France : de la gestion privée à la remunicipalisation de l’eau ?

, par  Olivier Petitjean

La France fait figure d’exception dans le monde, de par la place qu’occupe le secteur privé dans la gestion de l’eau. Depuis les années 90, un mouvement de remise en cause de l’hégémonie des grandes entreprises française de l’eau (Suez, Veolia) se fait jour, qui a culminé avec la remunicipalisation du service de l’eau et de l’assainissement dans quelques grandes villes, au premier rang desquelles Grenoble et Paris.

Avant la privatisation de l’eau au Chili et au Royaume-Uni dans les années 80, puis la vague de privatisations dans les grandes villes du Sud (lire Les mésaventures des multinationales de l’eau dans les villes du monde) des années 90, c’était même le seul pays ou presque à connaître une gestion de l’eau par des entreprises privées. Cet état de fait explique, pour une bonne part, que les deux grandes multinationales de l’eau au niveau mondial, Suez-Ondeo et Veolia, soient françaises – elles se sont appuyées pour leur développement international sur les positions et la force de frappe acquise grâce un marché français quasi « captif ».

La spécificité du modèle français

Ce « modèle français » de gouvernance de l’eau repose sur la délégation de service public. Une municipalité ou un syndicat intercommunal peuvent soit gérer directement l’eau et l’assainissement (gestion en régie), soit déléguer la prestation de ce service public à une entreprise privée spécialisée. 71 % des Français seraient concernés par le système de la délégation. Le marché est pour l’essentiel détenu par seulement trois grands groupes : Suez-Ondeo (Générale des eaux), Veolia (Lyonnaise des eaux, ex-Vivendi) et la SAUR. Il ne s’agit pas d’une privatisation pure et simple – l’autorité publique demeure responsable de la qualité de l’eau et des investissements, et garde la propriété des infrastructures. Son degré de contrôle sur le prestataire privé est en théorie important – quoique la pratique n’ait pas toujours suivi, pour diverses raisons.

Comme dans la plupart des pays industrialisés, les réseaux d’adduction d’eau potable et d’assainissement ont été mis en place et gérés initialement, au XIXe siècle, par de grandes entreprises privées (Générale des eaux et Lyonnaise des eaux ont toutes deux été créées au milieu du XIXe siècle). Ces services ont ensuite été repris en main par les pouvoirs publics à partir de la fin du XIXe siècle, dans le cadre d’un mouvement général d’affirmation et d’expansion des autorités municipales (généralement plus progressives, en France, que les instances nationales). C’est en fait des années 60 et 70 que date le retour en force du secteur privé et la généralisation de la délégation de service public. Plusieurs causes expliquent le phénomène : l’émiettement des communes françaises qui les rend trop faibles pour porter des services d’eau et d’assainissement (sauf alliance intercommunale) ; la tendance à l’augmentation des coûts et du prix de l’eau, notamment en raison de l’édiction de normes de qualité plus strictes ; last but not least, le financement occulte de la vie politique, la passation de contrat de délégation étant un écran commode pour les transferts de fonds depuis les entreprises vers les partis. (On notera que les mêmes causes, principalement l’augmentation des coûts liés aux besoins de dépollution et les contraintes pesant sur les finances publiques locales, continuent aujourd’hui à être les raisons principales expliquant la privatisation de services de l’eau et de l’assainissement dans les pays du Nord.) Dans les années 90, seul un tout petit nombre de grandes villes (Strasbourg, Nantes, Reims, Tours) et une proportion plus importante de petites communes restaient à l’écart de l’hégémonie de la gestion privée.

Une remise en cause récente du modèle

On peut toutefois dire l’heure de gloire du modèle de la délégation est passée – ce qui ne signifie pas que la gestion privée n’ait pas encore de beaux jours devant elles. Les premiers coups portés à ce modèle l’ont été au tournant des années 90, à l’occasion de la médiatisation des « affaires » et des poursuites judiciaires qui s’en sont suivies contre plusieurs responsables politiques d’importance. C’est dans ce cadre que les Grenoblois ont fini par obtenir la remunicipalisation de leur service de l’eau (lire ci-dessous et L’association Eau Secours ! Étude de cas d’une association de défense de service public de l’eau à Grenoble).

Les enquêtes sur le prix de l’eau menées par les associations de défense de consommateurs ont constitué un second facteur de contestation. Elles ont en effet révélé non seulement que le prix de l’eau était en moyenne plus élevé de 30 % lorsque le service était délégué à un opérateur privé par rapport à un service en régie, mais encore de multiples cas d’abus. Par exemple : surfacturation de services assurés par des filiales, hausse de prix justifiée par le besoin de remboursement de la dette et encore appliquée après que la dette soit remboursée, taux de marge astronomiques (près de 60 % à Marseille et dans la partie de l’Île-de-France couverte par le SEDIF). (Pour être honnête, les associations de défense des consommateurs ont également épinglé certaines régies publiques.)

Ces dénonciations, cumulées à des évolutions institutionnelles (intercommunalité, Commissions consultatives des services publics locaux) et à des alternances politiques intervenues au niveau local, ont contribué à modifier très sensiblement le paysage de l’eau en France. Plusieurs communes, syndicats intercommunaux et autres autorités locales ont initié des démarches pour revenir en régie publique ou manifesté leur souhait de le faire à expiration des contrats de délégation. Selon un sondage, un tiers des responsables communaux envisageraient désormais une remunicipalisation. Un arrêt rendu par le Conseil d’État en avril 2009 a d’ailleurs limité la durée des contrats de délégation conclus avant 1995 (date d’entrée en vigueur de la loi Sapin limitant d’office la durée d’un tel contrat à 20 ans), de sorte que de très nombreux contrats initialement conclus pour 30 ou 40 ans vont devoir être renégociés dans les années qui viennent.

Même dans les collectivités qui n’envisagent pas de retour en régie publique à court terme, le ton a changé. La capacité et la volonté de négociation des pouvoirs publics se sont indéniablement renforcées. Les élus deviennent plus exigeants, acquièrent les compétences nécessaires, lancent des audits (ce qui a permis à Bordeaux de réclamer avec succès la restitution de 233 millions d’euros), imposent de nouvelles conditions et obligations de résultat, parfois assorties de systèmes de bonus/malus pour les prestataires (comme à Montpellier). Ailleurs, ils obtiennent des baisses de prix (-16 % pour le contrat de la Communauté urbaine de Lyon avec Veolia).

Quelques cas emblématiques de retour à la gestion publique

À Grenoble, les mouvements citoyens et écologistes locaux ont fini par obtenir définitivement en 1999 l’annulation du contrat de délégation qui liait la ville à Suez et la condamnation des responsables politiques et économiques de l’époque. L’eau et l’assainissement sont retournés en régie directe, avec baisses de prix et amélioration du service à la clé (les bonnes disponibilité et qualité de l’eau dans la région permettent à Grenoble d’afficher le prix de l’eau le plus bas de France). Dans la foulée de ce cas emblématique, plusieurs autres retours en régie sont intervenus grâce à l’obstination d’associations ou d’élus locaux. Le mouvement s’est même accéléré avec les années 2000. Dès 1997, le syndicat intercommunal Durance-Lubéron (Vaucluse) a mis fin à 42 ans de contrat avec la Lyonnaise des eaux, avec pour conséquence une baisse des prix d’entre un quart et un tiers. Castres a suivi en 2003, Cherbourg et sa communauté urbaine en 2005, et fin 2009 ce sera aussi le cas de l’agglomération de Rouen et de Digne-les-Bains. Des communes du Val-de-Marne ont pareillement refusé de renouveler leurs contrats avec Veolia pour l’assainissement. Le Conseil général des Landes a mis en place un système de subventions bonifiées pour les communes privilégiant la régie publique, provoquant une intense bataille juridique avec les grandes entreprises de l’eau.

Le cas le plus emblématique après celui de Grenoble demeure toutefois celui de Paris, où le service de l’eau repassera totalement en régie publique à partir du 1er janvier 2010, après avoir été confié partiellement depuis 1985 à Veolia et à Suez. Ces deux entreprises assuraient la distribution, tandis qu’une Société d’économie mixte (SEM), Eau de Paris, assurait la production, le transport et le stockage, et que la Ville était directement responsable du pilotage et du contrôle. La transformation de l’ancienne Société d’économie mixte en régie publique à personnalité morale et à autonomie financière, assurant tous les aspects du service, permettra donc aussi de simplifier la situation. La transition, qui implique la reprise par la Ville de Paris des salariés de Veolia et de Suez concernés (s’ils le souhaitent), dont certains avaient fait le trajet en sens inverse dans les années 80, n’est pas sans difficultés.

Autre cas emblématique, mais qui cette fois n’a pas abouti : celui du Syndicat des eaux d’Île-de-France (SEDIF), un marché détenu depuis 1923 par Veolia et qui représenterait 3 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise. L’espoir était caressé par plusieurs élus de gauche de ne pas renouveler le contrat, qui arrive à échéance en 2010. Ce n’a finalement pas été le cas, malgré les scandales à répétition sur les liens entre élus et Veolia, malgré les enquêtes des associations de consommateurs qui ont révélé des surfacturations de plus de 200 millions d’euros par an, malgré les rapports accablants de la Chambre régionale des comptes et malgré des poursuites judiciaires contre André Santini, maire d’Issy-les-Moulineaux et président du SEDIF, relatives aux modalités de passation des contrats. Cet échec s’explique en partie par les liens historiques, pas encore tout à fait rompus, entre le groupe Veolia et une partie des élus de gauche (notamment communistes) de la région parisienne. Ces derniers ont choisi de renouveler l’équipe dirigeante, qui s’est empressée de confirmer la poursuite de la délégation au privé, contre la candidature portée officiellement par leurs partis. L’équipe dirigeante assure que dans le cadre de l’appel d’offres et de la négociation du nouveau contrat, elle sera plus attentive au prix et à la qualité du service rendu, et que toutes les offres seront étudiées sur un pied d’égalité. Les concurrents de Veolia souhaitaient voir le marché séparé en plusieurs lots, comme cela se pratique dans d’autres villes, mais le Conseil d’administration du SEDIF a voté contre cette suggestion.

Les deux principaux obstacles qui s’opposent aux efforts de retour à la régie municipale sont les contraintes financières pesant d’ores et déjà sur les collectivités locales, et aussi la difficulté à réacquérir les compétences techniques et managériales nécessaires après plusieurs décennies de gestion privée.

NOTE
 Un site internet en anglais mis en place par le Corporate European Observatory et le Transnational Institute recense les cas de remunicipalisation des services de l’eau tout autour de la planète : http://www.remunicipalisation.org/

SOURCES
 « Les géants de l’eau sous la pression des élus », samedi 20 décembre 2008, L’expansion. http://eau.apinc.org/spip.php?article827
 Sarah Valin/AITEC, Services publics : un défi pour l’Europe, éditions Charles Léopold Mayer, 2007.

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