Des droits pour les rivières et les écosystèmes ?

, par  Olivier Petitjean
Parallèlement à l’importance croissante de la notion de droit humain à l’eau, une autre innovation juridique pourrait venir changer radicalement notre vision de l’eau et de sa gouvernance : celle consistant à reconnaître des droits aux rivières et aux écosystèmes, comme l’a fait la Nouvelle-Zélande.

En 2010, les Nations unies consacraient officiellement la notion de « droit à l’eau » – une démarche qui avait été initiée parallèlement au niveau national dans plusieurs pays ayant inscrit cette notion dans leur Constitution. Un peu partout, juristes, organisations civiques et mouvements sociaux se sont saisis de cette reconnaissance officielle pour faire avancer des causes d’intérêt public, qu’il s’agisse de lutter contre la pauvreté, la privatisation, la pollution ou les grands projets industriels. Le « droit à l’eau » est ainsi devenu un étendard et un ferment de changement.

Au même moment, un autre développement juridique majeur se faisait jour, et il constitue d’une certaine manière la réciproque du droit à l’eau : celui consistant à donner des droits spécifiques à la nature et à ses « objets » (écosystèmes, êtres vivants, sites remarquables, rivières, forêts et autres), dans l’optique de leur offrir une protection contre les pollutions, les dégradations ou les tentatives d’accaparement. Le mouvement a pris un essor considérable ces dernières années avec d’une part, la multiplication des procédures judiciaires contre les États (et parfois les entreprises) pour leur incapacité à (ou leur refus de) réduire leurs émissions de gaz à effet de serre pour préserver le climat global, et d’autre part, l’octroi officiel du statut de personne morale à plusieurs écosystèmes emblématiques. La Nouvelle-Zélande, notamment, a fait la une de la presse internationale avec sa décision d’octroyer ce statut au fleuve Whanganui et à plusieurs autres sites naturels.

Ces deux innovations juridiques pourraient sembler potentiellement contradictoires : d’un côté, on donne à la nature et notamment à l’eau des « droits » pour la protéger des atteintes de l’Homme, de l’autre, on semble donner aux Hommes un « droit de tirage » inconditionnel sur les ressources en eau. Dans la réalité, cependant, ces deux notions tendent à s’articuler plus ou moins harmonieusement : la défense « du droit à l’eau » est souvent inséparable d’une lutte pour l’intégrité des écosystèmes et des bassins hydrologiques contre la pollution ou la privatisation ; la promotion du « droit de l’eau » est inséparable de la reconnaissance des droits des communautés qui vivent avec cette eau et l’utilisent. Ce qu’illustre de manière éclatante le cas de la Nouvelle-Zélande.

Pourquoi donner des droits à la nature ?

L’idée de donner des droits à la nature ou à des écosystèmes spécifiques n’est pas aussi nouvelle qu’on le pense parfois. Elle a été formulée dès les années 1970 dans le cadre du mouvement environnementaliste américain. En Europe et au-delà, une coalition de juristes et d’organisations environnementales fait campagne depuis de nombreuses années pour la reconnaissance de la notion d’« écocide », une catégorie juridique visant les atteintes graves à l’environnement. À la fin des années 2000, l’Équateur puis la Bolivie – deux pays qui ont aussi poussé parallèlement pour la reconnaissance internationale du droit à l’eau – ont introduit dans leurs constitutions une reconnaissance officielle des droits de la Nature ou Terre-mère, précisant dans le cas équatorien que ces droits consistent à ce que soient intégralement respectés « son existence, le maintien et la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et ses processus évolutifs » contre toute forme de pollution ou de dégradation.

Pourquoi donner ainsi des droits spécifiques à la Nature ? Parce que le droit occidental traditionnel n’envisage les atteintes à l’environnement que pour autant et dans la mesure où celles-ci affectent les intérêts de personnes spécifiques, individus ou collectifs. Elle permet difficilement de mettre en cause la responsabilité d’États, d’entreprises ou d’autres groupes pour les atteintes à l’environnement en elles-mêmes, aussi sérieuses soient-elles. C’est ce qu’a montré par exemple en France l’affaire de la marée noire de l’Erika, qui a inspiré la création d’une nouvelle notion juridique, celle de « préjudice écologique », pour commencer à combler cette lacune. La reconnaissance des droits de la nature ouvre aussi bien plus largement la possibilité d’initier des actions en justice contre les pollueurs ou les privatiseurs : ce ne sont plus seulement les personnes directement lésées, mais tout un chacun qui peut désormais porter plainte au nom de la nature. « Le droit est un outil, explique la juriste Valérie Cabanes [1]. Reconnaître une personnalité juridique à des écosystèmes – des fleuves, mais ce pourrait être des forêts ou l’océan –, permettra de cadrer les activités industrielles que l’on n’arrive précisément pas à cadrer par le droit de l’environnement traditionnel. »

La reconnaissance de droits spécifiques ou du statut de personne morale à la nature ne va pas sans susciter doutes et rejet, notamment de la part de ceux qui refusent d’accorder à l’intégrité des écosystèmes autant d’importance qu’aux besoins des Hommes et de l’économie. Pour ses défenseurs, elle s’inscrit dans la continuité d’une tendance séculaire à l’élargissement du droit à des catégories qui restaient auparavant exclues ou réduites à un statut inférieur. Elle est aussi une réponse nécessaire à la montée des périls environnementaux et climatiques. On rappellera d’ailleurs qu’il existent depuis longtemps en droit des « personnes morales » qui ne sont pas des êtres humaines : les entreprises par exemple, qui ont un statut juridique et des droits distincts de ceux de leurs dirigeants et employés.

Un contexte juridique spécifique

En Nouvelle-Zélande, la reconnaissance officielle des droits juridiques de plusieurs sites naturels s’inscrit dans un contexte historique et politique très spécifique à ce pays. Au contraire de leurs autres colonies, y compris l’Australie, les Britanniques ont toujours prétendu avoir acquis la souveraineté sur la Nouvelle-Zélande par voie légale, à travers la signature du Traité de Waitangi (1840) entre la reine Victoria et des chefs tribaux Maori. Tombé en désuétude, ce Traité a repris une importance politique fondamentale à partir des années 1970 avec le renouveau du militantisme Maori et la reprise de la croissance de la population autochtone néo-zélandaise. Les provisions du Traité ont été utilisées pour obtenir l’instauration de chaînes de télévision et de radio Maori, une revitalisation de l’enseignement de la langue Maori, et la création du « Tribunal de Waitangi », chargé de faire la lumière sur le processus de spoliation historique dont ont été victimes les Maori et de négocier un accord de réparation avec chaque tribu. Ces accords de réparation incluaient généralement une reconnaissance officielle de faute de la part de l’État néo-zélandais, une compensation financière, et d’autres dispositions visant à protéger les biens communs des tribus et leurs ressources naturelles.

C’est dans ce cadre qu’ont été obtenus les premières avancées juridiques en matière de protection de la nature. L’accord conclu entre la Couronne et la tribu Tainui incluait par exemple des règles strictes de protection de la qualité des eaux du fleuve Waikato, considéré comme un patrimoine de la tribu dont le territoire historique s’étendait le long de son cours, dans un contexte de développement dans la région de l’industrie laitière, source de pollution aux nitrates. Ce même accord instaurait une co-souveraineté de fait entre la tribu Tainui et le gouvernement sur toutes les décisions relatives au fleuve. Le fait que chaque grande tribu ait négocié son accord séparément aura été une source d’émulation et d’avancée. C’est l’accord obtenu par une autre tribu qui aura au final obtenu pour la première fois la reconnaissance explicite du fleuve Whanganui comme personne légale dotée de droits, en 2016.

Dans le cadre de cet accord, un comité composé de représentants des tribus et de l’État néo-zélandais sera chargé de veiller sur l’intégrité du fleuve et de son bassin versant. Des financements sont débloqués à titre de réparations et pour la restauration des écosystèmes. Il sera désormais possible de porter plainte devant les tribunaux en cas de violation de l’intégrité du Whanganui. Pour les Maori, cette reconnaissance est un moyen juridique en vue d’un objectif politique et spirituel, comme l’explique Gerrard Albert, négociateur des tribus impliquées dans l’accord : « Nous nous sommes battus pour trouver une approximation en droit afin que tous les autres comprennent que, dans notre perspective, considérer la rivière comme une entité vivante est la manière correcte de l’envisager, comme un tout indivisible, au lieu du modèle traditionnel des 100 dernières années qui ne la traite que dans une perspective de propriété et de gestion. »

Effet boule de neige ?

La reconnaissance du statut de personne juridique du parc naturel Te Urewera a suivi, puis celle du Mont Taranaki, une montagne emblématique de l’île du Nord, fin 2017, dans le cadre d’un accord entre le gouvernement et huit tribus Maori de la région dont l’identité culturelle est étroitement liée à la montagne. Dans le cadre de cet accord, toute activité affectant l’intégrité de la montagne sera considérée comme une atteinte aux tribus elles-mêmes, qui considèrent cet ancien volcan comme un ancêtre et un patrimoine, et pourra donner lieu à poursuites judiciaires. Il y a lieu de penser que la tendance va se poursuivre et que de nouvelles entités naturelles emblématiques pour les Maori se verront reconnaître le statut de personne légale.

La Nouvelle-Zélande n’est évidemment pas le seul pays concerné par ce mouvement juridique. Dans la province des îles Loyauté, en Nouvelle-Calédonie, le nouveau code de l’environnement introduit également une forme de reconnaissance juridique de la nature, qui doit encore être concrétisée de manière plus précise. Dans le cadre d’une tradition sensiblement différente, la Cour suprême de l’État indien de l’Uttarakhand – citant la récente décision néo-zélandaise – a également décidé que les deux fleuves emblématiques du Gange et de la Yamuna, sacrés dans les tradition hindouistes mais confrontés à une pollution aiguë, avaient eux aussi les mêmes droits qu’une personne. Les deux fleuves ont été déclarées « entités légales et vivantes dotées du statut d’une personne légale avec tous les droits, devoirs et obligations correspondantes », mais mineures et devant être placées sous la tutelle juridique de trois hauts fonctionnaires, sommés par les juges de mettre en place les mécanismes administratifs nécessaires. L’affaire avait été portée devant la Cour suprême suite à un litige entre États et gouvernement fédéral sur la mise en place d’un plan de nettoyage des deux fleuves, qui reçoivent chaque jour des millions de litres d’eaux usées non traitées.

Quelles sont les implications concrètes de ces innovations juridiques dans le droit occidental moderne ?

Elles ne signifient pas grand chose si les « droits » dont sont ainsi dotés des écosystèmes vivants remarquables ne peuvent pas être mis en œuvre et concrétisés effectivement. C’est ici que les arrangements accompagnant la reconnaissance du statut juridique de fleuves ou de montagnes – dans le cas néo-zélandais, la reconnaissance d’une co-souveraineté ou d’une co-tutelle de l’État et des tribus Maori, la mise en place de règles de protection de ces entités naturelles et culturelles, et les financements et arrangements institutionnels nécessaires – prend toute son importance. Dans le cas indien, en revanche, les dispositifs institutionnels et de gouvernance nécessaires pour concrétiser les « droits » du Gange et de la Yamuna n’existent pas encore. C’est la raison invoquée par la Cour suprême fédérale de l’Inde, qui a cassé la décision de la Cour de l’Uttarakhand quelques mois plus tard, en juillet 2017.

Olivier Petitjean

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Photo : Evan Goldenberg CC via flickr

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