Nourrir la population mondiale sans épuiser les ressources en eau dans la plupart des régions du monde requiert une transformation radicale des pratiques agricoles et en particulier des modèles issus de la révolution verte. L’inadaptation d’une grande partie des systèmes d’irrigation actuels constitue le principal obstacle au développement d’une agriculture plus économe en eau, mais des solutions existent.
Voir aussi la note de mise à jour en bas de page.
Plus de 70 % de l’eau douce utilisée dans le monde est destinée à l’irrigation. La division mondiale du travail et les différences climatiques et démographiques font que les pays du Sud consomment une portion bien plus significative de leurs ressources en eau pour l’agriculture que les pays du Nord. Si en Europe l’agriculture consomme 33 % des eaux douces, en Afrique et en Asie ces chiffres atteignent 88 et 86 % respectivement. L’agriculture irriguée représente 18 % des terres agricoles, mais 40 % de la production globale cumulée – voire près de 50 % selon certains. Dans un contexte marqué d’un côté par la menace d’une crise alimentaire mondiale (et donc potentiellement par une incitation à étendre les surfaces irriguées), et de l’autre côté par une réduction inquiétante des ressources en eau disponibles dans un nombre croissant de pays, l’importance d’un usage économe de l’eau dans l’agriculture ne peut donc pas être surestimée. Cela vaut en particulier pour les pays qui souffrent à la fois de problèmes de sécurité alimentaire, de rareté de l’eau, et d’inefficacité dans l’usage de cette ressource. Même sans prendre en compte les effets du changement climatique, les experts de la FAO et du Millennium Ecosystem Assessment prévoient que les surface irriguées continueront à lentement augmenter, gagnant 40 % de surfaces à l’horizon 2080, particulièrement dans des zones déjà en état de « stress hydrique » : Asie du Sud, Afrique et Amérique latine.
Du point de vue de la sécurité alimentaire, les inquiétudes actuelles ne sont pas sans rappeler celles qui avaient présidé au lancement de la « révolution verte » dans les années 60. Or cette dernière n’a souvent atteint ses résultats qu’au prix de se transformer en une véritable « orgie d’eau », pour reprendre une expression utilisée par quelques historiens. Il fallait 4 à 7 fois plus d’eau pour obtenir un rendement 3 à 4 fois plus important. Les promoteurs de la « révolution verte » ont commis deux graves erreurs : ils ont supposé que la quantité d’eau des aquifères était illimitée et qu’ils étaient alimentés par des ressources inépuisables ; ils ont de plus sous-estimé le coût des drainages. En Inde, par exemple, quelque 250 kilomètres cubes (un kilomètre cube représente un milliard de mètres cubes) sont pompés annuellement pour l’irrigation, mais la pluie n’en restitue que 150. En Chine, cent millions de personnes vivent grâce à des récoltes dont l’eau ne retournera pas aux nappes : dans toute la plaine du Nord de la Chine, le niveau des nappes phréatiques baisse rapidement. Au Pakistan, l’eau de l’Indus assure 90 % de l’irrigation des cultures… avec pour résultat que ce fleuve n’atteint plus la mer. L’aquifère américain de l’Ogallala a été si exploité que son niveau a baissé de 30 mètres par endroit. À l’heure actuelle, il ne donne plus que la moitié de la quantité d’eau extraite dans les années 1970.
Un usage aussi intensif de l’eau est-il inévitable pour répondre aux besoins alimentaires et économiques de l’humanité ? Certainement pas. D’ores et déjà, on constate des progrès : selon le PNUD, la quantité d’eau nécessaire pour produire des céréales pour une personne a diminué de moitié depuis 1960. Les différences entre les pays sont toutefois importantes et, malheureusement, ce sont souvent dans les pays les plus directement confrontés à la rareté de la ressource que la « productivité de l’eau » est la plus mauvaise. Toujours selon le PNUD, il faut ainsi 1 tonne d’eau pour produire 1,3 kilogramme de blé en Californie – une quantité déjà impressionnante –, mais le double au Pakistan. Même rapport entre l’eau nécessaire à la production de maïs en France et en Chine. À l’inverse, la Chine produit deux fois plus de riz que l’Inde avec la même quantité d’eau. Cela ne signifie pas pour autant que le modèle agricole dominant dans les pays occidentaux soit une solution pour les autres. Même si les pays du Sud atteignaient rapidement le niveau de productivité de l’eau qui prévaut dans l’agriculture industrielle du Nord, et en faisant abstraction de tous les autres problèmes que cela poserait, cela ne suffirait pas, et de loin, à résoudre l’équation représentée par l’alimentation de la population mondiale à partir de ressources limitées.
Un premier facteur qui joue sur les consommations d’eau est en effet le type d’agriculture pratiquée. L’agriculture industrielle se distingue particulièrement par son gaspillage d’eau. La production d’un œuf de batterie requiert par exemple pas moins de 180 litres d’eau. De même, la culture intensive de l’olivier qui, à coups de subventions européennes, s’est développée ces dernières années en Espagne et dans tout le Sud du continent a remplacé les oliveraies d’antan, nettement moins consommatrices d’eau. Un changement d’attitude à l’égard des ressources en eau impliquerait donc d’abord de sortir d’une logique exclusivement focalisée sur la recherche du rendement maximal à tout prix. Par exemple, des études récentes montrent par exemple que lorsque l’on ne couvre que 75 % de ses besoins en eau, le cotonnier continue à fournir plus de 90 % de son rendement maximum.
Un second facteur crucial est celui des variétés cultivées, en quel endroit, et à quel moment de l’année (voir le texte La biodiversité au secours des ressources en eau ?). Pour produire un verre de jus d’orange au Brésil, il faut 22 verres d’eau ; la production de ce même verre aux États-Unis exige l’équivalent de 1000 verres d’eau d’irrigation. Mais même le jus d’orange brésilien, pour traverser les 12 000 kilomètres qui le séparent du marché européen, doit être concentré à 8 % et congelé à –18°C, deux procédés extrêmement coûteux en eau. En Égypte, l’aide agricole en blé impose la culture des fraises, très gourmande en eau, pour l’exportation, aux dépens de celle des céréales. Le résultat a été qu’en 1994, le pays a dû importer 6 millions de tonnes de blé mais n’a pu exporter que … 7 tonnes de fraises.
Il est également possible, pour augmenter l’eau disponible sans épuiser la ressource, de développer l’usage dans l’agriculture des eaux usées recyclées en provenance des villes. De fait, l’utilisation des eaux usées pour l’irrigation est déjà pratiquée un peu partout, parfois de manière totalement incontrôlée et avec des conséquences sanitaires néfastes. Cela impliquerait, dans de nombreux pays, une extension ou une amélioration de systèmes d’évacuation et d’assainissement, de manière à séparer l’eau réellement réutilisable.
L’irrigation au goutte-à-goutte et le défi de son extension
Au-delà de tous ces facteurs qui permettent d’agir en amont sur les ressources et les besoins en eau d’irrigation, les systèmes d’irrigation eux-mêmes s’avèrent trop souvent inadaptés, voire totalement inefficaces. On estime en effet qu’en moyenne, au niveau global, 37 % seulement de l’eau fournie à la plante par l’irrigation est effectivement absorbée par le végétal, le reste étant perdu. L’irrigation de surface ou gravitaire, alimentée par des canaux, qui demeure la forme d’irrigation la plus pratiquée dans le monde, implique une forte exposition à l’évaporation et ne permet pas de cibler les plantes de manière précise. Les progrès à accomplir semblent donc considérables. Pour autant, ils ne sont pas inaccessibles : de nombreux systèmes existent – qu’ils soient traditionnels, modernes ou reposent sur une combinaison de tradition et de technologie contemporaine – qui savent utiliser l’eau de manière autrement plus efficace.
La première innovation apportée par rapport à l’irrigation gravitaire au début du XXe siècle a été l’irrigation par aspersion. Mais le plus renommé des systèmes économes est l’irrigation au goutte-à-goutte (ou micro-irrigation), dont le principe repose sur des traditions millénaires, mais dont la base moderne a été mise au point en Israël dans les années 50. Le goutte-à-goutte consiste à cibler de manière très précise les plantes et même les zones de ces plantes qui ont besoin d’un apport en eau, et de n’apporter strictement que la quantité d’eau nécessaire à un moment donné. Avec un tel système, par exemple, peut n’apporter au cotonnier que la moitié de ses besoins en eau (dans un système gravitaire) sans diminuer le rendement de manière significative. En conséquence, le goutte-à-goutte a aussi l’avantage de préserver les sols de la salinisation et de réduire la quantité d’intrants utilisés. On mesure l’intérêt de cette solution pour l’agriculteur dans un contexte où l’eau est chère et/ou rare. Dans d’autres contextes, l’introduction du goutte-à-goutte peut permettre d’étendre les surfaces irriguées et la production sans conséquences désastreuses sur les ressources en eau.
L’inconvénient est que ces systèmes nécessitent un investissement initial substantiel. Ceci explique qu’à l’heure actuelle, les seuls pays où le goutte-à-goutte soit significativement mis en œuvre sont des pays riches souffrant du manque d’eau : Israël, Australie et États-Unis. Israël, en particulier, aime à se présenter comme le leader mondial des techniques d’irrigation innovantes et économes en eau, et a noué des coopérations avec plusieurs pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient pour exporter ses savoir-faire. (Certains estiment toutefois que même si Israël est effectivement leader en matière d’efficience de l’eau, le modèle agricole n’en reste pas moins insoutenable au vu de la faible disponibilité initiale, et que son maintien ne fait pas sens économiquement mais renvoie davantage à des motivations politiques et idéologiques.) Dans ces régions agricoles, l’irrigation au goutte-à-goutte est le plus souvent pratiquée par des agriculteurs commerciaux et repose sur des systèmes hyper-sophistiqués (souvent informatisés) censés optimiser le rendement de chaque goutte d’eau. Dans un tel contexte, l’extension de l’irrigation au goutte-à-goutte peut aller de pair avec un renforcement de l’agriculture industrielle et avec une artificialisation accrue des manières de cultiver.
Jusqu’à récemment, donc, les technologies de micro-irrigation n’étaient accessibles qu’à de grands producteurs capables de mobiliser les capitaux nécessaires. Petit à petit, toutefois, des déclinaisons moins onéreuses de ces techniques ont été développées à destination des petits producteurs des pays du Sud. International Development Enterprises (IDE), une grande ONG internationale héritière des fondations qui avaient financé et porté la « révolution verte », s’est consacrée à la conception et à la diffusion de technologies simples, à petite échelle et bon marché, utilisant des matériaux moins sophistiqués mais aussi moins coûteux, adaptées aux cultures vivrières sur des parcelles familiales. L’un de ces systèmes, appelé « kits Pepsee » d’après le marque de bonbons dont les tubes ont été initialement utilisés, a été inventé par des agriculteurs indiens sur le terrain, puis repris et amélioré par l’IDEI, branche indienne de l’IDE, sous le nom « EasyDrip ».
Par ailleurs, lever les barrières financières à l’accès aux technologies de goutte-à-goutte n’est pas encore suffisant. Leur extension requiert aussi que les pays revoient leurs priorités en matière d’investissements et mettent en place des politiques de gestion et de tarification de l’eau qui favorisent l’adoption de pratiques plus économes. Il ne s’agit pas tant de généraliser les compteurs volumétriques et d’augmenter le prix de l’eau – sauf précisément pour les grandes exploitations commerciales – que de revoir les systèmes d’approvisionnement et de subvention qui encouragent de fait des consommations d’eau démesurées. Cette remarque vaut d’ailleurs aussi bien pour les pays du Sud que pour la Politique agricole commune de l’Union européenne.
NOTE DE MISE À JOUR (juillet 2015)
Pour quelques éléments complémentaires, lire sur ce site L’agriculture face au dérèglement climatique et à la rareté de l’eau : le risque d’une fuite en avant technologique.
Sources
– Larbi Bouguerra, Les batailles de l’eau : pour un bien commun de l’humanité, Enjeux Planète, 2003, p. 177-180 (source partiellement reprise ; s’y référer pour sources secondaires).
– Rapport PNUD 2006 sur le développement humain et l’eau. http://hdr.undp.org/fr/rapports/mon...
– A. Martin, « Mideast Facing Choice Between Crops and Water », New York Times, 21 Juillet 2008. http://www.nytimes.com/2008/07/21/b...