Gouvernance de l’eau : l’évolution des modèles au niveau international De Mar del Plata à Istanbul, le rôle des grandes conférences

, par  Olivier Petitjean

De nombreux événements et initiatives internationales se sont succédés sur la question de l’eau depuis la conférence de Mar del Plata en 1977, tantôt sous l’égide des Nations Unies, tantôt sous celle des institutions financières internationales, tantôt enfin – et de plus en plus – dans le cadre de forums ad hoc où les multinationales et leurs soutiens jouent un rôle prépondérant. À la question de l’accès universel à l’eau et à l’assainissement sont venus petit à petit se superposer d’autres débats : avant tout celui de la réforme de la gouvernance publique et de la privatisation, mais aussi de plus en plus celui de la gestion « rationnelle » de l’eau face aux menaces de pénurie.

Globalement et de manière très schématique, on peut dire qu’au niveau planétaire, dans le cadre des modes de développements actuels, la demande en eau tend à croître, du fait de la démographie et des changements de mode de vie, tandis que les ressources disponibles, elles, ont tendance à baisser du fait de la surexploitation. La prise de conscience de cette contradiction s’est faite dans les années 60 et 70, avec l’arrivée sur le devant de la scène internationale des problématiques de développement et des pays du « Tiers-monde ». C’est dans ce contexte qu’a été organisée ce qui demeure à ce jour, du point de vue politique, la plus importante conférence internationale jamais tenue sur l’eau, celle organisée par les Nations Unies à Mar del Plata en 1977, regroupant des délégués de 150 pays.

Qui donne le ton sur la question de l’eau au niveau international ?

L’organisation de cet événement s’inscrivait dans le cadre d’une série d’autres grandes conférences thématiques tenues au même moment dans le cadre du système onusien : sur l’environnement (Stockholm 1972), la population (Bucarest 1974), l’alimentation (Rome 1974), les femmes (Mexico 1975), les établissements humains (Vancouver 1976), la désertification (Nairobi 1977) ou encore les énergies renouvelables (Nairobi 1979). Sur la plupart de ces thèmes, une nouvelle série de méga-conférences a été organisée vingt ans plus tard, dans les années 90 (sur l’environnement à Rio, sur l’alimenation à Rome, sur la population au Caire, sur les femmes à Beijing, sur les établissements humains à Istanbul – à cette liste s’est ensuite ajoutée la question du changement climatique), et désormais ces rencontres sont répétées à échéance régulière. De manière significative, cela n’a pas été le cas pour le thème de l’eau. L’Agenda 21 approuvé à Rio en 1992 a certes réaffirmé formellement l’importance de l’eau et lui a consacré un chapitre spécifique, mais sans que cela se traduise en avancée politique ou même conceptuelle. L’eau n’a plus fait l’objet dans le cadre onusien de rencontres intergouvernementales, mais seulement de rencontres d’experts, notamment mais pas exclusivement dans le cadre du processus de suivi de Rio/Johannesburg. Ces rencontres ont surtout contribué à approfondir et renforcer les principes de gouvernance ébauchés dès Mar del Plata. Un certain consensus a été atteint par exemple sur la notion de gestion intégrée au niveau du bassin versant – toute la question demeurant de savoir comment mettre cette notion en pratique.

Cela peut s’expliquer par la difficulté de faire porter la question de l’eau, contrairement à d’autres thèmes, par une agence unique, voire spécifique, de l’ONU – on notera en effet que toutes les grandes thématiques énumérées ci-dessus ont rapport à l’eau. Mais cela renvoie aussi au fait que la question de l’eau a été progressivement englobée dans un autre cadre problématique, celui de la réforme de la gestion publique telle qu’elle a été promue par les institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international) et par l’Organisation mondiale du commerce. De ce fait, la question de l’eau est progressivement sortie du cadre onusien classique et a été de plus en plus portée par des organisations et des forums ad hoc, regroupant théoriquement tous les acteurs de la « bonne gouvernance » de l’eau (administrations publiques, collectivités locales, agences internationales, ONG diverses, entreprises), mais dans la pratique souvent fortement biaisées en faveur du secteur privé et plus particulièrement des grandes multinationales de l’eau. Parmi ces nouveaux forums et ces nouveaux acteurs de la question de l’eau au niveau international, on peut citer les Symposiums annuels sur l’eau de Stockholm, la Commission mondiale sur l’eau, des institutions comme le Conseil mondial de l’eau (World Water Council) et le Partenariat global sur l’eau (Global Water Partnership). Les institutions financières internationales ont joué un rôle décisif pour mettre en place ces entités et leur faire endosser la gouvernance globale de l’eau aux dépens de l’ONU. Le Conseil mondial de l’eau organise tous les trois ans ce qui est désormais l’événement international le plus important sur la question : le Forum mondial de l’eau (Marrakech 1997, La Haye 2000, Kyoto 2003, Mexico 2006, Istanbul 2009), auquel participent dorénavant, de manière plus ou moins subordonnée, des délégations gouvernementales et des agences onusiennes. Étrangement, par exemple, les rapports officiels des Nations Unies sur l’eau sont présentés à l’occasion de ces Forums et non de conférences « officielles ».

L’objectif toujours repoussé de l’accès universel à l’eau et à l’assainissement

La perspective fondamentale qui guidait la conférence de Mar del Plata était celle des moyens à mettre en œuvre pour assurer un accès universel à l’eau et à l’assainissement. Il s’agissait de conjurer la menace d’une crise mondiale de l’eau en aidant les pays du monde à mettre en place les infrastructures et les modes de gestion adéquats. La Conférence a notamment encouragé de nombreux pays à analyser de manière globale et détaillée, parfois pour la première fois, l’état de leurs ressources en eau, et à s’engager dans une démarche prospective sur les besoins et les ressources futures. La Conférence a également débouché sur l’approbation d’un Plan d’action et surtout sur le lancement de la « Décennie pour l’eau potable et l’assainissement » (DIEPA), avec pour objectif que tous les êtres humains disposent, à l’horizon 1990, d’une eau potable en quantité et en qualité suffisante, ainsi que des structures d’assainissement de base.

Force est de constater que l’objectif n’a pas été atteint (ce qui ne signifie pas pour autant que la DIEPA n’ait servi à rien, loin de là). L’une des limites d’une démarche comme celle de Mar del Plata (qui vaut pour d’autres Conférences du même type) est l’absence de dispositions financières adaptées aux objectifs ; une autre difficulté, cette fois spécifique à l’eau par rapport à d’autres grandes thématiques internationales, est que les ressources sont souvent partagées entre deux pays ou plus, ce qui rend la mise en œuvre politique plus délicate. Le principal échec des dispositifs mis en place a été leur incapacité à tenir le rythme de l’urbanisation galopante des pays du Sud et de l’extension des quartiers informels non raccordés aux réseaux. Une Consultation mondiale organisée à New Delhi en 1990 constate l’échec relatif de la DIEPA et lance le programme « Eau salubre 2000 » dont le but est de permettre un accès à l’eau potable pour tous à l’orée du troisième millénaire. En 2000, l’objectif sera encore solennellement réaffirmé dans le cadre des Objectifs du millénaire pour le développement (voir le texte Objectifs du millénaire : pas de développement sans eau), mais de manière plus modeste : les gouvernements visent maintenant une division par deux d’ici 2015 du nombre de personnes sans eau potable et sans assainissement, réaffirmant l’objectif de l’accès universel à l’horizon 2025… Dans ce cadre, 2003 sera déclarée année internationale de l’eau potable, et 2008 année internationale de l’assainissement.

Ce constat d’échec récurrent (malgré les progrès indéniables accomplis) a favorisé l’émergence d’un nouvel angle d’approche du problème : les difficultés pour atteindre l’objectif d’un accès universel à l’eau s’expliqueraient en définitive par l’inadaptation des modes de gestion de cette ressource, au moins tout autant que par le sous-financement. Ce diagnostic (tout à fait légitime en soi) a permis à son tour la montée en puissance de la conception de la « bonne gouvernance » portée par les institutions financières internationales.

L’équivalent pour l’eau du « consensus de Washington »

D’ores et déjà, dans le cadre du bilan de la DIEPA tiré en 1990 à New Delhi, plusieurs besoins avaient été identifiés qui préfiguraient le futur modèle dominant : des technologies à faible coût et facilement adaptables ; des modes de gestion décentralisés et adaptés aux nouveaux espaces urbains du Sud ; des nouvelles approches financières, avec notamment la nécessité de ne pas considérer l’eau comme un bien gratuit, et de recouvrer au moins une partie des coûts auprès des usagers. De même, c’est une réunion d’experts préparatoire au Sommet de la terre de Rio, tenue à Dublin en janvier 1992, qui a consacré le principe de l’eau comme « bien économique » (voir le texte L’eau doit-elle avoir un prix ?). La nécessité de faire payer l’eau à son juste prix figure parmi les quatre grands principes de gestion retenus par cette Conférence, qui ont connu par la suite une certaine fortune sous le nom de « principes de Dublin ». Les trois autres principes sont la nécessité de protéger les écosystèmes, le besoin d’une gestion participative, et l’importance du rôle des femmes ; on remarquera qu’aucune mention de la pauvreté ou de la nécessité d’un partage équitable de la ressource ne vient contrebalancer la logique économique.

Dès les années 80, dans le cadre des plans d’ajustement structurels assortis à leurs prêts et à leurs financements, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international avaient cherché à promouvoir une « nouvelle gestion publique » – concrètement, un retrait de l’État au profit d’une gestion associant divers acteurs : collectivités locales, agences internationales, habitants, acteurs associatifs, et surtout acteurs économiques. Les services de l’eau et de l’assainissement se sont trouvés naturellement inclus dans ce programme. En 1992, la Banque mondiale publia ainsi un rapport sur l’amélioration de la gestion de l’eau qui comporte déjà toutes les grandes lignes d’un modèle que l’on peut résumer sous le titre des « partenariats public-privé ». La logique s’en résume ainsi : l’eau est un bien économique ; les institutions publiques classiques sont incapables de le gérer de manière efficace et doivent donc en déléguer une partie à des entreprises privées, seules capables de mobiliser les financements nécessaires et d’inventer les solutions économiquement optimales ; l’objectif doit être de recouvrer totalement tous les coûts d’opération du service ; l’imposition d’un prix adéquat de l’eau est la seul moyen d’encourager tous les usagers à être plus rationnels dans leur consommation.

Ce modèle est rapidement devenu dominant au niveau international et l’est encore aujourd’hui malgré des inflexions significatives. À partir du Forum mondial de l’eau de La Haye en 2000, il a pu être présenté comme le « nouveau consensus global » sur les enjeux de l’eau, parallèle au célèbre « consensus de Washington » sur les questions économiques et financières. Les institutions financières internationales ont poussé depuis les années 90 à la privatisation de l’eau dans de nombreuses villes du Nord et du Sud, au plus grand bénéfice des multinationales de l’eau (principalement françaises). Cette politique a globalement été un échec aussi bien du point de vue des multinationales, qui n’ont pas engendré les profits escomptés et se sont heurtés à de multiples formes de résistance, que du point de vue des populations qui ont souvent vu le prix de l’eau augmenter sans amélioration du service (voir le texte Les mésaventures des multinationales de l’eau dans les villes du monde). Les partenariats public-privé restent malgré tout à l’ordre du jour des institutions financières internationales. L’Union européenne et les gouvernements des pays dont les multinationales de l’eau sont originaires (France avant tout, mais aussi Royaume-Uni et Allemagne) poussent également en ce sens, en utilisant à cet effet leurs programmes de coopération. Inutile de préciser que l’approche portée par les institutions financières internationales a trouvé son lieu d’expression naturel dans les nouvelles entités mentionnées ci-dessus et particulièrement dans les Forums mondiaux de l’eau. Ces espaces ont été conçus expressément en vue de la promotion et la conclusion de ces fameux « partenariats » supposés représenter la solution de tous les problèmes d’eau. Tout en maintenant une certaine ouverture à d’autres acteurs et aux préoccupations portées par les ONG, ces Forums se sont donc transformés en plateforme du modèle dominant, occasion de présentation de nouveaux produits, de nouvelles technologies, de nouveaux projets, de nouveaux mécanismes de financement. En toute logique, depuis 2000, ces Forums mondiaux de l’eau sont la cible des activistes altermondialistes et donnent lieu à l’organisation de contre-sommets.

L’émergence de nouveaux enjeux

Les années 2000 ont été marquées par la résurgence de la problématique des pénuries d’eau, en raison de la prise de conscience du changement climatique ainsi que de périodes de sécheresse sévère dans plusieurs régions du monde. La gestion rationnelle des ressources ainsi que les nouvelles technologies pour « produire » l’eau (dessalement, recyclage) ou l’économiser occupent désormais le devant le la scène internationale. Cela ne signifie pas, au contraire, un abandon du modèle de gouvernance centré sur les partenariats public-privé. Les multinationales tendent maintenant à se spécialiser dans les technologies de l’eau et le conseil en gestion ; de même, la nécessité d’éviter les gaspillages de la ressource est maintenant le principal argument mis en avant pour traiter l’eau comme un bien économique. Dans le cadre des réflexions sur le changement climatique, de nouvelles manières de concevoir la ressource émergent : on distingue et on mesure non plus seulement l’eau des rivières et des aquifères, mais aussi l’eau contenue dans les sols, dans la végétation, voire l’eau « virtuelle » contenue dans les produits alimentaires ou industriels (voir le texte L’« eau virtuelle » peut-elle répondre aux problèmes de rareté de la ressource ?). On en déduit la possibilité de nouveaux mécanismes de gestion, de partage et d’échange de la ressource au niveau local, national ou international – nouveaux mécanismes qui sont loin d’aller tous nécessairement dans le sens du marché, mais qui comportent le risque d’une financiarisation accrue de la gestion de l’eau, de manière similaire à ce qui se passe avec le carbone. Les Forums mondiaux de l’eau sont l’un des lieux principaux où ces questions se discutent et, peut-être, se décident.

SOURCES
 « L’eau, une question vitale : le rôle des conférences internationales », fiche DPH rédigée par Odile ALBERT (CDTM/RITIMO), 1995.
 « Form Mar dela Plata to Kyoto : An Analysis of Global Water Policy Dialogues », Asit K. Biswas, Third World Centre for Water management, 2003. http://www.doccentre.net//docsweb/w...

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