L’eau au centre de la crise climatique : Introduction au dossier

, par  Olivier Petitjean

La 21e Conférence internationale sur le climat vient de s’achever à Paris avec la signature d’un accord salué comme « historique ». À travers ce nouveau traité, la communauté internationale affiche des objectifs relativement ambitieux, quoique très généraux – et il en dit très peu sur les moyens concrets d’atteindre ces objectifs.

Le caractère désincarné de cet accord – qui laisse la porte ouverte à tout et son contraire, et se refuse à entériner les « lignes rouges » souhaitées par une grande partie de la société civile : la transition énergétique et la fin des combustibles fossiles, l’agroécologie, la place des multinationales et du secteur privé – est d’autant plus dommageable que la crise climatique ne saurait être traitée séparément des autres crises sociales et environnementales que subissent à des degrés divers les nations du globe. S’attaquer à l’enjeu du climat isolément et de manière réductrice, sans vision globale, au nom de « l’urgence », ne peut que se révéler contre-productif à court ou à moyen terme.

Rien n’illustre mieux ce constat que la question de l’eau. La crise climatique est aussi une crise de l’eau. Elle l’est d’abord – c’est relativement connu – parce que les impacts du dérèglement climatique se font d’abord sentir à travers l’eau, son absence (sécheresses) ou son trop-plein (inondations). Mais elle l’est aussi parce que la mauvaise gestion des ressources en eau est une cause directe du dérèglement climatique – d’une part parce que la déforestation et l’assèchement des sols créent des dérèglements climatiques locaux, et d’autre part parce que cette mauvaise gestion aggrave les impacts des événements météorologiques extrêmes. Heureusement, l’inverse est également vrai : un changement de paradigme de gestion de l’eau, mettant l’accent sur la protection ou sur la restauration des cycles hydrologiques naturels d’une part, et d’autre part sur le droit humain à l’eau et à l’assainissement, est susceptible de minimiser à la fois les effets et les impacts du dérèglement climatique. L’eau et sa gouvernance sont donc également la clé de l’adaptation au changement climatique – pourvu toutefois que soit mis en œuvre un véritable changement de paradigme. Or certains acteurs – comme les entreprises privées de l’eau ou de l’agrobusiness ou les développeurs – cherchent justement à tirer argument de la crise climatique pour renforcer et approfondir encore les logiques de privatisation, de gestion commerciale ou de bétonnage qui sont responsables de la double crise de l’eau et du climat.

Les impacts de la crise climatique se font sentir à travers l’eau

On le sait, les impacts du dérèglement climatique se font d’ores et déjà sentir pour de nombreuses communautés du monde entier, à travers une augmentation de la fréquence et de l’intensité de phénomènes météorologiques extrêmes – sécheresses et pénuries d’eau, fonte des glaciers, assèchement de lacs, tempêtes, précipitations et inondations. Cette liste illustre une réalité fondamentale : les impacts du changement climatique se font d’abord sentir dans et à travers l’eau, qu’il s’agisse de son absence ou de son trop-plein.

Ces impacts se font et se feront sentir de manière différenciée selon les régions du globe. Certaines, comme les pays andins ou himalayens, subiront de plein fouet les conséquences de la fonte des glaciers. D’autres régions, comme le Bangladesh ou le delta du Nil, seront affectées par l’élévation du niveau des mers et les intrusions d’eaux salines dans les nappes phréatiques. Certaines, comme le Sud-ouest des États-Unis ou le pourtour méditerranéen, s’assècheront encore davantage, tandis que d’autres verront leurs précipitations augmenter en fréquence et en intensité (lire Les conséquences du changement climatique sur les ressources en eau. Un panorama général).

Mais ce sont indubitablement les pays du Sud qui souffriront le plus de ces impacts, à la fois pour des raisons climatiques et géographiques, du fait de leur plus grande dépendance envers le climat et l’eau, et enfin en raison du niveau de pauvreté d’une grande partie de la population et de l’insuffisance des infrastructures publiques. Même dans des pays habitués à la rareté de l’eau, comme le monde arabe, le dérèglement climatique se conjugue avec d’autres facteurs politiques, environnementaux et sociaux pour rompre les équilibres fragiles qui s’étaient constitués, avec des répercussions sans nombre sur la santé et le bien-être des populations (lire Eau et climat dans le monde arabe : une question de survie).

L’enjeu de l’eau se fait sentir d’une autre manière encore, dans les impacts directs du dérèglement climatique dans les pays du Sud. Des centaines de milliers de déplacés, pour des raisons climatiques ou autres (comme le montre aujourd’hui le cas de la Syrie, comme auparavant celui du Darfour, il est parfois difficile d’établir une différence tranchée entre les facteurs climatiques et les autres) viennent gonfler la populations des camps de réfugiés, celle des bidonvilles des mégapoles du Sud ou, dans certains cas, tentent l’aventure de l’émigration vers les pays occidentaux. Souvent, ces déplacés se retrouvent privés d’accès à une eau saine et à l’assainissement (lire « Un avenir bleu et juste est possible »).

La mauvaise gestion de l’eau, une cause directe du changement climatique

On voit qu’il est impossible de considérer les impacts du changement climatique isolément, comme une conséquence mécanique du réchauffement global des températures. Ces impacts s’avèrent plus ou moins dramatiques selon la vulnérabilité des populations et des infrastructures locales, mais aussi selon le degré de dégradation des écosystèmes locaux. C’est ce dont témoignent les inondations massives que semble désormais connaître chaque année l’Inde à l’arrivée de la mousson : en 2014 dans le Nord-ouest du pays, et cette année à Chennai et dans le Sud. Comme le rappelle Sunita Narain du Centre for Science and Environment de New Delhi (lire Le double défi de l’Inde face au dérèglement climatique), ces inondations de plus en plus catastrophiques s’expliquent non seulement par les effets du dérèglement climatique – qui rend encore plus erratique la mousson qui arrose chaque année le pays – mais aussi de l’urbanisation incontrôlée et du déclin des infrastructures traditionnelles de gestion des eaux pluviales et des inondations.

Mais il y a plus. La mauvaise gestion des ressources en eau – notamment les extractions non soutenables, l’irrigation industrielle, les transferts à grande échelle, la perte de zones humides et le bétonnage des plaines inondables, la déforestation, la destruction ou l’artificialisation des sols – sont aussi une cause directe du dérèglement climatique. Tout d’abord parce que les sols asséchés et les forêts et prairies perdues ne stockent plus autant de carbone. Ensuite parce que cet assèchement des sols et les ilots de chaleur urbains réchauffent l’air et entraînent des dérèglements climatiques locaux dont les effets viennent se conjuguer à celui du dérèglement global (lire Le rôle de la surconsommation de l’eau dans le chaos climatique et Eau et climat, place aux alternatives (1) : Les trois grandes perturbations du cycle de l’eau).

Risques et fausses solutions

Le pire est peut-être que non seulement le rôle de la mauvaise gestion de l’eau dans le dérèglement climatique est ignoré ou sous-estimé, mais que la crise climatique est même utilisée comme argument pour renforcer des pratiques et des logiques de développement qui contribuent à détruire encore davantage les systèmes hydrologiques. C’est le cas lorsque pour répondre à l’impératif de réduire l’utilisation des sources fossiles, on privilégie des énergies « vertes » qui affectent négativement les ressources en eau (comme les agrocarburants ou dans certains cas les barrages hydroélectriques) et qui se révèlent souvent au final contre-productifs pour le climat (lire Eau et énergie : une interrelation étroite au cœur de l’enjeu climatique). C’est le cas aussi lorsque pour répondre à des situations de pénurie ou de sécheresse, plutôt que de mettre la préservation de l’eau et des écosystèmes au cœur de la gouvernance, on continue à privilégier une fuite en avant technologique insoutenable (lire L’agriculture et la montée des mers et Sécheresse historique : la Californie dos au mur face à ses problèmes d’eau). Ces options technologiques – les transferts d’eau, le traitement et le dessalement, le pompage des eaux souterraines profondes – sont souvent fortement consommatrices d’énergie, et donc émettrices de gaz à effet de serre (lire Le secteur de l’eau, source d’émissions de gaz à effet de serre).

Un autre risque est celui que l’urgence climatique serve de paravent pour renforcer ou relancer les logiques de gestion privée ou commerciale de l’eau. D’ores et déjà, les multinationales de l’eau ou encore celle de l’agroalimentaire se présentent comme les mieux placées pour assurer la gestion de ressources devenues plus rares et plus précieuses dans un monde frappé par le dérèglement climatique (lire Quand les multinationales de la boisson s’intéressent aux enjeux de l’eau). Mais leurs « solutions » reposent souvent sur ces mêmes options technologiques dont la viabilité et les bienfaits pour le climat sont douteux, ainsi que sur une volonté de contrôle monopolistique sur les ressources en eau. On a vu ainsi le PDG de Nestlé plaider pour une gestion purement commerciale des ressources en eau, basée sur la propriété privée. Même constat dans le secteur agricole : l’impératif d’utiliser l’eau de manière plus parcimonieuse ou rationnelle est mis au profit de la volonté d’expansion des géants de l’agrochimie comme Monsanto (avec ses semences OGM prétendument « résistantes à la sécheresse ») ou des grandes plantations (lire L’agriculture face au dérèglement climatique et à la rareté de l’eau : le risque d’une fuite en avant technologique).

L’eau au cœur de l’adaptation au dérèglement climatique

Si l’eau et sa gestion sont ainsi au centre douloureux de la crise climatique et de ses impacts pour les communautés du monde, elle est aussi du même coup au centre de la lutte contre - et de l’adaptation au - changement climatique. Une révolution de la gouvernance de l’eau a le potentiel d’une part de minimiser à la fois le dérèglement climatique – en réduisant les émissions de gaz à effet de serre, en augmentant la séquestration du carbone – mais aussi ses effets – en restaurant des écosystèmes aquatiques résilients et en réduisant la dépendance de nos économies et de nos sociétés envers la surexploitation de l’eau. Des centaines d’expériences dans le monde – depuis la renaissance de l’agroécologie et de techniques de restauration des sols (comme le zaï) dans le Sahel) jusqu’aux nouveaux modes d’aménagement urbain – témoignent de ce potentiel (lire Eau et climat, place aux alternatives (2) : Rendre l’eau à la terre). En matière climatique, si l’eau est au centre des problèmes, elle est aussi au coeur des solutions.

Olivier Petitjean

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Photo : Nick Hobgood CC @ flickr

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