Introduction du dossier : les guerres de l’eau auront-elles lieu ?

Des États souverains s’opposent autour de la construction d’un barrage sur un fleuve transfrontalier, qui risque de réduire les ressources en eau disponibles pour le pays en aval, lequel menace de recourir à la force pour se faire entendre. Des affrontements entre tribus nomades et sédentaires autour du contrôle d’un point d’eau font des dizaines de morts et de blessés. Au cours d’une guerre civile dont une sécheresse a été le facteur déclenchant, certains belligérants bloquent l’eau des barrages pour assoiffer les territoires ennemis, ou bombardent délibérément des usines de traitement de l’eau. Des manifestations contre des projets de barrage ou contre une entreprise privée de l’eau dégénèrent en affrontements avec les forces de l’ordre ou des agents de sécurité privées.

Autant d’événements qui ont pour point commun l’eau et qui surviennent déjà, à l’heure actuelle, aux quatre coins de la planète. Et à en croire certains, ce lien entre eau et conflits est appelé à s’accentuer au cours des décennies à venir. Mais les prophéties alarmistes sur les futures guerres de l’eau ne contribuent-elles pas à détourner le regard des vrais problèmes et des vraies solutions ?

Cela fait déjà longtemps que l’on nous annonce que le XXIe siècle sera celui des conflits de l’eau. Il y a un siècle et demi, l’écrivain Mark Twain écrivait déjà « Le whisky, c’est pour boire, l’eau c’est pour se battre ». Cela ne vaut-il pas a fortiori pour l’époque qui est la nôtre, où la crise climatique commence à faire sentir ses effets catastrophiques un peu partout sur la planète alors que la population mondiale continue à augmenter ? Les sécheresses, les catastrophes naturelles, la plus grande variabilité climatique ne vont-elles pas diminuer drastiquement l’accès des hommes à l’eau dans de nombreuses régions du monde ? Et les groupes humains ne vont-ils pas nécessairement être amenés à se battre pour le contrôle de ressources en eau de plus en plus précieuses et de plus en plus rares, à l’échelle locale comme à l’échelle des États ? Pour reprendre un autre lieu commun abondamment employé, si les guerres du XXe siècle ont eu pour enjeu principal le pétrole, celles du XXIe siècle auront-elles pour enjeu central l’accès aux ressources en eau ?

Darwinisme social

Si les médias (et les spéculateurs) ne se privent pas d’user et d’abuser de l’image des « guerres de l’eau » actuelles et futures, il y a bien des raisons de ne pas se résoudre au spectre d’un monde à la Mad Max, où les hommes s’entretueraient pour l’accès à l’eau – une image d’Épinal qui n’est d’ailleurs pas dénuée de connotations racistes ou colonialistes. De nombreux chercheurs se sont penchés sur l’histoire (voir notamment l’encyclopédie en ligne des conflits de l’eau) et ont conclu que les guerres de l’eau n’avaient rien d’une fatalité. Au contraire, l’histoire suggère que l’eau est plus souvent source de coopération que de conflit (lire Le changement climatique entraînera-t-il des « guerres de l’eau » ? L’exemple du Darfour). Des ennemis irréductibles, forcés par les circonstances, parviennent à trouver un terrain d’entente pour partager les ressources en eau. L’eau unit davantage qu’elle ne divise. Après tout, ne voit-on pas, malgré les discours martiaux, des États aux relations extrêmement difficiles comme l’Inde et le Pakistan, ou encore l’Égypte et l’Éthiopie, contenir tant bien que mal leurs litiges et privilégier la voie de la diplomatie, avec des avancées et des reculs (lire Le partage des eaux du Nil : conflits et coopérations) ?

Certes, l’eau a toujours été utilisée comme une arme de guerre, ne serait-ce que lors de sièges de villes ou de forteresses les privant d’accès à leurs sources. Et certes, des phénomènes liés à l’eau – sécheresses, inondations, conflits autour du contrôle d’une source – ont pu jouer un rôle dans le déclenchement de conflits de petite ou de grande envergure, mais jamais à eux seuls. Plusieurs études statistiques ont été réalisées par des chercheurs pour essayer d’identifier des corrélations entre précipitations, températures et intensité des conflits, notamment en Afrique. Aussi intéressantes que soient leurs analyses, leurs conclusions sont souvent contradictoires, sinon en ceci que l’eau constitue au mieux un facteur de conflit parmi bien d’autres (lire cet article).

Surtout, le spectre des guerres de l’eau, avec la vision malthusienne qui la sous-tend et ses relents de darwinisme social, tend à occulter une réalité fondamentale : en principe, il y a suffisamment d’eau, et de loin, sur la planète pour satisfaire la soif de dizaines de milliards d’êtres humains, pour faire pousser leur nourriture et soutenir bien d’autres usages sans porter atteinte aux équilibres écologiques existants. La question est surtout celle de la manière dont l’eau est utilisée, et gâchée.

Basculement ?

Les termes du débat sont donc posés. Toute la question est celle de savoir si les anciennes vérités concernant les conflits et l’eau vont continuer à valoir à l’avenir, dans le contexte du réchauffement climatique et des pressions totalement sans précédent que celui-ci va exercer sur l’eau et les autres ressources naturelles. Ne va-t-on pas assister au contraire, avec ces pressions nouvelles, à un délitement progressif des cadres de coopération internationaux péniblement mis en place, comme on l’a vu depuis vingt ans en Asie centrale (lire L’Asie centrale, première région du globe touchée par les « guerres de l’eau » ?) ?

Les événements récents en Syrie et en Irak – et plus généralement dans toute la région du Proche-Orient - pourraient apparaître comme le signe d’un basculement – la sécheresse semble avoir joué un rôle important dans le déclenchement du conflit syrien, et jamais les différentes parties du conflit n’avaient ciblé l’eau et ses infrastructures de manière aussi visible et cynique (lire Les printemps arabe et l’eau : la Syrie et Les printemps arabes et l’eau : l’Irak). Le conflit syrien a en outre cet autre aspect inquiétant qu’il symbolise la montée en puissance d’acteurs armés non étatiques et poursuivant (ou prétendant poursuivre) des objectifs idéologiques ou religieux – des acteurs moins susceptibles d’être tenus et contenus par certaines règles acceptées de la diplomatie et du droit international.

Dans le même temps, certains observateurs se demandent si ce sont vraiment les régions comme le Moyen Orient ou la Corne de l’Afrique, habituées à des conflits incessants au cours des dernières décennies, qui seront le plus déstabilisées par la crise climatique. Ce sont peut-être au contraire d’autres régions du monde jusqu’ici relativement épargnées par les conflits à grande échelle, en Amérique latine ou en Asie notamment, dont les équilibres politiques et géopolitiques pourraient se trouver le plus ébranlés.

Conflits d’appropriation

Enfin, il faut se rappeler que la crise climatique n’intervient pas isolément de tout contexte économique et politique, au contraire. Même la désormais fameuse sécheresse qui aurait déclenché le conflit syrien n’aurait pas réussi à le faire sans facteurs économiques et politiques, comme l’absence d’aide du gouvernement syrien aux régions les plus durement touchées.

C’est d’ailleurs pourquoi la mobilisation – notamment par les États-Unis - d’un paradigme « sécuritaire », voire « militaire » pour faire face aux futurs défis de l’eau et prévenir les « guerres » qui pourraient éclater autour de cette ressource paraît insuffisante et même dangereuse, dans la mesure où elle contourne les réponses politiques et économiques qui sont les plus robustes et les plus efficaces (lire États-Unis, Israël : les risques d’une « militarisation » de la gestion de l’eau).

On le voit déjà, une grande partie des conflits de l’eau dans le monde, à l’échelle locale, tourne autour des inégalités sociales, économiques et politiques d’accès à cette ressource entre couches aisées et pauvres, entre majorités et minorités, entre communautés locales et multinationales. Qu’il s’agisse de mouvements anti-privatisation (lire La « guerre de l’eau » à Cochabamba) ou d’opposition à des projets de grands barrages (lire Les grands barrages, source de conflits civils), une grande partie de ces conflits vise précisément le type de « solution » ou de « grands projets » parfois mis en avant aujourd’hui par les dirigeants politiques et économiques mondiaux pour répondre aux enjeux de l’eau (lire Risques liés à l’eau : un nouveau paradigme contestable et Un conflit de l’eau inédit en Inde).

En ce sens, les grands discours sur les guerres de l’eau, qu’ils émanent des médias ou des élites mondiales, sont sans doute doublement contre-productifs, d’une part en ce qu’ils contribuent à renforcer une vision du monde et de la gestion de l’eau forcément « darwinienne », et d’autre part en ce qu’ils servent à justifier des projets économiques ou des formes d’accaparement et de privatisation de l’eau qui sont plutôt une source de conflit qu’une réponse à la violence.

Olivier Petitjean

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Photo : Nations unies CC

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