Enjeux environnementaux et économiques du dessalement de l’eau

, par  Larbi Bouguerra

Le dessalement de l’eau de mer est parfois présenté comme la solution miracle aux problèmes de rareté de l’eau potable. Outre le fait qu’elle demeure financièrement inaccessible aux pays pauvres (en revenus ou en pétrole), ces technologies demeurent de grosses consommatrices d’énergie et la question de leur impact environnemental est loin d’être résolue. Trop souvent, la mise en place d’installations de dessalement est un moyen de contourner des problèmes criants de gâchis ou de mauvaise gouvernance de l’eau et d’esquiver les réformes nécessaires.

Aujourd’hui, les ressources en eau oscillent entre les extrêmes. D’un côté, cyclones, inondations et autres événements climatiques l’apportent en surabondance. De l’autre côté, les sécheresses et la désertification entraînent des pénuries paralysantes et des conditions de vie misérables pour les populations. Cette opposition entre la pénurie et l’abondance couvre toute la planète, depuis les pays développés jusqu’aux pays en développement.

Le dessalement de l’eau est souvent conçu comme la solution magique de ces problèmes – sauf bien entendu pour les pays sans accès à la mer (Mali, Niger). Puisque 97 % de l’eau de la Terre est de l’eau salée, le dessalement peut apparaître comme une solution raisonnable à la soif des hommes, particulièrement au moment où les défis liés à la qualité de l’eau, à sa rareté et à la qualité des infrastructures deviennent plus pressants tout autour de la planète.

Dans un contexte d’incertitudes climatiques, de sécheresses et de pénuries d’eau, appelées à s’aggraver faute d’amélioration de l’usage de l’eau, le dessalement apparaît comme un marché très prometteur pour les multinationales de l’eau et de l’environnement, de nombreux États procédant à des investissements significatifs dans ce domaine. La construction d’unités de dessalement se multiplie dans les pays pétroliers (Golfe, Algérie) ou dans les zones des pays riches qui souffrent de sécheresses (Israël, Espagne, Australie, Californie, Floride ou Texas aux États-Unis). Leur capacité ne cesse également d’augmenter : chaque nouvelle usine construite ou projetée est caractérisée par un nouveau record en termes de performance ou de production. On estime qu’actuellement, 50 millions de mètres cubes d’eau sont produits annuellement par dessalement, et que ce chiffre devrait au moins doubler d’ici 2016. De nouveaux pays se lancent dans le dessalement, comme l’Angleterre. La Chine a annoncé de vastes investissements dans ce domaine, avec pour objectif de couvrir 37 % des besoins en eau potable des zones côtières à l’horizon 2020. L’Algérie a annoncé début 2008 la construction de l’une des plus grandes usines de dessalement du monde, pour un coût de 250 millions de dollars. Israël, qui possède déjà à Askhelon la plus importante unité de dessalement au monde, annonce trois projets de taille comparable.

Les techniques de dessalement

En fait, arracher de l’eau douce à de l’eau saumâtre ou de l’eau de mer est une technique employée depuis longtemps, particulièrement dans les pays et émirats pauvres en eau mais riches en pétrole, où le coût de l’énergie nécessaire au dessalement n’est pas un problème.

Historiquement, le dessalement a fait son apparition dans cette région lorsqu’en 1869, une unité de distillation de l’eau a été construite à Aden pour approvisionner la marine britannique. Cette unité utilisait la même technique, considérablement améliorée mais toujours aussi consommatrice d’énergie, qui continue à fournir aujourd’hui la moitié de l’eau dessalée produite dans le monde.

La distillation (ou évaporation) multi-effets a constitué la technologie dominante en matière de dessalement de l’eau de mer depuis les années 1880 jusqu’en 1960. Avec l’introduction de l’évaporation multi-flash en 1960, la distillation multi-effets a semblé disparaître de l’horizon, et l’oubli dans lequel cette technique est tombée s’est encore accentué avec l’avènement de l’osmose inverse. Récemment toutefois, grâce à de nouveaux perfectionnements et une meilleure compréhension des limites potentielles de ce processus, elle a retrouvé une place modeste, mais bien méritée, dans le paysage de la production d’eau douce.

L’osmose inverse est apparue dans les années 70 suite à la conception de membranes semi-perméables qui pouvaient efficacement séparer les sels de l’eau soumise à pression. Parfois appelée hyperfiltration, l’osmose inverse est tenue pour le plus complexe des processus de séparation membranaire.

Cette technologie est très populaire dans de nombreuses zones du Moyen Orient, dans les Caraïbes, et partout où l’eau de mer dessalée est la principale source d’approvisionnement des villes et des communes. Mais elle est également utilisée aux États-Unis, au Japon et en Europe pour produire de l’eau ultra-pure pour de nombreuses industries, en particulier agroalimentaires et électroniques.

Problèmes économiques

L’un des inconvénients majeurs de la technologie membranaire est son coût. Deux facteurs contribuent à rendre cette technologie coûteuse.
 Le premier est la quantité d’énergie consommée par les systèmes de pompes, en particulier pour l’osmose inverse à haute pression ;
 Le second est la détérioration des membranes, un phénomène qui a fait l’objet de nombreuses recherches. Les membranes utilisées pour l’osmose inverse sont nettoyées chimiquement après plusieurs mois de service. Sur le long terme, les membranes sont remplacées lorsqu’elles deviennent trop souillées et que leur performance se détériore significativement. Cela arrive généralement tous les 3 à 5 ans.

D’autres processus existent qui reposent sur l’échange d’ions (par électrolyse), ou encore sur une autre technologie membranaire par microfiltrage (ou nanofiltrage, ou ultrafiltrage).

Le dessalement coûte aujourd’hui en moyenne US$ 0,5 par mètre cube, le prix variant selon l’échelle, les besoins en électricité (ou autre source d’énergie) et la distribution. Il est clair que cela ne répond pas aux besoins des ruraux pauvres de la planète, qui constituent pourtant les principales victimes de la crise de l’eau. En outre, il apparaît clairement que le dessalement n’est pas approprié pour assurer la fourniture de l’eau d’irrigation.

Selon le Texas Water Development Board, le coût d’un mètre cube d’eau traité par distillation se situe entre US$ 0,95 et 1,04, tandis qu’il est de 0,84 pour une eau traitée par osmose inverse.

En Arabie Saoudite, le vrai coût du dessalement et du transport de l’eau, certainement considérable, est un secret d’État. Or l’eau potable de ce pays provient à 70 % du dessalement, un ordre de grandeur que l’on retrouve dans les autres pays du Golfe, Bahreïn, Koweït et Émirats Arabes Unis. Dans ces pays producteurs de pétrole, le faible coût de l’énergie autorise un dessalement à grande échelle qui ne serait pas soutenable pour la plupart des pays souffrant de stress hydrique, sans parler de ceux qui n’ont pas d’accès à la mer.

Problèmes environnementaux

Toute unité de dessalement doit généralement être accompagnée d’une unité de production d’énergie. Cette dernière génère évidemment une grande quantité de gaz à effet de serre, lesquels auront un impact – négatif – sur le climat et sur le cycle de l’eau. Or, dans la plupart des cas, le dessalement est précisément rendu nécessaire par les évolutions du climat et du cycle de l’eau. Il y a là un cercle vicieux. Certains craignent que la multiplication des usines de dessalement n’entraîne une relance à grande échelle de la construction de centrales nucléaires : chaque unité de dessalement serait accompagnée de son unité nucléaire « dédiée »… Il existe des projets d’usines de dessalement couplées à des sources renouvelables (éolien et solaire), comme à Perth en Australie.

Se pose en outre le problème de la saumure. Une unité de dessalement génère une grande quantité de saumure, composée de divers sels, métaux lourds, composés organiques… Si cette saumure est rejetée dans la mer, cela entraîne un grand déséquilibre dans la composition physique et chimique de l’eau de mer, avec des conséquences dramatiques sur la biodiversité. L’Arabie saoudite rejette purement et simplement ces sels dans une zone unique du Golfe persique, un écosystème très riche où se mélangent les eaux douces du continent et les eaux salées. Il n’existe sur la planète que deux milieux de ce type, appelé aussi zone intermédiaire : en Arabie et au Vietnam. Or l’augmentation de la salinité a transformé la côte en désert sans vie, entraînant la disparition des villages et des pêcheurs locaux.

Dans certains endroits, la saumure est injectée dans le sous-sol, mais ce type d’opérations n’est pas, lui non plus, sans susciter des inquiétudes, puisqu’il pourrait jouer un rôle de catalyseur de mini tremblements de terre. Pour cette raison, des unités de dessalement ont été fermées temporairement en Californie.

Le dessalement, une manière de ne pas résoudre les problèmes

Si l’on suivait certains analystes, le dessalement de l’eau pourrait apparaître comme la technologie miraculeuse permettant de répondre aux besoins de nos sociétés modernes. Pour certains, cette capacité miraculeuse s’étend jusqu’au domaine de la politique, puisque le dessalement constituerait la clé du conflit israélo-palestinien !

Les ressources naturelles telles que l’eau sont et resteront limitées et finies. Les promesses du dessalement sont trompeuses. L’abondance illimitée, dans quelque domaine que ce soit, n’est qu’une illusion.

Dans certains cas, la promotion à grande échelle du dessalement est une manière pour les autorités d’éviter de résoudre les problèmes de la gouvernance de l’eau par une fuite en avant : ainsi en Algérie, où les autorités n’ont pas amélioré le réseau depuis l’indépendance du pays en 1962, ou encore en Australie, en Israël et en Californie, où l’on veut éviter, pour des raisons idéologiques ou économiques, de remettre en cause des modes de vie et de production particulièrement gaspilleurs de l’eau. Le dessalement est aussi une manière de contourner des conflits politiques potentiels relatifs au partage de l’eau, comme en Espagne, où cette solution a finalement été privilégiée par rapport aux projets de transferts d’eau massifs entre différentes régions du pays.

Il faut bien plutôt porter l’attention vers les techniques qui visent un usage raisonné de l’eau, à conserver la ressource et à économiser l’eau. Il faut en particulier gérer l’eau de manière à éviter les fuites et les pertes, qui représentent en moyenne près de 20-30 % de la consommation d’eau dans le monde. Selon des études récentes, il semble que des mesures de conservation de ce type permettraient de répondre aux besoins en eau pour un coût qui représenterait seulement de 10 à 25 % de celui du dessalement. L’efficacité de l’utilisation de l’eau doit être améliorée à cet égard. Les fuites et le gaspillage de l’eau doivent être éliminés. Selon le Worldwatch Institute basé à Washington, cela permettrait d’éviter de recourir au dessalement, avec ses effets négatifs sur l’environnement et l’atmosphère.

Soulignons enfin que la qualité de l’eau dessalée doit faire l’objet d’une étroite surveillance, en particulier en ce qui concerne la présence de bromate, un cancérigène dont le taux ne doit pas dépasser, selon la régulation internationale, 10 ppb en moyenne sur une année dans un réservoir.

Dans ces conditions, ne doit-on pas penser qu’il faut limiter l’utilisation du dessalement à des cas « désespérés », à des sites isolés, dans le Sahara ou dans des îles ?

Notes

Intervention de l’auteur lors de la table-ronde « Ressources naturelles et sécurité » dans le cadre du séminaire sur les ressources naturelles organise le 18 janvier 2008 par l’Ambassade de France a Amman et l’Institut Français du Proche-Orient.

Texte original en anglais : Environmental and economic challenges of water desalination. Traduction : Olivier Petitjean

SOURCES
 Collection of Chemical & Engineering News, American Chemical Society, Washington, D.C .
 Worldwatch Institute annual report « State of the World 2004 », Washington, D.C. (traduit en français par M.L. Bouguerra : La consommation assassine. Comment le mode de vie des uns ruine celui des autres. Pistes pour une consommation responsable, Editions Charles-Léopold Mayer, Paris, 2005)
 M .L. Bouguerra in « Manière de voir. Le Monde Diplomatique » N° 81, Juin-Juillet 2005, p. 41-44.
 M.L. Bouguerra, Water under threat, Zed Books, London, 2006
 « L’eau. Attention fragile », Dossier in Pour la Science (Scientific American), Paris, Janvier-Mars 2008.
 « Dessalement de l’eau de mer : un marché très prometteur », Christiane Galus, Le Monde, 16.05.08

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