L’eau doit-elle avoir un prix ?

, par  Olivier Petitjean

Le fait – en apparence évident – que la fourniture de l’eau a un coût a souvent servi de justification aux promoteurs de la privatisation de l’eau et a donné lieu à toutes sortes d’abus. D’autres solutions existent pour couvrir les coûts du service de l’eau, plus équitables et plus conformes à son caractère de droit et de besoin essentiel.

L’eau, considérée en elle-même, n’est pas fabriquée par l’homme : elle est un don de la nature. En revanche, son pompage, son traitement, son acheminement vers des fontaines ou des robinets particuliers, bref tout le service de la fourniture de l’eau, a un coût : il nécessite des infrastructures, des investissements, des compétences, des frais de fonctionnement et de maintenance. Cela vaut quelle que soit la sophistication technologique du service en question, aussi bien pour un puits traditionnel que pour un réseau urbain ultra-moderne. Si donc en tant que « chose », l’eau peut être considérée comme gratuite, en tant que « service » elle a un coût qui doit être couvert d’une manière ou d’une autre. Prétendre offrir l’eau gratuitement à toute la population reviendrait en fait à proposer de financer le service indirectement, via l’impôt.

L’accès à l’eau ne peut donc qu’avoir un prix, directement ou indirectement. De cette évidence, on ne doit toutefois pas conclure nécessairement que l’eau doit être considérée comme une marchandise ou, pour utiliser l’euphémisme en vigueur au niveau international depuis la conférence de Dublin de 1992 (voir le texte Gouvernance de l’eau : l’évolution des modèles au niveau international), un « bien économique ». Tout dépend de la manière dont le coût de l’eau est couvert, et il existe de très nombreuses solutions pour ce faire. Il y a tout un monde au-delà du modèle de l’usager particulier payant son eau proportionnellement à sa consommation, mesurée par un compteur individuel, tel qu’il est promu par les institutions financières internationales et les grandes multinationales de l’eau.

Le « prix de l’eau », source de toutes les dérives ?

Dans le cadre de l’offensive qu’ils ont lancé depuis les années 80 [lien], les promoteurs de la privatisation des services de l’eau n’ont pas manqué de clamer haut et fort que seuls des entreprises opérant selon une logique économique rationnelle étaient capables à la fois d’offrir l’eau au meilleur prix à tout le monde tout en rentrant dans leurs frais. Selon eux, les administrations publiques seraient inévitablement moins efficaces, déficitaires, encourageraient tous les gaspillages, et ne parviendraient pas à garantir l’accès à l’eau de toute la population. Ce dernier reproche étant malheureusement justifié dans de nombreux pays, ces mêmes acteurs peuvent même présenter la privatisation comme la solution la plus favorable aux pauvres, « contre » les classes moyennes. Le « prix de l’eau » s’est trouvé dès lors érigé en mot d’ordre des privatiseurs et des multinationales, et conçu comme la solution miracle à tous les problèmes d’inégalité sociale - et même de pénurie d’eau, puisque seule une tarification adéquate serait selon eux à même de « responsabiliser » les usagers quant à leur consommation.

Dans les faits, toutefois, la logique du « prix de l’eau » telle que la conçoivent les multinationales a donné lieu à tous les abus. Dans le cadre des privatisations des services de l’eau qui ont eu lieu depuis les années 90, dans de nombreux cas, les autorités publiques ont purement et simplement abandonné leurs prérogatives à des sociétés privées en leur laissant fixer à la fois la grille tarifaire et les modalités de recouvrement. À Buenos Aires et à Manille, les autorités avaient même « préparé » l’opinion en décidant de hausses significatives du prix de l’eau juste avant d’annoncer les projets de privatisation, dont les appels d’offre ont alors été remportés par des multinationales françaises qui promettaient des prix très bas. Une fois en place, et donc en position de force, ces mêmes multinationales n’ont pas tardé à imposer, sous divers prétextes, de nouvelles hausses de tarif. De manière générale, la grande majorité des privatisations survenues depuis 20 ans dans les villes du Sud ont été suivies de hausses du prix de l’eau allant parfois jusqu’au doublement ou au triplement (voir le texte Les mésaventures des multinationales de l’eau dans les villes du monde).

Au-delà des tarifs appliqués, les méthodes de recouvrement et de facturation peuvent aussi se révéler problématiques, comme l’a montré le scandale des compteurs « prépayés » mis en place par Suez à Johannesburg. Dans ce système, seuls ceux qui sont en mesure de payer à l’avance reçoivent de l’eau, contrairement au système classique où l’usager paie l’eau, puis reçoit sa facture, et est sanctionné a posteriori au cas où il ne la paie pas. En conséquence, les ménages les plus pauvres n’ont plus eu accès à l’eau et sont retournés s’approvisionner dans des mares polluées, entraînant une résurgence de diverses maladies dont le choléra. Ce système, qui a été mis en place sous prétexte de lutte contre le gaspillage, de « responsabilisation » des usagers et de rationalisation du recouvrement des coûts (en fait, des économies sur les coûts de facturation pour la multinationale), est un parfait exemple de glissement d’une logique de service de base vers une logique de marchandisation. Expérimenté dans une partie de Soweto, il a eu pour effet la demande d’eau de 70 % (effet de « responsabilisation » ?). Mais les habitants ont rejeté le système et les tentatives de l’étendre ont provoqué des émeutes.

Au-delà des nombreux abus constatés partout dans le monde, il faut se demander si le fond du problème ne réside pas dans la confusion entre l’argument (valable) selon lequel l’eau a un prix et celui qui veut que l’eau soit source de profit. Or les multinationales qui prennent possession des services urbains de l’eau ont parfois été jusqu’à faire inscrire noir sur blanc dans leur contrat avec les autorités locales le niveau de profitabilité auquel elles estimaient avoir droit. Quand cette profitabilité n’a pas été au rendez-vous (en fait, dans la plupart des cas), ces mêmes compagnies n’ont pas tardé à s’éclipser. Au Royaume-Uni, les compagnies privées de l’eau sont régulées par une agence gouvernementale qui contrôle notamment le prix de l’eau et le niveau d’investissement – mais aussi le taux de profit « normal » auquel ces compagnies ont droit…

Concevoir une tarification adaptée

La première condition d’une tarification appropriée de l’eau est une transparence totale quant au calcul du prix et à ses différentes composantes (acheminement, dépollution et traitement, investissements, frais de fonctionnement, etc.). Mais il y a de toute façon plusieurs raisons pour lesquelles l’idée d’une tarification « parfaite » de l’eau à chaque consommateur individuel est une illusion. Tout d’abord, d’un point de vue purement économique, il est impossible de fixer un « juste prix » de l’eau en raison de la multiplicité et de la complexité de ses usages et des effets de ces usages (« externalités »). Fixer un prix à l’hygiène individuelle ou à la préservation de l’environnement est un exercice qui peut faire l’objet de tentatives plus ou moins ingénieuses, mais qui restera de toute manière au mieux une approximation (ce qui ne signifie pas qu’il faille tenir compte le plus possible de ces externalités, par exemple en appliquant le principe pollueur-payeur). D’autre part, l’objectif d’un recouvrement total des coûts est tout simplement irréaliste pour une large partie de la population de la planète, qui dans la situation actuelle ne dispose déjà pas, ou à peine, de moyens de subsistance suffisants. La pauvreté fixe une limite naturelle au prix de l’eau. Une différence de contribution entre usagers riches et usagers pauvres est donc inévitable dans la plupart des pays de la planète… à moins de rendre les pauvres encore plus pauvres ou de renoncer à leur fournir de l’eau. Enfin, la facturation de l’eau n’est pas une opération purement abstraite, mais implique des ressources matérielles et financières : mise en place de compteurs individuels ou collectifs, gestion de la facturation et du recouvrement, litiges, etc. De sorte qu’à la limite, le coût de la mise en place d’une facturation individuelle proportionnelle à la consommation peut être supérieur aux bénéfices financiers attendus.

Diverses solutions existent pour facturer l’eau en tenant compte du besoin de péréquation financière entre usagers riches et pauvres, ainsi que de toute la dimension sociale et environnementale de cette ressource. De nombreux pays appliquent des tarifs progressifs ou par tranches, ainsi que des taxes liées aux frais de dépollution. Le prix de l’eau est alors modulé en fonction des revenus du ménage et éventuellement en fonction du niveau de consommation, dans le but de prévenir les gaspillages. Cela ne vaut pas que pour les pays du Sud. En France même, la loi sur l’eau de 2006 a introduit la possibilité pour les communes de mettre en place un tarif réduit de l’eau à destination des ménages les plus défavorisés. Bordeaux a été parmi les premières collectivités à profiter de cette possibilité, qui existait déjà en Belgique depuis dix ans. Même au Chili, qui offre un exemple de système entièrement privatisé, le tarif de l’eau est le même pour tous et proportionnel à la consommation, mais les consommateurs les plus modestes bénéficient d’une aide financière. De nombreux systèmes sont imaginables, le tout étant de tenir compte de la situation matérielle des usagers. Par exemple, l’application d’un tarif par paliers de consommation peut parfois dans la pratique, paradoxalement, pénaliser les usagers les plus pauvres, soit lorsque plusieurs familles utilisent un seul raccordement au réseau, soit lorsqu’ils dépendent d’intermédiaires pour redistribuer par camion-citerne l’eau du réseau : dans les deux cas, ce sera de fait le tarif supérieur qui s’appliquera.

Dans tous les cas, la transparence de la tarification et la lisibilité des factures adressées aux consommateurs d’eau sont nécessaires non seulement pour éviter les abus (trop souvent constatés dans le cadre des gestions privées, au Nord et au Sud), mais aussi pour informer le citoyen sur le prix réel de l’eau et le sensibiliser si besoin sur la nécessité d’économiser la ressource.

La gratuité après tout ?

Certaines ONG proposent la gratuité du service de l’eau dans la limite des besoins essentiels journaliers, estimés à entre 40 et 50 litres par personne (le PNUD, pour sa part, parle de 20 litres). Elles comparent cette gratuité à celle de l’éducation « gratuite, laïque et obligatoire » de la tradition française : c’est une gratuité de principe qui signifie que l’école est un service pris en charge collectivement et garanti universellement sans condition – même si au final, c’est bien la collectivité qui paie, grâce au prélèvement des impôts, c’est-à-dire l’ensemble des membres de la société en fonction de leurs moyens. Une fois le seuil minimal dépassé, l’eau serait ensuite facturée soit proportionnellement à la consommation, soit à un tarif lui-même progressif en fonction de cette consommation. En Afrique du Sud, où le droit à l’eau est reconnu constitutionnellement (voir le texte Le droit à l’eau dans les pays du Sud), le tarif minimal procure 25 litres d’eau gratuitement par personne et par jour. Un tel système a le mérite de bien ancrer le service de l’eau dans une logique de service essentiel et universel, et ses partisans ne manquent pas de souligner qu’il est matériellement plus facile à mettre en place qu’un système de tarification sociale en fonction du niveau de vie des ménages, lequel implique des mécanismes relativement lourds de vérification des revenus. Il peut présenter certains inconvénients dans les pays du Sud dans la mesure où il suppose un raccordement universel au réseau public ainsi que la mise en place de compteurs individuels.

Contre ceux qui prétendent que la gratuité de l’eau est source de gaspillage de la part des « pauvres », l’expérience prouve qu’au contraire, les habitants qui bénéficient d’une quantité minimale d’eau potable gratuite ont tendance à l’économiser précieusement, précisément pour ne pas atteindre le seuil payant. Au demeurant, il y a quelque chose d’indécent à faire croire que ce sont les pauvres qui gaspillent l’eau. En fait, le débat sur le prix ou la gratuité de l’eau est d’emblée biaisé, et les arguments propagés par les idéologues des multinationales ont tendance à fournir une image déformée de la réalité. Dans les faits, l’eau a déjà un prix, et très souvent ce sont les pauvres qui sont les usagers les plus économes et qui paient l’eau au prix fort, tandis que les usagers les plus gaspilleurs (industries, agriculture industrielle, complexes touristiques et habitants des quartiers huppés) bénéficient soit d’une eau gratuite (de fait ou via un système de subventions), soit d’un tarif comparativement plus avantageux. Comme l’a montré le rapport 2006 du PNUD sur le développement humain, les habitants des bidonvilles de Djakarta, Manille ou Accra paient leur eau de 5 à 10 fois plus cher que ceux de Londres ou de New York. C’est que les urbains pauvres doivent souvent recourir à des sources non conventionnelles (camions-citernes, etc.) et à des intermédiaires qui ne manquent pas de prélever leur écot, tandis que les urbains riches bénéficient (généralement) d’un réseau universel.

Il apparaît donc que la gratuité ou quasi-gratuité de l’eau existe déjà, mais pas pour les usagers qu’il faudrait. En France, la profession agricole ne contribue quasiment pas aux coûts d’acheminement et de dépollution de l’eau, qui sont supportés quasi exclusivement par les usagers domestiques (les industriels paient aussi, mais reçoivent des aides qui annulent leurs coûts). L’agriculture est source de 33 % de la pollution organique et 75 % de la population azotée, mais ne contribue aux frais de dépollution qu’à hauteur de 1 % – sans compter toutes les aides à la dépollution qui lui sont versées… On retrouve des problématiques similaires dans de nombreux pays, du Pakistan jusqu’au Mexique en passant par la Politique agricole commune de l’Union européenne : les systèmes d’aide aux agriculteurs en place sont de fait des subventions déguisées à l’usage de l’eau et encouragent une consommation intensive de cette ressource, parfois au seul bénéfice de l’agrobusiness. En Égypte, l’eau est gratuite pour les agriculteurs. De nombreux pays méditerranéens pratiquent des tarifications forfaitaires à l’hectare, des systèmes peu incitatifs aux économies d’eau. Seuls Israël et la Jordanie ont mis en place un système de tarification de l’eau agricole par paliers de consommation.

D’autres solutions encore

Une autre proposition parfois mise en avant pour assurer une tarification équitable du service de l’eau est de renoncer aux compteurs individuels (sauf pour les gros utilisateurs industriels ou agricoles), et d’asseoir le prix payé par chaque ménage pour son eau sur sa taxe foncière. L’idée est que le prix de l’eau soit déconnecté de la consommation réelle individuelle (évitant ainsi une logique purement marchande) sans pour autant retomber dans un paiement forfaitaire : la taxe foncière acquittée par chaque ménage sert alors de mesure de sa richesse et donc de sa contribution de citoyen (et non plus de consommateur) au service collectif de l’eau.

SOURCES
 Rapport PNUD 2006 sur le développement humain et l’eau. http://hdr.undp.org/fr/rapports/mon...
 Altermondes n°13, mars-mai 2008, p. 28-31.

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