Entre montée des eaux et problèmes d’accès, Jakarta cherche des solutions

, par  Olivier Petitjean
Jakarta fait partie de ces métropoles mondiales directement exposées aux impacts du changement climatique, comme l’élévation du niveau des mers ou les inondations provoquées par des épisodes pluvieux plus intenses. Menacée dans son existence même, la capitale indonésienne a répondu par des projets d’infrastructures grandioses mais controversés, en négligeant de s’attaquer aux véritables racines du mal : la déforestation, le manque d’accès une eau saine, et les inégalités urbaines.

On le sait, certaines des plus grandes villes du monde sont directement menacées par les conséquences du changement climatique et notamment par l’élévation du niveau des océans. Jakarta, la capitale de l’Indonésie, est de celles-là. Située sur la côte nord-ouest de l’île de Java, la métropole abrite aujourd’hui 10 millions d’habitants intra muros – 30 millions en comptant toute l’agglomération -, et ces chiffres augmentent rapidement.

Jakarta s’est développée le long d’une baie traversée de nombreux cours d’eau. Elle est aujourd’hui menacée des deux côtés à la fois. Du côté de la mer de Java, le nord de la ville (North Jakarta) n’est protégé des eaux que par un mur en béton vieillissant et fissuré. La pollution et les aménagements ont presque entièrement détruit les mangroves et les récifs corallins qui protégeaient la côte. De l’autre côté, la ville est régulièrement soumise à des inondations meurtrières lorsque les rivières dévalent des montagnes. En février 2007, 30 à 70% de la ville a été submergée, faisant environ 80 victimes et des milliers de personnes affectées par des maladies liées à l’eau. Quelques mois plus tard, en novembre, ce fut au tour de la mer de déborder les digues protégeant North Jakarta. En 1996 et 2002, de précédentes inondations avaient tué 10 et 25 personnes respectivement. Début 2013, à nouveau, des inondations provoquaient la mort d’une cinquantaine d’habitants. Sans compter les « petites » inondations à répétition qui font le quotidien de la capitale indonésienne.

Climat global et dégradations locales

Jakarta vit depuis toujours sous cette double menace de l’eau de la mer et de celle des montagnes. Le réchauffement des températures globales vient cependant aggraver les risques, à travers l’élévation du niveau de la mer d’un côté, l’intensification du régime de la mousson et l’augmentation des précipitations de l’autre. Mais si la ville est ainsi un symbole des périls créés par le changement climatique global, d’autres facteurs environnementaux locaux entrent en jeu, comme l’artificialisation du littoral, la déforestation en amont, l’envasement des rivières et des canaux urbains, les constructions sauvages, la destruction des plans d’eau, et surtout, le phénomène de la subsidence – autrement dit l’affaissement progressif du sol sur lequel est bâti la métropole. Selon les estimations des scientifiques, Jakarta perd 7,5 centimètres d’altitude en moyenne par an, et dans certains endroits jusqu’à 17 centimètres. En 30 ans, la ville se serait abaissée de 4 mètres en tout, de sorte qu’une grande partie de North Jakarta est désormais en dessous du niveau de la mer. Ce qui la rend d’autant plus vulnérable aux inondations.

Ce phénomène de subsidence est lié à son tour à deux facteurs principaux. Le premier est la multiplication des constructions lourdes de gratte-ciels et d’infrastructures dans cette capitale politique et économique d’un pays appelé à rejoindre l’Inde et la Chine parmi les nouveaux géants mondiaux. Le second nous fait revenir aux problématiques de l’eau : c’est l’épuisement des nappes phréatiques, dont les ressources sont pompées par des milliers de puits artisanaux. La situation du service de l’eau est en effet catastrophique dans la capitale indonésienne, à la fois en termes d’insuffisance du réseau et de qualité de l’eau distribuée, forçant la majorité de la population à se tourner vers des sources alternatives. Une situation qui n’est pas arrangée – nous y reviendrons – par le fait que le service d’eau de la ville est privatisé depuis la fin des années 1990, dans le cadre d’un contrat qui a enfermé la ville dans un cercle vicieux d’hémorragie financière et de manque de fonds pour améliorer et étendre son réseau.

« Great Garuda » : les infrastructures et le béton face au risque climatique

Face à cette menace existentielle, les autorités de Jakarta ne sont évidemment pas restées inactives. À court terme, elles ont engagé un programme de réfection et de relèvement des digues qui protègent le nord de la ville de l’océan. À plus long terme, elles ont lancé un projet urbain extrêmement ambitieux appelé « Great Garuda », du nom d’un oiseau mythique des religions asiatiques qui est devenu le symbole de l’Indonésie. Il ne s’agit rien pas moins que de la construction dans la baie de Jakarta d’une immense île artificielle ayant la forme de l’oiseau en question, à laquelle serait associée une immense mur marin pour créer un bassin artificiel entre l’île et la terre ferme, permettant de capturer le trop plein d’eau en provenance de l’océan ou des montagnes, et de protéger ainsi la métropole des inondations. Le dispositif pourrait être complété, à plus long terme, par une seconde digue. S’intègrent également à ce projet de grande ampleur la création d’une ribambelle d’îles artificielles le long de la côte. Les travaux ont déjà commencé pour certaines d’entre elles, avant d’être bloqués par la justice indonésienne en raison des atteintes aux droits des populations locales et des pêcheurs.

La baie de Jakarta garde en effet un rôle vital pour de nombreuses populations pauvres de North Jakarta qui survivent grâce à la pêche. Pour celles-ci, les projets de réaménagement de la baie comportent de nombreux risques : celui de la destruction de zones de pêches existantes en raison du dragage de fonds marins pour recueillir les matériaux nécessaires aux îles artificielles, mais aussi celui de bloquer ou entraver leur accès à la mer. Ces populations se plaignent de ne pas avoir été consultées ni associées lors de la conception du projet. Une carence d’autant plus problématique que le projet « Great Garuda », d’un coût estimé à au moins 23 et peut-être 40 milliards de dollars US, a été conçu pour être financé principalement par le secteur privé, via les opérations immobilières et urbaines qui seront réalisées sur les nouvelles îles. Celles-ci abriteraient certes des bâtiments publics et des logements de type social (plutôt pour les classes moyennes que pour les plus pauvres), mais globalement, ces îles seront d’emblée largement privatisées, et serviront de nouvel espace d’activité et de loisirs aux couches sociales les plus aisées. Les communautés traditionnelles de pêcheurs, elles, seraient relogées loin vers l’intérieur, avec pour résultat la destruction de leur tissu social et leur « prolétarisation ». De quoi renforcer le sentiment que ce projet est à la fois un symbole et un potentiel catalyseur des inégalités sociales qui traversent Jakarta.

Tels sont quelques uns des reproches formulés dans un rapport publié en 2017 par une coalition d’ONG néerlandaises, dont Somo et le Transnational Institute, intitulé « Social Justice at Bay ». Le projet « Great Garuda », ou de son nom officiel « National Capital Integrated Coastal Development » (NCICD, « Développement côtier intégré de la capitale nationale ») a en effet été conçu par un consortium d’entreprises d’ingénierie ou de conseil néerlandaises, avec un financement substantiel de l’aide au développement des Pays-Bas (à laquelle s’est jointe plus tard la Corée du sud, pour les mêmes raisons). D’autres intérêts économiques néerlandais sont également impliqués à divers titres : firmes spécialisées dans le dragage, compagnie immobilière, l’entreprise pétrolière et gazière Vopak, la banque Rabobank, ou encore, l’Autorité du Port de Rotterdam. Les Pays-Bas déploient en effet actuellement de nombreux efforts pour promouvoir leur expertise en matière d’eau, d’infrastructures côtières et d’adaptation au changement climatique au niveau international, en mêlant délibérément prétentions humanitaires et intérêts commerciaux (une politique officialisée sous le nom de « trade and aid agenda »). Les dirigeants néerlandais n’ont pas ménagé leurs efforts pour convaincre leurs homologues indonésiens de donner suite au projet « Great Garuda », considéré comme une future vitrine du savoir-faire de leurs ingénieurs et de leurs entreprises. Le Premier ministre s’est rendu deux fois à Jakarta pour soutenir le projet, et d’autres ministres ont également fait le déplacement.

Quand l’adaptation climatique attise les tensions sociales urbaines

Pour les ONG, cependant, les futurs développements immobiliers privatisés et la non prise en compte des populations de la baie sont l’illustration même des dérives inévitables du « trade and aid agenda ». « Il est vrai que cela donne l’image d’être un projet pour les riches, a admis l’un des ingénieurs néerlandais associé au projet. Malheureusement, si vous ne voulez pas ce genre d’opération immobilière de standing, il vous faut trouver des financements publics. Et l’argent public est rare en Indonésie. »

D’autres projets mis en œuvre grâce à l’aide au développement néerlandaise soulèvent des questions similaires. Ainsi du vaste programme « Dredging Jakarta » mis en place pour dégorger les rivières coulant dans la capitale, et qui a à nouveau principalement bénéficié à des firmes ayant leur siège aux Pays-Bas. La politique d’élargissement des rivières, de destructions des logements informels trop proches des cours d’eau et de relocalisation des populations concernées – lesquelles étaient parfois installées là depuis plusieurs générations – a suscité un vaste mouvement de révolte sociale, fait d’occupations de terrains et de multiplication de procès [1]. Certaines expériences d’habitat autogéré et écologique, menées en partenariat entre habitants et ONG, ont pourtant montré qu’il était possible de reconstruire des logements bon marché à partir de matériaux recyclés, avec fosse septiques, correspondant aux besoins des populations sans polluer la rivière qui s’écoule à proximité [2]. Ce mécontentement, aggravé par le sentiment généralisé que cette politique bénéficiait surtout aux plus riches qui venaient s’installer dans des bâtiments neufs en lieu et place des quartiers rasés, et instrumentalisé par certaines forces politiques, a même fini par contribuer à la chute du gouverneur de Jakarta il y a quelques mois.

Une fausse solution ?

Un autre reproche tout aussi fondamental que l’on peut faire au projet « Great Garuda » est qu’il ne constitue pas vraiment une solution aux problèmes d’inondations. Ceci a d’ailleurs été en quelque sorte assumé par ses concepteurs, qui font comme si les problèmes de la subsidence et de l’engorgement des rivières, et celui sous-jacent de l’accès à l’eau à Jakarta, ne pouvaient pas être résolus pour des raisons économiques et sociales, et qu’il n’y avait donc pas d’autre choix que de se lancer dans opération massive de constructions d’infrastructures, pour laquelle il n’y avait à nouveau pas d’autre choix que de se soumettre aux réquisits du secteur privé. Des choix présentés comme « pragmatiques » mais qui sont aussi, il faut le remarquer, conformes aux intérêts des firmes néerlandaises.

Il y a pourtant un précédent : au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la ville de Tokyo elle aussi connaissait un problème aigu de subsidence en raison des puits domestiques et de l’épuisement des nappes phréatiques, qui menaçait sa viabilité même. La capitale japonaise a alors réalisé des investissements massifs dans ses réseaux d’eau et édicté des règles d’urbanisme plus strictes, qui ont résolu le problème en quelques années. Une approche du même type appliquée à Jakarta reviendrait sans doute moins cher en dernière instance qu’un projet tel que « Great Garuda », tout en améliorant les conditions de vie et la santé des habitants de la ville !

Autre illustration des limites structurelles du projet NCICD : il prévoit la création d’un immense bassin semi fermé entre la première digue et la côte historique, mais sans tenir compte de la qualité des eaux qui s’y déverseront. Or, les rivières de Jakarta sont extrêmement polluées, à la fois du fait des activités industrielles et du caractère extrêmement rudimentaire et fragmentaire de son réseau d’assainissement . Résultat inévitable : ce bassin risque de se transformer en réservoir d’eaux putrides et toxiques. Aucun budget n’a pourtant été prévu pour mettre en place les politiques et les équipements nécessaires pour nettoyer les cours d’eau, ce qui apparaît pourtant comme une condition indispensable à la réalisation de « Great Garuda ».

Agir en amont

Face à tous ces problèmes, le gouvernement indonésien a finalement annoncé, en décembre 2017, qu’il suspendait le projet. La question reste cependant entière pour savoir comment Jakarta négociera les menaces croissantes liées au changement climatique, à la subsidence, et à la dégradation locale de l’environnement. Un point semble néanmoins clair : construire de nouvelles infrastructures, aussi bien conçues soient-elles, ne fournira jamais qu’une partie de la solution, probablement insuffisante si la métropole indonésienne n’agit pas en même temps sur les causes structurelles de la crise. L’une de ces causes concerne directement la ville : la carence du réseau d’eau urbain et l’insuffisance criante de l’accès à l’eau et à l’assainissement. D’autres causes impliquent la ville et son arrière-pays. C’est le cas de la problématique de la déforestation, mise en avant par l’ONG américaine World Resources Institute à propos du bassin versant de la Ciliwung, l’une des principales rivières qui traversent Jakarta. Longue de 120 kilomètres, elle souffre aujourd’hui des effets de la pollution, de la surcharge en sédiments et autres effets de l’activité humaine. Le bassin versant de la rivière Ciliwung a connu une forte dégradation de sa couverture forestière, ce qui a réduit en retour son rôle de protection contre les inondations. La déforestation crée un double problème : d’un côté, les sols ne retiennent plus l’eau, provoquant des inondations meurtrières ; de l’autre, la capacité de recharge des nappes phréatiques s’en trouve réduite. Elle contribue donc elle aussi à la réduction du niveau des nappes phréatiques de Jakarta, aggravant le phénomène de la subsidence.

Dans ce domaine, il existe des solutions. Protection des bassins versants, reforestation et lutte contre la déforestation peuvent contribuer à améliorer sensiblement la situation de Jakarta en aval. D’autres villes, comme New York, ont su mettre en place des politiques de ce type. La capitale indonésienne elle aussi a commencé à mettre en place des dispositifs de « paiement pour les services écosystémiques » dans certains bassins versants, dont les fonds servent notamment à la reforestation.

Pour être efficace, cette politique de protection de l’eau depuis l’amont des bassins versants doit être menée de manière systématique et cohérente, et elle requiert des mécanismes de financement. Or, depuis sa privatisation à la fin des années 1990, le service de l’eau de Jakarta souffre d’un manque de fonds (le montant versé aux prestataires privés, dont Suez, augmente mécaniquement chaque année, et est supérieur au montant des factures collectées) et d’un morcellement de sa gouvernance entre les opérateurs privés et une autorité publique de l’eau sans prise sur le terrain. En 2014, toutefois, les choses ont changé. Une coalition de mouvements sociaux et d’organisations civiques a obtenu une décision de justice annulant le contrat de privatisation, alors même que les autorités de Jakarta signalaient leur volonté de remunicipaliser le service de l’eau. Après des mois de bataille judiciaire, la Cour suprême indonésienne a confirmé l’annulation du contrat, laissant Jakarta et le service de l’eau enfin maîtres de leur destin. Mais aussi confrontés à des défis redoutables.

Olivier Petitjean

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Photo : Przemek Pietrak CC via flickr

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