La répartition des ressources en eau au niveau planétaire illustre de manière éclatante la situation d’interdépendance qui lie ensemble tous les pays du monde. Le spectre des « guerres de l’eau » est régulièrement agité par les médias ou les politiques, mais les données historiques montrent que les conflits autour de l’eau ont toujours été l’exception, et la coopération la norme – ce qui ne préjuge en rien de l’avenir, surtout si l’eau se fait plus rare encore dans certaines régions du monde.
La géographie de l’eau, c’est-à-dire les divisions entre bassins versants et la distribution de la ressource au niveau mondial, ne recoupe quasiment jamais les frontières administratives. Il suffit de superposer la carte politique du monde et celle des bassins versants pour révéler la réalité et l’ampleur de l’interdépendance entre régions et pays en ce qui concerne les ressources en eau. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. On compte aujourd’hui 263 bassins versants transfrontaliers (50 de plus qu’il y a trente ans, en raison notamment de la dislocation du bloc soviétique). 19 pays se partagent le bassin du Danube, 11 ceux du Nil et du Niger, 9 celui de l’Amazone. 145 pays ont au moins une partie de leur territoire située dans un bassin transfrontalier. 30 sont entièrement situés à l’intérieur de tels bassins. 39 pays, représentant une population de 800 millions de personnes, dépendent pour moitié ou plus de ressources en eau qui trouvent leur origine à l’extérieur de leurs frontières. Des pays tels que l’Égypte, l’Irak, la Syrie, le Turkménistan ou l’Ouzbékistan, qui disposent tous de systèmes d’irrigation étendus sur lesquels repose une bonne part de leur fortune économique, dépendent quasi entièrement de l’eau de fleuves prenant leur source dans les pays voisins.
De cette réalité de l’interdépendance, il n’y a qu’un pas à franchir pour conclure au caractère inévitable de conflits internationaux quant au partage de la ressource. Le spectre de futures « guerres de l’eau » est invoqué depuis plusieurs décennies. Dans des régions arides ou frappées par la sécheresse, la rareté de la ressource devrait inévitablement finir par entraîner, avec l’augmentation de la population et donc de la demande, des affrontements armés entre États soucieux de s’assurer une ressource vitale. Les cas du Proche-Orient, du Nil (voir le texte Le partage des eaux du Nil : conflits et coopérations) et, plus récemment, du Darfour (voir le texte Le changement climatique entraînera-t-il des « guerres de l’eau » ? L’exemple du Darfour ) sont fréquemment cités dans ce contexte.
L’interdépendance se traduit plutôt en coopération qu’en conflits
L’idée d’une fatalité des conflits pour l’eau est bien évidemment fausse. Elle repose sur l’idée que le partage de la ressource est un jeu à somme nulle : ce qu’un pays prend sera de fait retiré à un autre, et inversement. Dans la réalité, ce n’est généralement pas le cas. Les bassins peuvent être gérés au bénéfice de tous, tel aménagement ou telle infrastructure servant à plusieurs pays. Les interdépendances entre pays d’amont et d’aval peuvent être développées, ce qui peut permettre à chacun d’économiser de l’argent en évitant de dupliquer les efforts et les infrastructures (voir le texte L’eau en Asie centrale).
Les données historiques semblent d’ailleurs confirmer que l’interdépendance débouche le plus souvent sur la coopération entre pays plutôt que sur des conflits, infirmant ainsi les prévisions alarmistes. On cite souvent le conflit entre Lagsah et Umma, deux cités-États mésopotamiennes, vers l’an –2500, comme le seul cas répertorié de guerre engagée exclusivement sur la question de l’eau. Des historiens ont compté pas moins de 3 600 traités internationaux relatifs à l’eau entre 805 et 1984. Des chercheurs de l’Université d’État de l’Oregon ont étudié les données sur les 50 dernières années et ont conclu que sur 1 831 événements et initiatives internationaux relatifs à l’eau, plus des deux tiers étaient de nature coopérative et que l’immense majorité des cas de conflits en sont restés au stade de l’affrontement verbal. Dans 37 cas seulement (principalement au Proche-Orient), les pays concernés ont engagé une forme quelconque d’action militaire (tirs, destruction d’infrastructures, etc.).
Ces mêmes chercheurs précisent que les conflits (verbaux ou armés) portaient principalement sur des problèmes de quantité d’eau partagée entre les pays (61 % des cas), sur des infrastructures (26 %), et seulement marginalement sur des questions de qualité de l’eau (4 %). Plusieurs cas récents donnent toutefois à penser que les conflits transfrontaliers liés à la pollution de l’eau pourraient prendre davantage d’importance dans l’avenir (voir le texte Les pollutions transfrontalières, une menace pour la paix mondiale ?). Une cause récurrente de conflits est une action engagée unilatéralement par un pays d’amont (construction d’un barrage, détournement de l’eau) qui a des effets négatifs potentiels sur les pays d’aval.
Aujourd’hui, les Nations Unies tentent de mettre en place des instruments pour la gestion des fleuves transfrontaliers (voir le texte Vers une convention-cadre sur l’utilisation des cours d’eau à d’autres fins que la navigation). Des institutions régionales de gouvernance des fleuves existent non seulement en Europe pour le Rhin (voir le texte Les pollutions transfrontalières, une menace pour la paix mondiale ?) et le Danube (voir le texte Pour sauvegarder les eaux du Danube, les pays riverains tentent de mettre en place des accords destinés à harmoniser la gestion du fleuve), mais aussi autour du Mékong (sans toutefois la participation de la Chine), du Nil (voir le texte Le partage des eaux du Nil : conflits et coopérations), du Niger. Même dans la région emblématique du Proche-Orient, où l’accès à l’eau constitue un point d’achoppement régulier des négociations entre Israël et ses voisins, il existe quelques cas de coopération, notamment entre Israël et la Jordanie autour du bassin du Jourdain. La Turquie présente aussi ses projets de livraison d’eau vers Israël comme une contribution à la paix. Malheureusement, les Palestiniens restent à ce jour totalement exclus des bénéfices de ces initiatives, et leur situation ne cesse d’empirer.
Des risques non négligeables
Un tel tableau ne doit pas toutefois inciter à un optimisme excessif. Les conflits relatifs à l’eau existent malgré tout en quantité significative, et même lorsqu’elles ne débouchent pas sur des affrontements concrets, les tensions transfrontalières sont nuisibles à la paix, à la stabilité sociale et politique, au développement. D’autre part, le caractère minoritaire des conflits au niveau international cache peut-être le fait qu’étant donnée la spécificité de l’eau, les conflits autour de cette ressource ne se conforment pas naturellement au modèle de la guerre classique entre États souverains. La plupart des conflits autour de l’eau sont internes, ou bien précisément leur géographie ne correspond pas aux frontières politiques. Cela ne les rend pas moins graves que des conflits internationaux. Il s’agit de conflits entre gouvernants et gouvernés, entre couches sociales (paysans contre urbains, par exemple), entre régions, entre communautés, entre États d’une même fédération (voir le texte Les conflits sur l’eau au sein d’États fédéraux) – à quoi il faut ajouter maintenant les conflits locaux occasionnés par les privatisations, comme à Cochabamba (voir le texte La « guerre de l’eau » à Cochabamba).
D’autre part, si l’eau ne constitue pas en elle-même une raison de faire la guerre, dans la plupart des cas, cette question ne fait que s’ajouter à un ensemble de facteurs de conflit dans lesquels elle est imbriquée. Il faut comprendre comment les tensions se développent et dégénèrent en conflits armés et quel est le rôle ou les rôles que l’eau joue dans ce processus – et il y a fort à croire que chaque situation géopolitique sera spécifique de ce point de vue. En tout état de cause, le modèle d’inspiration « social-darwinienne » selon lequel les nations se font nécessairement la guerre pour l’accès à des ressources vitales limitées ne correspond pas véritablement à la réalité historique. Il a récemment été remis au goût du jour par certains membres des états-majors nord-américains ou européens, mais on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’une manière de justifier la pérennité des budgets alloués à l’appareil militaire. On entend ainsi souvent que si l’on a vu tant de guerres pour le pétrole, à plus forte raison on devrait en voir bientôt pour l’eau, une ressource autrement importante – mais cette comparaison est très contestable dans la mesure où le contrôle du pétrole, contrairement à l’eau (pour l’instant du moins), permet aux élites de s’enrichir, ce qui intervient au moins autant que les « besoins vitaux » des pays et de leurs populations dans les décisions de faire la guerre. Inversement, on a vu de nombreux conflits éclater autour de l’eau dans un contexte qui n’était pas caractérisé par une pénurie absolue de la ressource. Les discriminations ou les inégalités d’accès sont une raison de conflit au moins aussi forte que la rareté.
Il n’en reste pas moins, certes, qu’avec l’augmentation de la population et le changement des modes de vie, qui se traduisent par une demande accrue, avec le changement climatique, avec la multiplication des situations de stress hydrique, nous allons peut-être entrer dans une nouvelle époque, dont les données issues du passé ne fournissent peut-être plus une image adéquate. Un âge où, précisément, les situations de « jeu à somme nulle » se multiplieront, et où le contrôle de l’eau pourra devenir source de puissance et de richesse. Cela ne pourra arriver que si les modes de développement actuels et les consommations irraisonnées de l’eau qu’ils impliquent ne sont pas remis en cause et ne laissent pas la place à des usages plus économes et plus équitables.
SOURCES
– « L’eau, une chance pour la paix », fiche DPH d’Odile Albert (IRFED/RITIMO), 1995. http://base.d-p-h.info/fr/fiches/pr...
– Rapport PNUD 2006 sur le développement humain et l’eau, chap. VI. http://hdr.undp.org/fr/rapports/mon...