Les glaciers de l’Himalaya constituent la plus importante réserve d’eau douce du monde hors des pôles et alimentent les principaux fleuves asiatiques. L’exploitation de cette eau se fait sur fond de tensions géopolitiques, aussi bien du côté indien que du côté chinois et tibétain, et de menaces liées au changement climatique.
Article légèrement mis à jour en juillet 2015
L’Himalaya, chaîne de montagnes la plus élevée de la planète, est aussi le troisième réservoir planétaire d’eau douce (sous forme de glace) après l’Arctique et l’Antarctique. Cette réserve alimente les principaux fleuves d’Asie : Indus, Gange, Brahmapoutre, Salouen, Sutlej, Mékong, Chang Jiang (Yangtsé), Fleuve jaune. À l’exception du Gange, ils prennent tous leur source sur le plateau tibétain, c’est-à-dire sous contrôle chinois. Ensemble, ces fleuves contribuent à l’alimentation en eau douce de deux milliards de personnes. Or, tout comme l’Arctique et l’Antarctique, ce réservoir d’eau glacée subit de plein fouet les effets du changement climatique. On estime qu’au cours des 50 dernières années, 82 % des glaciers du plateau tibétain ont perdu en superficie, et que les deux tiers de ces glaciers pourraient avoir disparu en 2050 si la tendance actuelle se confirme. Certains discours alarmistes de l’IPCC/GIEC et des écologistes ont certes été mis en cause, et pas seulement par des climato-sceptiques, mais la tendance générale demeure la même. Les évolutions sont contrastées selon les années, les régions et la taille originelle des glaciers, mais globalement 70% de la masse de glace pourrait avoir disparu à la fin du siècle.
La fonte des glaciers himalayens entraîne et entraînerait des conséquences vertigineuses à plusieurs niveaux. Tout d’abord, à travers notamment la fonte du permafrost, elle aurait pour effet de libérer des quantités supplémentaires de gaz carbonique dans l’atmosphère. Ensuite, elle risque d’altérer la circulation atmosphérique dans la région, et notamment l’intensité de la mousson (même s’il n’est pas évident de savoir en quel sens). La force de la mousson, dont l’Inde dépend pour une grande partie de ses besoins en eau, est en effet commandée par la température de l’air et du sol au niveau de l’Himalaya. D’autre part, en de nombreux endroits, l’eau issue de la fonte est retenue par une accumulation de débris laissés par la fonte des glaciers. Cette eau forme ainsi d’immenses lacs dont les fragiles retenues menacent à tout instant de s’effondrer, provoquant des dégâts considérables en aval. Enfin et surtout, l’approvisionnement en eau pour la consommation humaine, l’agriculture et la production électrique directement menacé dans une région où l’eau est déjà un bien précieux. Même si, dans un premier temps, l’effet du recul des glaciers est d’augmenter le débit des fleuves, une grande partie de cette eau est perdue du fait de l’évaporation, qui s’accentue avec la hausse des températures, avant de pouvoir être utilisée.
Du côté de l’Inde : les hauts et les bas de la coopération régionale
Le Gange, qui dépend pour 45 % de son débit des glaces de l’Himalaya, assure avec ses tributaires l’approvisionnement en eau de 400 millions de personnes sur trois pays : Népal, Inde et Bangladesh. Cette situation d’interdépendance entre le Népal (pays d’amont), l’Inde et le Bangladesh (pays d’aval) semble de nature à justifier une coopération régionale susceptible de bénéficier à toutes les parties. Dès 1994, des ONG des trois pays avaient rendu public un rapport intitulé « Convertir l’eau en richesse : Coopération régionale pour l’aménagement des cours d’eau de l’Himalaya oriental », qui dénonçait le gâchis d’énergie et d’argent entraîné par la duplication des aménagements, ainsi que les dégâts environnementaux résultant de la non prise en compte des intérêts des pays voisins. De son côté, le gouvernement du Bangladesh (pays qui dépend d’une eau venant presque exclusivement d’en dehors de ses frontières) proposait depuis plusieurs années un programme de coopération régionale et de partage des eaux reposant sur l’édification de barrages et de retenues au Népal et au Bhoutan pour emmagasiner une eau qui serait ensuite utilisée en aval pendant la saison sèche (le Bangladesh étant un pays très plat, il n’a pas beaucoup de possibilités pour installer des retenues sur son territoire). Le changement climatique a remis ce type de projets à l’ordre du jour : la nécessité de réguler le débit du fleuve se fait plus pressante, de même que les besoins en énergie de l’Inde. Sur le papier, il est donc tentant de conclure que qu’il y a là matière à échange fructueux entre les différents pays concernés : l’Inde peut offrir son aide à ses voisins pour construire sur leur territoire des barrages qui permettraient à la fois de réguler le cours des fleuves et de produire de l’électricité. Des projets de ce type existent en fait d’ores et déjà. Le barrage de Koshi fut ainsi construit en 1964 par les Indiens sur le territoire népalais suite à un accord entre les deux pays. De même, l’Inde a financé la construction de la centrale hydroélectrique de Tala, au Bhoutan, dans le but de se garantir une source d’énergie bon marché. Les possibilités de coopération vont d’ailleurs bien au-delà de la simple question du stockage de l’eau et de la production hydroélectrique. Elles incluent également les secteurs de la pêche et de la navigation, mais aussi la question du reboisement : l’Inde par exemple soutient financièrement le boisement du Népal dans le but de contenir la sédimentation en aval.
Ces belles idées se heurtent toutefois à deux obstacles : l’un est d’ordre technique, l’autre est politique. Tout d’abord, la topographie du Népal n’est pas adaptée à la construction de grands barrages. Construire des barrages hydroélectriques à haute altitude, là où le dénivelé et donc le débit des rivières sont les plus forts, impliquerait de leur adjoindre des routes d’accès et des systèmes d’acheminement de l’électricité et de l’eau d’irrigation, le tout à un coût économique et environnemental significatif – sans parler des enjeux liés à la maintenance de ces systèmes. Mais les questions de gouvernance et de relations entre les administrations des trois États concernés semblent encore plus insurmontables. De sorte que la situation dénoncée en 1994 par les ONG risque de perdurer, voire d’empirer. Les quelques projets conçus en coopération qui existent constituent en effet l’exception, la règle étant plutôt les décisions unilatérales, notamment de la part de l’Inde. Celle-ci en effet développe ses propres projets sans toujours tenir compte de ses voisins, qu’il s’agisse du Pakistan, du Népal ou du Bangladesh. (Et ce alors même que l’Inde reproche à la Chine de développer des projets sur le Brahmapoutre sans se soucier des conséquences en aval.)
La construction par l’Inde du barrage du Farraka sur le Gange, qui a privé les paysans bangladeshi d’une partie de l’eau qu’ils recevaient durant la saison sèche, a ainsi longtemps constitué une pomme de discorde entre les deux pays, jusqu’à la signature en 1996 d’un accord fixant les quantités d’eau libérées par le barrage selon des principes d’« équité, d’honnêteté et de justice entre les parties ». Selon certains observateurs, c’est moins le barrage en lui-même que l’absence de coordination et de partage d’information entre les deux côtés de la frontière qui a entraîné la destruction d’activités agricoles et la migration des Bangladeshi concernés vers les grandes villes indiennes. Le gigantesque projet indien d’interconnexion des rivières du pays (River Linking Project) vient encore renforcer l’inquiétude du Bangladesh quant à la part d’eau que le grand voisin indien laissera encore, dans l’avenir, franchir ses frontières en direction de la mer : il s’agit ni plus ni moins que d’utiliser l’eau des rivières pérennes descendant de l’Himalaya comme le Gange ou le Brahmapoutre pour alimenter les rivières perpétuellement sèches et/ou surexploitées du Sud de l’Inde, comme le Krishna ou le Kaveri. Un autre projet de barrage indien en amont du Bangladesh, à Tipaimukh sur la rivière Barak, suscite aujourd’hui à nouveau la colère et l’inquiétude des Bangladeshis.
L’effondrement d’une partie du barrage de Koshi en août 2008 et les inondations qui ont suivi illustrent bien l’alternance de chaud et de froid qui semble de règle dans la coopération entre les pays de la région en matière de ressources en eau. Ce barrage avait été construit pour assurer l’approvisionnement en eau d’irrigation des deux côtés de la frontière entre l’Inde et le Népal. Les autorités indiennes (de l’État du Bihar), qui gèrent le barrage, ont commencé par accuser le manque de coopération des Népalais d’être la cause de cette catastrophe. De leur côté, les Népalais montraient du doigt les nombreux réservoirs et barrages construits par l’Inde de son côté de la frontière entre les deux pays, qui auraient selon eux provoqué l’inondation des villages népalais. Les invectives ont finalement laissé place à la négociation, qui a permis de mettre les reproches réciproques sur la table, mais aussi de relancer des projets communs comme la construction d’une centrale hydroélectrique de 240MW à Naumure, ou celle de deux nouveaux méga-barrages (le Sapta Koshi et le Pancheswor), consacrés par la signature d’un traité en 1996, mais restés en plan du fait de la méfiance mutuelle entre les autorités des deux pays…
Quant à la gestion conjointe de l’Indus par l’Inde et le Pakistan, elle fait régulièrement l’objet de tensions diplomatiques et d’affrontements verbaux entre les deux pays par voie de médias. Au Pakistan, en particulier, les nerfs sont à vif au sujet des barrages en cours de construction ou en projet du côté indien, alors que le pays traverse une crise de l’eau (et de l’énergie) sans fin. Mais le Pakistan a lui aussi ses propres projets de barrages. Au final, si l’on considère la réalité du terrain et non l’escalade verbale, la situation sur l’Indus n’est peut-être pas pire que celle qui prévaut sur le Gange et le Brahmapoutre - ce qui est remarquable au vu de ce que sont par ailleurs les relations indo-pakistanaises.
Enfin, à ces tensions transfrontalières s’ajoutent aussi des conflits au sein même de la Confédération indienne. La multiplication des projets de barrages dans les États du Nord-est de l’Inde a contribué à alimenter des tensions sociales et a nourri la rébellion maoïste.
Du côté de la Chine : la tentation de l’unilatéralisme
Du côté de la Chine et du Tibet, la situation géopolitique est marquée par les velléités apparentes de l’État chinois de mobiliser les ressources en eau qui partent du Tibet – comme on l’a vu, il s’agit en fait des plus grands fleuves asiatiques : Mékong, Salouen, Brahmapoutre, etc., en plus des fleuves proprement chinois que sont le Chang Jiang et le Fleuve jaune – pour satisfaire à ses propres besoins au détriment des intérêts de ses voisins.
Il est devenu courant d’expliquer l’importance politique que revêt pour la Chine la possession du Tibet par la volonté de Pékin de contrôler les ressources naturelles de la région, au premier rang desquelles figure le cuivre, l’or, les hydrocarbures, mais aussi l’eau douce. Le nom chinois du Tibet signifie d’ailleurs le « réservoir de ressources » ou « trésor » de l’Ouest. Cette exploitation du Tibet a malheureusement pour contrepartie une augmentation des problèmes de pollution et de turbidité de l’eau, qui n’est pas sans conséquence sur l’aval.
Les cours d’eau du Tibet ont pour la Chine un double intérêt. Le premier réside dans la possibilité de mettre en œuvre de gigantesques projets hydroélectriques pour satisfaire à ses besoins en énergie à partir d’une source renouvelable. Confrontée aux problèmes de pollution dus à deux décennies de croissance continue, la Chine a en effet pour objectif d’augmenter la part des énergies renouvelables dans sa consommation énergétique pour la porter en 2020 à 15 %. D’où le projet de mettre en œuvre une série d’aménagements hydroélectriques, parmi lesquels trois nouveaux barrages sur le Mékong (où la Chine en possède déjà deux). Ce projet a évidemment suscité la protestation des pays d’aval, Vietnam, Laos, Cambodge et Thaïlande (lire Le bassin du Mékong, une région menacée par les grands aménagements sur le fleuve). D’autres projets existent sur le cours de la Salouen, que la Chine partage avec le Myanmar et la Thaïlande, et sur le Brahmapoutre, qui s’écoule ensuite vers l’Inde.
Les projets chinois sur le Brahmapoutre ont d’ailleurs créé des tensions avec le grand voisin indien, notamment en 2012. La situation est actuellement en suspens après que les deux grands rivaux asiatiques se soient entendus sur des mesures de coopération et de partage d’information sur le débit du fleuve et de ses tributaires. Mais, sur le papier, les ingénieurs chinois ont imaginé la construction d’une douzaine de barrages sur le cours supérieur du fleuve, dont l’un d’une capacité équivalente au triple du barrage des Trois Gorges. L’avenir dira si l’enjeu des eaux du Brahmapoutre cristallisera la rivalité indo-chinoise ou bien s’il permettra l’avènement d’une ère de coopération régionale. (Sur cette question, voir l’ensemble d’articles rassemblés en 2014 par le projet The Third Pole.)
Le deuxième grand volet des projets chinois concernant les fleuves partant du Tibet est celui d’utiliser leurs eaux pour revivifier les cours d’eaux chinois surexploités et surpollués. Dans le cadre du gigantesque projet de transfert d’eau du Sud vers le Nord du pays (voir le texte Les voyages de l’eau), les ingénieurs chinois prévoient notamment de détourner au niveau du Tibet une partie du cours du Jinsha, un affluent du Chang Jiang, et de l’acheminer vers le Fleuve jaune à travers une série d’aqueducs, de tunnels et de réservoirs sur des centaines de kilomètres. Les ingénieurs chinois avancent le chiffre de 8 milliards de mètres cubes par an qui pourraient être ainsi transférés. L’eau du Brahmapoutre serait elle aussi visée dans le cadre du même projet, du moins selon certains activistes indiens et tibétains.
En possession du Tibet, la Chine se retrouve matériellement en position de force du point de vue géopolitique, et ne paraît pas disposée à s’engager dans la voie de la coopération régionale, notamment parce qu’elle doit faire face à une forte demande interne et au risque de multiplication des révoltes. Elle figure ainsi parmi les trois seuls pays qui en 1997 ont voté contre la Convention des Nations-Unies sur l’utilisation des cours d’eau à d’autres fins que la navigation (voir le texte Vers une convention-cadre sur l’utilisation des cours d’eau à d’autres fins que la navigation). De même, elle a refusé de s’engager avec ses voisins dans la Commission de gestion du bassin du Mékong, et a longtemps négligé une forme de coopération aussi élémentaire que le partage de l’information avec ses voisins. Ainsi, en 2000, la rupture d’un barrage naturel au Tibet, dont Pékin avait négligé d’informer son voisin indien, provoqua l’inondation d’une partie de la province d’Assam et la destruction de ses ponts. Des progrès ont toutefois été réalisés dans ce domaine puisque les deux pays se sont mis d’accord pour partager l’information sur le débit de la rivière Sutlej et gérer conjointement les inondations du Brahmapoutre et de ses tributaires lors de la saison des pluies.
SOURCES
– Rapport PNUD 2006 sur le développement humain et l’eau. http://hdr.undp.org/fr/rapports/mon...
– Jane Qiu, « China : The third pole », Nature 454, 393-396 (2008).
– Clifford Coonan « China’s water supply could be cut off as Tibet’s glaciers melt », The Independant, 31 Mai 2007.
– Keith Schneider and C. T. Pope, « China, Tibet, and the strategic power of water », 8 mai 2008, Circle of Blue : http://www.circleofblue.org/…
– John Vidal, “Signs of change in the Himalayas as Copenhagen summit begins”, The Guardian, 6 décembre 2009. http://www.guardian.co.uk/environme...
– Asia Society, "On Thinner Ice". Reportage photo comparatif sur l’état des glaciers himalayens il y a 100 ans et aujourd’hui. http://asiasociety.org/OnThinnerIce