La rareté de l’eau apparaît de plus en plus comme un risque géopolitique, avec pour conséquence que les état-major militaires se sont saisi de la question et proposent leur propre approche de la question de l’eau. Mais la conception militaire de la gestion de l’eau n’est pas sans risques de dérive.
Ces dernières années ont vu une prise de conscience des menaces qui pèsent sur les ressources en eau au niveau mondial. D’enjeu essentiellement local, la rareté de l’eau est en passe de se transformer en enjeu planétaire. Elle est régulièrement citée parmi les principaux « risques » qui pèsent sur la croissance et la stabilité mondiale par les commentateurs ou les dirigeants économiques et politiques. Deux raisons essentielles à cela. La première est la globalisation économique, qui fait que les conséquences de sécheresses, inondations ou autres catastrophes naturelles peuvent faire sentir leurs réverbérations dans tout le reste de l’économie mondiale. La seconde tient à la manière dont l’enjeu de l’eau peut attiser des conflits géopolitiques qui intéressent toute la planète, en raison de l’implication des grandes puissances internationales et des possibles « projections » de ces conflits dans des pays non directement concernés – par exemple à travers une menace terroriste. Les conflits multi-facettes en cours au Moyen-Orient, au niveau de l’Inde et du Pakistan, dans le Sahel ou dans la Corne de l’Afrique en sont les illustrations les plus éclatantes.
Quand l’armée américaine intègre l’eau dans sa stratégie
Rien d’étonnant dans ces conditions que les États-Unis, première puissance mondiale, aient intégré depuis plusieurs années le « facteur eau » à leur réflexion géopolitique et strategique. Engagés en Afghanistan et en Irak, ils ont identifié les problèmes de ressources en eau comme un facteur de déstabilisation géopolitique potentielle, et ont orienté une partie de leur aide vers des projets d’infrastructures ou d’accès à l’eau. Les troupes américaines stationnées en Irak, par exemple, ont constaté qu’elles étaient moins exposées à des attaques et plus susceptibles de trouver des alliés dans la population lorsqu’elles favorisaient l’accès à l’eau et à l’assainissement autour de leurs bases, et s’efforçaient de minimiser leurs propres impacts environnementaux.
À un niveau plus global, l’armée et la diplomatie américaines reconnaissent la réalité du changement climatique et l’identifient même comme l’une des principales menaces pour les intérêts américains, en citant notamment les catastrophes naturelles, l’accroissement des réfugiés climatiques et les risques de conflits sur l’accès à l’eau et à la terre. Le Centre de commandement de l’armée américaine pour l’Asie-Pacifique a annoncé en 2015 une nouvelle stratégie globale qui met l’accent, entre autres, sur la réponse aux catastrophes naturelles et la prévention des futurs désastres.
Solution d’urgence ou solution politique ?
Les programmes mis en avant par l’état-major américain dans ce cadre peuvent sembler inoffensifs. Ils ont pour objectif, conformément à la stratégie diplomatique américaine de toujours, de gagner « les cœurs et les esprits » des populations, et de les convertir à la cause de la démocratie… et de l’économie de marché. Il s’agit par exemple de la mise en place de forces d’intervention rapide en cas de catastrophe naturelle – les militaires sont déjà depuis longtemps les premiers mobilisés face à des événements de ce type – ou encore de soutien apporté à des pays « alliés » pour mettre en place une gestion stratégique de leurs ressources et améliorer leur résilience [1].
Cette focalisation sur les contributions civiles que peuvent apporter les forces armées demeure néanmoins ambiguë, voire contre-productive, dans la mesure où ces « bienfaits » de l’armée américaine se substituent à des solutions politiques. Les projets d’infrastructure ou d’accès à l’eau portés par les armées américaines au Moyen-Orient ne constituent pas une solution de long terme s’il n’y a pas parallèlement d’effort de reconstruction politique des pays concernés et de leur autonomie. Il y a en outre de fortes chances que ces réalisations soient instrumentalisées, de part et d’autre, si elles sont trop étroitement associées à l’image de l’armée des États-Unis. Les vraies solutions durables pour l’eau sont politiques – la construction de la paix civile, d’un appareil administratif efficace et légitime, la mise en place d’institutions politiques soucieuses des besoins fondamentaux de leurs citoyens – avant que d’être militaires.
L’histoire des efforts de reconstruction et de développement de l’armée américaine en Afghanistan illustre les limites de cette stratégie, et le fait qu’il n’existe pas de « solution miracle » - technologiques ou infrastructurelles - aux problèmes de l’eau dans ces zones en conflit. Le commandement américain a beaucoup misé notamment sur la reconstruction du barrage de Kakaji. Mais l’alliance de fait des militaires américains avec des chefs de guerre locaux – nouée pour des raisons stratégiques – les a empêché de remettre en cause le système de corruption et de clientélisme qui nuisait aux objectifs recherchés. Un rapport interne à l’état-major de l’armée américaine met également en cause l’illusion que déverser des sommes considérables d’argent liquide aux populations civiles et à des myriades d’intermédiaires – bien plus que ce dont il pouvait être fait un usage légitime et licite dans le contexte afghan - ne pouvait que mener à des dérives. Les forces alliés ont réussi, malgré la proximité des talibans et de nombreux combats, à remettre en service une partie du barrage, et à livrer une nouvelle turbine dans des conditions extrêmement difficiles, mais celle-ci n’a toujours pas pu être mise en place depuis huit années, faute de ciment, qui n’a pu être livré en raison du conflit.
Risques de dérive
Au-delà des limites des solutions non-politiques sur le terrain de l’eau, on peut également craindre les risques de dérive d’une vision purement « militaire » de la gestion des ressources en eau. Ces risques peuvent être observés non seulement à propos de la diplomatie et de l’armée américaine, mais aussi dans le cas d’Israël, où la gestion de l’eau joue un grand rôle pour l’armée - et vice-versa. Quels sont ces risques ?
Le premier tient au conflit potentiel entre la défense d’intérêts nationaux, conçus de manière plus ou moins étroite, d’une part, et d’autre part les exigences du droit universel à l’eau. Laisser la maîtrise des ressources en eau et des technologies associées à une entité militaire est susceptible de faire dangereusement pencher la balance du mauvais côté. La situation d’Israël et des territoires palestiniens, avec des accusations répétées et persistantes de discriminations dans l’accès à l’eau voire d’utilisation délibérée de coupures d’eau pour « punir » les Palestiniens, illustre les dérives potentielles.
Dans le même ordre d’idées, les problèmes d’accès à l’eau des pays tiers ne seront pas forcément considérés seulement comme des risques et des crises à prévenir, mais aussi comme des sources d’opportunité potentielles – par exemple pour vendre les produits ou l’expertise développés dans ce domaine par les États-Unis ou Israël (lire par exemple notre article Crise de l’eau dans le monde : risques et opportunités pour les intérêts nationaux américains), et sinon parce que ces problèmes contribuent à affaiblir les rivaux potentiels.
Un second risque est lié à ce qui est une réalité fondamentale du domaine militaire aujourd’hui, à savoir la compénétration des intérêts publics et privés. C’est celui de soumettre la gestion des ressources en eau à un nouveau « complexe militaro-industriel ». En d’autres termes, l’intérêt accru des militaires pour la gestion de l’eau ne pourra que faire le jeu des industriels établis, appelés à répondre aux contrats et appels d’offre du secteur de la défense, Il pourrait aussi encourager les entreprises du secteur de l’armement à s’intéresser davantage à l’eau. Cette tendance était déjà à l’œuvre dans une initiative comme « Global Water Futures », mise en œuvre par l’un des plus influents think tanks de Washington en matière de politique étrangère, le Center for Strategic and International Studies (CSIS). Ce programme a accordé une large place aux acteurs privés, avec des représentants d’entreprises comme Coca-Cola, Procter & Gamble, PepsiCo, ITT, Starbucks ou General Electric. Un autre partenaire clé du projet était le laboratoire Sandia, géré pour le compte du gouvernement américain par l’entreprise d’armement Lockheed Martin, qui a justifié ainsi sa participation : « Le manque d’eau potable peut créer des conditions menant à la déstabilisation de régions du monde qui sont déjà pauvres et pleines de problèmes. (…) L’absence d’eau potable peut entrainer des famines, des conflits sur les ressources et une mauvaise gouvernance. Les États défaillants ou en déréliction menacent la sécurité des États-Unis en raison de leur rôle potentiel de refuge pour les terroristes. »
Il est encore un troisième risque, lié aux deux précédents – celui d’une focalisation sur les solutions technologiques de gestions de l’eau, au détriment d’approches préventives ou douces, souvent plus robustes et moins coûteuses, mais qui requièrent précisément une démarche politique plutôt que militaire. On le voit avec l’insistance sur les technologies de pointe de gestion de l’eau promues par les industriels israéliens (souvent liés à l’armée) aussi bien qu’avec l’insistance américaine sur les infrastructures, conçues comme des solutions magiques hors de tout contexte.
Olivier Petitjean
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Photo : ResoluteSupportMedia CC