Démanteler un barrage aux États-Unis : l’occasion de se mettre d’accord entre différents utilisateurs de l’eau ?

, par  Olivier Petitjean
Aux États-Unis, certains projets de démantèlement de barrages donnent lieu à des processus de dialogue entre différents utilisateurs et parties prenantes de l’eau, dans le but d’atteindre un accord acceptable par chacun. Une manière très concrète de mettre en œuvre une gestion participative de l’eau au niveau des bassins versants.

Les projets de construction de nouveaux barrages, que ce soit à des fins de production d’électricité ou bien de création de retenues pour l’irrigation ou l’eau potable, suscitent souvent conflits et controverses. On le vérifie partout dans le monde, avec des conflits sociaux, des violences et des assassinats d’activistes en marge de projets de barrages en Amérique latine, en Asie ou en Afrique… et même récemment en France avec le projet de barrage de Sivens.

Même après leur construction, loin de devenir un « fait accompli », les barrages peuvent continuer à cristalliser les oppositions. C’est particulièrement le cas lorsqu’il est question de démanteler des barrages existants. Comme la plupart des autres infrastructures, les retenues d’eau ont une durée de vie limitée et peuvent cesser de jouer un rôle utile pour diverses raisons, par exemple en raison de l’accumulation de sédiments au fil du temps qui rend l’eau non utilisable ou réduit la capacité de production hydroélectrique. Les opérations de démantèlement peuvent aussi viser à atteindre des objectifs écologiques (notamment la restauration des populations de poissons, en réhabilitant l’accès aux zones de frai en amont pour les saumons par exemple) ou, dans certains cas, de supprimer un ouvrage en mauvais état, source de risques en cas de séisme. Plus de 4000 barrages aux États-Unis sont identifiés comme présentant un risque d’écroulement. Le coût d’une suppression pure et simple des barrages est souvent inférieur à celui d’une rénovation impliquant l’installation de passages pour les poissons.

En France et en Europe aussi, dans le cadre de la mise en œuvre de la directive cadre sur l’eau, la « restauration de la continuité écologique des cours d’eau » est à l’ordre du jour. Dans bien des cas, il a été déterminé que la suppression des dizaines de petits barrages ou d’autres aménagements hydrauliques présents sur les rivières européennes – dans la plupart des cas, avec une utilité marginale ou nulle – était le moyen le plus efficace et le moins coûteux d’atteindre les objectifs de bonne qualité écologique des cours d’eau.

Démanteler un barrage, ressusciter les conflits ?

On pourrait croire que les projets de suppression pure et simple de barrages existants, et ce faisant, des usages économiques que ceux-ci permettent (génération d’électricité, mobilisation d’eau pour l’irrigation), sont immanquablement des entreprises controversées, opposant d’un côté écologistes et population autochtones, et de l’autre, agriculteurs et/ou entreprises énergétiques. En réalité, ce n’est pas toujours le cas. Les projets de démantèlement de barrages et de retenues peuvent au contraire être l’occasion de mettre autour d’une même table tous les utilisateurs de l’eau d’un même bassin versant pour trouver un terrain d’entente acceptable. Ce qui est certes rendu plus facile lorsqu’il s’agit de barrages anciens, dangereux ou dont les retenues sont envahies par les sédiments, ce qui diminue leur valeur et leur intérêt économique.

Depuis des décennies, la gouvernance intégrée au niveau de chaque bassin versant, associant tous les utilisateurs et parties prenantes, est présentée comme l’alpha et l’oméga de la bonne gouvernance des ressources en eau. La décision de détruire des barrages – précisément parce qu’elle implique souvent une (re)transformation radicale du système et de la dynamique hydrologique de tout un bassin versant, est l’occasion de mettre ces principes en pratique.

Aux États-Unis, dans certains cas, les projets de démantèlement de barrages et de restauration des cours d’eau sont mis en œuvre dans le cadre d’accords – chèrement acquis - entre autorités publiques, associations environnementalistes et fondations privées, acteurs économiques, ainsi que des tribus indiennes. La reconnaissance des droits historiques de ces dernières – et notamment celui à une restauration de leurs pêcheries traditionnelles de saumon ou d’autres poissons - est souvent l’un des moteurs de ces projets. Des dynamiques qu’illustrent de manières diverses trois projets de démantèlement de barrages : ceux de l’Elwha (État de Washington), du Klamath (Californie) et du Penobscot (Maine).

Les barrages de l’Elwha, emblèmes d’un démantèlement réussi ?

La suppression de deux barrages sur le fleuve Elwha, dans l’État de Washington, constitue la plus importante opération de démantèlement de barrage de l’histoire américaine. Initié en 2011 et achevé en 2014, le projet est largement considéré comme un succès, les bénéfices écologiques s’étant rapidement manifestés sous la forme d’un retour des saumons et des espèces végétales natives, ainsi qu’une reformation des plages à l’embouchure du fleuve grâce au retour des sédiments.

L’Elwha est un fleuve de seulement 70 kilomètres de long qui descend des montagnes Olympiques jusqu’au détroit de Juan de Fuca, à travers le parc national Olympique, à proximité de la frontière canadienne. C’était l’un des rares cours d’eau à accueillir les cinq espèces connues de saumons du Pacifique. Les deux ouvrages démantelés étaient le barrage Elwha, construit en 1913 à 8 kilomètres à peine de l’embouchure du fleuve, et surtout, le barrage de Glines Canyon, construit en 1927 quelques kilomètres plus haut.

À l’origine de ces démantèlements, il y a la reconnaissance des droits des tribus autochtones du nord-ouest. Un arrêt de la Cour suprême américaine à la fin des années 1970 a reconnu leurs droits aux pêcheries – garantis par le traité signé avec les États-Unis au début du XIXe siècle. Sur la base de cette victoire, les tribus Klallam ont commencé à demander la suppression des deux barrages, dont l’utilité n’était plus évidente. Ils ont rencontré une forte opposition, et le projet de démantèlement n’a pu être validé qu’au début des années 2000.

En termes de restauration des populations de saumon, le démantèlement des barrages de l’Elwha a tenu ses promesses : quelques mois à peine après le démantèlement, les cinq espèces de saumon étaient de retour dans le bassin supérieur du fleuve. Le retour des sédiments à l’embouchure du fleuve a permis la reconstitution d’habitats pour les mollusques et crustacés dont les Indiens se nourrissaient traditionnellement.

Klamath : un démantèlement très contesté

Par contraste avec le caractère relativement consensuel du démantèlement des barrages de l’Elwha, celui des barrages du Klamath, dans le nord de la Californie et le sud de l’Oregon, apparaît beaucoup plus délicat politiquement, notamment en raison de la présence d’intérêts agricoles plus importants. Un premier accord de démantèlement signé par quasiment toutes les parties prenantes (entreprises propriétaires des barrages, autorités et agences locales et fédérales, tribus, intérêts économiques, environnementalistes) a été conclu en 2010, mais il a été bloqué par la majorité républicaine au Congrès pour des raisons largement idéologiques.

Un nouvel accord a alors été conçu, ne nécessitant plus de financement fédéral et donc pas de vote formel du Congrès. Il a officiellement été signé en avril 2016 en présence de toutes les parties prenantes, y compris les représentants des départements de l’Intérieur et du Commerce de l’administration Obama. Malgré les craintes, il semble que l’accord ne sera pas remis en cause par l’administration Trump. La firme qui possède actuellement les quatre barrages en question, PacifiCorp, a accepté de transférer sa licence d’exploitation à une nouvelle firme privée ad hoc, la Klamath River Renewal Corporation, qui prendra en charge leur démantèlement à l’horizon 2020. Les barrages ne sont plus viables économiquement en l’état et les travaux nécessaires à leur remise à niveau présentent un coût prohibitif.

Parallèlement été signé un deuxième accord, le Klamath Power and Facilities Agreement (KPFA), par lequel toutes les parties prenantes s’engagent à collaborer pour atteindre les objectifs généraux de restauration environnementale du fleuve, de retour des populations de saumons, et de maintien d’une agriculture irriguée, avec le soutien des administrations des deux États concernés ainsi que de l’administration fédérale.

La secrétaire à l’Intérieur Sally Jewell avait déclaré à l’occasion de la signature de l’accord de 2016 : « C’est un premier pas important vers l’élaboration d’un ensemble complet d’actions pour permettre la restauration et la soutenabilité à long terme pour les tribus, les pêcheries et les utilisateurs agricoles et domestiques dans tout le bassin du Klamath. » Même tonalité du côté du porte-parole des Karuk, l’une des tribus indiennes concernées : « Nous pensons que prendre soin du fleuve Klamath est la responsabilité de tous ceux qui vivent dans son bassin. Nous ne pourrons pas restaurer nos pêcheries sans travailler avec nos voisins agriculteurs, et ils ne pourront pas assurer l’approvisionnement en eau de leur fermes sans collaborer avec nous. »

Sur le Penobscot, un accord de démantèlement « gagnant-gagnant »

Dernier exemple, cette fois sur la côte est des États-Unis : celui du fleuve Penobscot, dans le Maine. Dans ce cas, c’est le fait de raisonner à l’échelle de tout un bassin versant qui a permis de débloquer la situation et de vaincre les réticences potentielles des acteurs économiques. Dans les années 2000, pour la première fois, tous les barrages édifiés dans le bassin du fleuve, certains depuis plus de 100 ans, sont tombés dans le giron d’une seule et même entreprise. Celle-ci a négocié, en 2005, un accord avec la nation indienne Penobscot, les agences de l’État et du gouvernement fédéral et les organisations écologistes un accord global.

Le projet a permis de restaurer la continuité écologique d’un cours d’eau, et ce faisant, d’y faire revenir une population de saumons atlantiques quasi disparue, tout en maintenant le même niveau de génération d’hydroélectricité grâce à la destruction de certains des barrages qui bloquaient la rivière et la mise à niveau des autres, avec addition de passages pour les poissons.

Olivier Petitjean

— 
Photo : Robert Ashworth CC via flickr

Recherche géographique

Recherche thématique