On estime à peut-être deux millions le nombre de personnes en France qui ne bénéficient pas d’un accès sécurisé à l’eau et à l’assainissement. Une partie d’entre elles sont des sans domicile fixe ou d’autres populations précaires. D’autres peinent simplement à joindre les deux bouts et donc à payer leur facture d’eau… s’exposant à une coupure d’eau de la part de leur fournisseur. Du moins jusqu’en 2013, où une disposition de la loi Brottes a introduit – avec beaucoup de discrétion – l’interdiction des coupures d’eau pour factures impayées dans les résidences principales. La Fédération professionnelle des entreprises de l’eau (FP2E), qui représente le secteur privé de l’eau et dont les membres desservent 72% de la population française admettait 100 000 cas de coupures en 2010. Ce qui permet de mesurer l’ampleur du phénomène.
Cette interdiction est restée largement ignorée par les fournisseurs, et souvent par les services sociaux eux-mêmes, jusqu’à ce que deux organisations non gouvernementales, France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France, se saisissent de la question. Suite à la publication d’un article du juriste Henri Smets, l’un des principaux inspirateurs de la notion de « droit à l’eau » en France, la Coordination Eau Ile-de-France a reçu de nombreux appels à l’aide de familles auxquelles on avait coupé l’eau. Elle a lancé avec France Libertés un appel à témoignages qui leur a permis de documenter plus d’une centaine de cas en quelques semaines. Coupures sans préavis, non-respect des procédures, opacité administrative, refus du dialogue, pénalités qui s’accumulent, absence de prise en compte des situations exceptionnelles… Les témoignages recueillis illustrent une réalité à des années lumière de l’image de « mauvais payeurs » ou de « fraudeurs » que voudraient renvoyer Veolia, Suez et autres.
Victoires judiciaires
Les deux associations s’efforcent depuis d’assister les victimes dans leurs démarches et, dans la plupart des cas, quelques coups de téléphone suffisent pour faire rétablir l’eau. Mais pas toujours. Sélectionnant les cas les plus emblématiques où les fournisseurs refusaient de rétablir l’eau qu’ils (les fournisseurs) avaient coupée, France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France ont ensuite poursuivi les fournisseurs concernés devant les tribunaux – obtenant systématiquement la victoire (une quinzaine à ce jour), ainsi que de nombreux reportages dans les médias.
Les opérateurs d’eau – notamment les grandes entreprises privées qui dominent le secteur, et dans une moindre mesure certains opérateurs publics – ont en effet initialement choisi de faire comme si la loi n’existait pas, évoquant une situation d’incertitude juridique à clarifier. Après des revers judiciaires à répétition, ils ont tenté de faire invalider la loi par le biais de la procédure dite de « Question préliminaire de constitutionnalité » (QPC) devant le Conseil constitutionnel, arguant notamment que l’interdiction des coupures d’eau nuisait à leur « liberté d’entreprendre ». Sans succès. Ils ont également essayé, à nouveau en vain, de faire réautoriser les coupures d’eau via un amendement introduit dans le projet de loi sur la transition énergétique par le sénateur Christian Cambon, proche du lobby de l’eau.
L’interdiction des coupures met en cause la vision commerciale de l’eau
Pour France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France, l’obstination des géants privés de l’eau à refuser d’appliquer la loi Brottes tient à ce que l’interdiction des coupures sape leur modèle commercial et notamment le rapport de forces vis-à-vis des usagers. Les firmes privées font valoir que des procédures sont déjà en place pour traiter les véritables cas sociaux, en lien avec les pouvoirs publics, et que l’interdiction pure et simple des coupures ne peut que favoriser ceux qui auraient, en réalité, les moyens de régler leurs dettes. « La coupure d’eau est notre seule arme contre les mauvais payeurs », affirmait ainsi ingénument un dirigeant de Veolia lors d’un comité d’établissement du groupe. Sauf, répliquent les associations, que l’interdiction des coupures ne revient aucunement à effacer les dettes dues par les usagers, et que les témoignages suggèrent que les distributeurs d’eau – particulièrement lorsqu’il s’agit de grands groupes privés impersonnels – sont plutôt enclins à régler les problèmes par la manière forte. « On a des gens qui sont en litige avec les compagnies d’eau. La coupure d’eau est un moyen de pression pour ne pas négocier, pour qu’ils acceptent les conditions que leur imposent les sociétés » explique Jean-Claude Oliva, directeur de la Coordination Eau Ile-de-France.
« La grande majorité des coupures vient de Veolia, suivi par la Saur, puis par Suez et de petites entreprises privées. Dans le secteur public, nous avons un cas à la SPL du Ponant (qui comme son nom l’indique, n’est pas une régie mais une société à capital public sur le modèle du privé) et deux cas à Noréade, qui est une régie qui couvre des dizaines de communes dans le Nord de la France et qui semble s’être éloignée de ses repères de service public », notent les deux organisations. Aucun cas dans les grandes régies publiques que sont Paris, Nantes, Strasbourg ou Grenoble. « 90% des cas concernent Veolia. Cette entreprise semble avoir fait de la coupure d’eau une véritable stratégie commerciale », accuse Emmanuel Poilane. En effet, aux impayés proprement dits s’ajoutent rapidement des pénalités de retard, des frais supplémentaires pour la coupure, puis pour le rétablissement de l’arrivée d’eau, de sorte que les dettes des usagers peuvent rapidement exploser, pour le plus grand bénéfice financier des opérateurs.
Contre-attaques
Après leurs défaites sur le terrain juridique et parlementaire, les multinationales de l’eau ont eu recours à d’autres moyens, comme la tentative de généraliser le « lentillage » - procédé consistant à réduire significativement, plutôt qu’à couper complètement, l’accès au réseau d’eau, en ne laissant couler qu’un mince filet d’eau. Hélas pour elles, la justice a à nouveau jugé que la mesure était contraire à la loi Brottes. En désespoir de cause, elles se sont retournées vers les collectivités avec qui elles avaient signé des contrats de privatisation de l’eau, leur demandant d’assumer par avance les coûts liés à l’augmentation des factures impayées qui ne manquerait pas, selon elles, de résulter de l’interdiction des coupures d’eau. En réalité, la faible augmentation des impayés constatée date de bien avant la loi Brottes et est à mettre en rapport avec les suites de la crise financière globale et les difficultés économiques de certaines couches de la population française.
Les firmes privées ont demandé aux collectivités de signer un avenant à leur contrat prévoyant notamment la prise en charge par la collectivité des impayés, l’augmentation de la part fixe des factures, et l’éventualité d’une hausse du prix de l’eau en cas d’augmentation supplémentaire des impayés. France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France ont dénoncé un « nouveau racket des multinationales de l’eau » qui veulent « le beurre, l’argent du beurre et le budget de nos collectivités » en transférant « leur risque vers les élus alors que celui-ci fait partie de leur contrat ». De nombreux élus ont refusé de signer ces avenants.
Le secteur privé s’est également retourné contre les deux associations qui s’efforçaient depuis des mois de leur faire respecter la loi. Veolia a initié, début 2017, des poursuites en diffamation contre France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France, leurs dirigeants, et certains titres de presse qui leur avaient donné la parole. La procédure ne sera pas tranchée avant plusieurs années, mais elle a contribué à la prise de conscience dans la société civile française, et parmi les journalistes, des risques d’une multiplication des « procès bâillons » par lesquels des multinationales essaient de faire taire ceux qui les gênent.
À quand une véritable loi sur le droit à l’eau en France ?
La guérilla politique et judiciaire autour de l’application de la loi Brottes s’inscrit dans un cadre plus général : celui des carences de la gouvernance de l’eau en France et de son inadéquation par rapport aux objectifs affichés, que ce soit en matière de lutte contre la pollution ou pour la mise en place d’un service de l’eau abordable pour tous. Si les tarifs de l’eau tendent à augmenter, c’est aussi en raison de la pollution d’origine agricole et du fait que l’immense majorité du financement des coûts de l’eau sont couverts par les usagers domestiques, et non par les utilisateurs agricoles et industriels. L’interdiction légale des coupures d’eau est nécessaire mais insuffisante si elle ne s’accompagne pas des instruments pour la mettre en œuvre de manière satisfaisante.
C’est pourquoi France Libertés et la Coordination Eau Ile-de-France ont élaboré une proposition de loi destinée à concrétiser réellement le droit à l’eau en France [1]. La proposition de loi vise à garantir l’installation de fontaines, toilettes et douches accessibles gratuitement dans les communes dépassant un certain seuil de population. Elle propose également l’instauration d’une « aide préventive » pour les populations précaires ayant des difficultés à payer leur eau, laquelle serait financée par une taxe sur l’eau en bouteille. Adoptée par l’Assemblée nationale juste avant les élections de 2017 (sans doute d’autant plus facilement que tout le monde savait qu’elle ne verrait pas le jour), elle a ensuite été refusée par le Sénat à majorité conservatrice. Le combat pour concrétiser le droit à l’eau en France est donc loin d’être fini.
Cet article reprend des extraits de plusieurs articles et notamment de « Coupures d’eau : les multinationales ignorent-elles la loi ? », http://multinationales.org/Coupures-d-eau-les-multinationales.
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Photo : Guillaume Coqueblin CC via flickr