être présentées à l’Observatoire avant d’être examinées par le Conseil de Paris. Initialement, beaucoup de gens étaient sceptiques, mais maintenant ils en voient l’intérêt. Ce n’est pas une simple chambre d’enregistrement, informée a posteriori, comme il en existe beaucoup. Certes, ce n’est pas un espace délibératif à proprement parler ; c’est toujours le Conseil de Paris qui prend les décisions. Mais on tient compte de leur avis et, ce qui est peut-être plus important encore, on doit leur présenter les informations de manière accessible. C’est exactement pour la même raison qu’Eau de Paris a intégré dans son conseil d’administration des représentants d’associations et un représentant de l’Observatoire. Cela n’enchante pas toujours l’administration, parce que globalement cela prend plus de temps pour expliquer les dossiers ou les rendre accessibles… Mais au final, cela conduit à une plus grande démocratie de l’eau, et c’est favorable à la gestion publique.

Existe-t-il des équivalents ailleurs ?
Très peu d’opérateurs publics de l’eau ont mis en place des espaces citoyens de ce type. Grenoble a créé un conseil des usagers, que l’on consulte sur le prix de l’eau. S’inspirant de l’expérience parisienne, la régie de Viry a également une gouvernance ouverte à la société civile. Mais l’Observatoire mis en place à Paris n’a pas véritablement d’équivalent. La plupart des opérateurs publics sont réticents à ouvrir leur gouvernance aux usagers et aux associations car cela implique des délais d’instruction et plus de moyens. Je pense pourtant que c’est indispensable pour la qualité du service public. Ce sont d’ailleurs ces innovations démocratiques qui intéressent le plus les observateurs étrangers.

Est-ce que l’Observatoire parisien touche réellement beaucoup de monde ?
L’Observatoire a permis à un certain nombre de personnes de se former aux enjeux de l’eau. Elles ne sont pas forcément extrêmement nombreuses, mais ce sont des gens issus de conseils de quartier, de bailleurs sociaux, d’associations qui tiennent à l’Observatoire et qui constituent des relais importants vis-à-vis du reste de la population parisienne. De même pour les associations qui siègent au conseil d’administration d’Eau de Paris, Que Choisir et France Nature Environnement : il s’agit de grosses structures d’envergure nationale.

Extrait de http://multinationales.org/Anne-Le-Strat-La-remunicipalisation-a-permis-a-Paris-de-mener-une-politique-de

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Photo : Fred Romero CC via flickr

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