La « guerre de l’eau » à Cochabamba

, par  Olivier Petitjean

La révolte populaire qui a éclaté en 2000 suite à la privatisation du service de l’eau à Cochabamba a fait de cette ville bolivienne le symbole mondial de la lutte contre les multinationales du secteur et contre la logique de marchandisation impulsée par les institutions financières internationales. Après la victoire initiale qui a conduit au départ de la multinationale concernée, le défi est désormais de construire une alternative viable.

Cochabamba est la troisième ville de Bolivie. Elle est située au centre du pays, à une altitude intermédiaire entre les régions de plaine qui entourent Santa Cruz et l’altiplano où est situé la capitale, La Paz. Au début de l’année 2000, cette ville a fait la une de l’actualité internationale suite aux manifestations populaires contre la privatisation du service de l’eau au bénéfice d’un consortium international dominé par Bechtel. Depuis, Cochabamba est devenue le symbole mondial de la résistance à l’appropriation des services publics de base par des entreprises multinationales, au détriment de droits humains élémentaires tels que le droit à l’eau.

La situation de départ

La situation du service municipal d’approvisionnement en eau avant les projets de privatisation est un exemple typique des limites rencontrées par une gestion publique de l’eau dans un contexte marqué d’une part par la faiblesse des ressources financières, et d’autre part et surtout par des inégalités sociales et politiques fortes entre les quartiers les plus aisés et les vastes faubourgs pauvres, pour partie « non-officiels », qui s’étendent notamment au Sud de la ville. La population et la superficie de la zone Sud de Cochabamba se sont accrues depuis 30 ans au rythme d’une immigration continue issue des zones rurales et des montagnes. De fait, comme souvent en Amérique du Sud, les organismes publics fonctionnaient au bénéfice exclusif des classes moyennes et supérieures. La compagnie municipale (SEMAPA) desservait tant bien que mal les populations les plus aisées, mais ignorait quasi totalement les zones pauvres, où le taux de couverture et les investissements étaient inexistants. Cette inégalité de départ servira d’ailleurs d’excuse aux experts de la Banque mondiale et du FMI pour promouvoir une gestion privée du service de l’eau. Est également entré en jeu le projet de construction du barrage de Misicuni, présenté par les autorités locales comme la solution miracle à tous les problèmes d’approvisionnement (bien que certains experts pensent qu’il a pour principal et peut-être seul intérêt de constituer une source de revenu potentiel pour toute une série d’acteurs politiques, économiques et administratifs), mais dont le coût était au-delà de toute possibilité de financement local et national.

C’est dans ce contexte que, sous la pression des institutions financières internationales, qui en font une condition des prêts qu’elles consentent au pays, les autorités boliviennes ont décidé la privatisation du service de l’eau potable à Cochabamba, à travers une concession pour 40 ans consentie à Aguas de Turani, un consortium mené par la multinationale américaine Bechtel. L’appel d’offres a été particulièrement bâclé, et Aguas de Turani fut seule à y répondre. Dans une telle position de force, le consortium n’a pas eu de mal à imposer des conditions particulièrement avantageuses : retour sur investissement de 15 % minimum par an inscrit dans le contrat, propriété exclusive de toutes les ressources en eau actuelles et futures dans toute la zone métropolitaine couverte par l’accord. Aguas de Turani prévoyait d’installer des compteurs et de faire payer l’eau dans toute la zone métropolitaine, y compris dans les installations des quartiers Sud qui avaient été construites par les habitants eux-mêmes et non par la compagnie publique. Toutes ces mesures furent rendues possibles par l’adoption précipitée en octobre 1999 par le parlement bolivien de la loi 2029 sur l’eau potable et l’assainissement, qui consacrait la privatisation du service de l’eau et la fin de toute subvention publique dans ce secteur. Cette loi allait bien entendu constituer l’une des cibles principales des manifestants.

Les événements de l’année 2000

Deux mesures immédiatement prises par le concessionnaire vont mettre le feu aux poudres. La première est de rendre effective la clause du contrat accordant à Auguas de Turani la propriété exclusive de toutes les ressources en eau, y compris dans les zones rurales entourant la ville. Les paysans sont les premiers à s’insurger contre la perte de contrôle sur leur eau et la menace qui pèse sur leurs systèmes d’irrigation traditionnels. D’autre part, la compagnie annonça une augmentation générale du prix de l’eau de 35 % en moyenne. L’augmentation varie toutefois selon les situations et, selon certains témoignages, elle atteint dans certains cas jusqu’à 200 %.

En réaction à ces mesures fut formée en janvier 2000 une alliance citoyenne appelée la Coordinadora de Defensa del Agua y de la Vida (Coordination de défense de l’eau et de la vie), qui allait animer le mouvement de protestation jusqu’à sa victoire finale et jouer un rôle important dans la suite des événements. Les manifestations se multiplièrent, gagnant en intensité au fil des semaines. Aux paysans des premiers jours se joignirent non seulement les couches militantes traditionnelles, comme les syndicalistes du secteur minier, mais aussi – phénomène nouveau – les travailleurs urbains du secteur informel et notablement les enfants des rues, qui se sont souvent retrouvés en première ligne des affrontements avec la police. Tous ces secteurs se sont mobilisés autour de la défense des services vitaux de base, et la force de cette mobilisation s’explique sans doute en partie par l’influence de la cosmovision indigène : la majorité de la population de la ville est d’origine Quechua, et a peut-être réagi avec d’autant plus de force à ce qu’elle considérait comme une confiscation des ressources de la « terre-mère ».

Les 4 et 5 février 2000, des affrontements éclatèrent avec la police, qui firent plusieurs dizaines de blessés. À partir de ce moment, l’affrontement prit une dimension globale ; la presse internationale fut alertée ; des activistes nord-américains lancèrent en appui aux manifestants une campagne de pression sur Bechtel et sur les autorités boliviennes. Les manifestations et les blocages de routes s’étendirent à tout le pays, jusqu’à ce que le président Hugo Banzer déclare l’état de siège le 8 avril. À Cochabamba même, cette date marque le début de 3 jours d’affrontements violents entre la police et les manifestants, qui entraînèrent la mort d’un jeune homme de 17 ans, tué à bout portant par un officier de l’armée bolivienne. Les employés d’Aguas de Turani furent évacués de la ville. Finalement, le 10 avril, le gouvernement bolivien céda et signa avec la Coordinadora un accord incluant la fin du contrat de cession, la promesse d’abroger la loi 2029, la libération des émeutiers détenus. La gestion du service de l’eau fut rendue à la SEMAPA, la compagnie publique qui l’assurait précédemment, mais l’accord signé garantissait un contrôle citoyen plus étroit de sa gestion.

L’évolution de la situation depuis 2000

Suite à ce qu’elle considérait comme une expropriation (les autorités boliviennes estiment quant à elles que c’est Aguas de Turani qui a fait défaut lorsqu’elle a évacué son personnel), Bechtel a lancé une procédure dans le cadre du CIRDI (Centre International de Règlement des Différends relatifs aux Investissements) de la Banque Mondiale, réclamant 25 millions de dollars US de dédommagement. Ce recours a finalement été retiré en 2006, grâce entre autres à une campagne de pression internationale orchestrée par les soutiens occidentaux de la Coordinadora.

À partir de l’été 2000, la Coordinadora, qui ne souhaitait pas revenir à la forme de gestion antérieure mais entendait promouvoir un contrôle et une gestion démocratique du service de l’eau, organisa des débats publics pour décider de l’avenir de la SEMAPA. Des négociations s’ensuivirent entre la Coordinadora, la municipalité de Cochabamba, le syndicat professionnel et les salariés de l’entreprise. Un comité de gestion provisoire de cinq membres fut mis en place, dont deux issus de la Coordinadora, deux représentant les intérêts du maire, et un ceux du syndicat. La collaboration entre ces trois pôles fut souvent délicate. Syndicats et représentants gouvernementaux bloquèrent les projets de la Coordinadora de mettre en place une gestion participative et d’autonomiser financièrement et opérationnellement la SEMAPA. Aujourd’hui, le contrôle politique direct du maire est encore une réalité. Signe de cette influence préservée, le débat sur le véritable intérêt du barrage du Misicuni n’a pas pu avoir lieu.

Dans le compromis finalement atteint, le directoire de la SEMAPA est composé de neuf membres, dont quatre élus par la population, un représentant du syndicat professionnel, un représentant du gouvernement départemental, un représentant du ministère de l’eau et deux dont le poste de secrétaire général, attribués par le maire (lequel demeure lui-même président du directoire). La Coordinadora souhaitait un directoire de 14 membres tous élus par la population. Sa proposition de mettre en place des structures de dialogue technique entre ingénieurs, travailleurs et habitants a également été refusée, de même que celle de mettre en place des comités au niveau des quartiers pour traiter des questions d’assainissement (ce qui a été perçu comme une tentative de remettre en cause les réseaux politiques et clientélistes établis dans ces mêmes quartiers).

Après plusieurs années de ce fonctionnement, de nombreux membres de la Coordinadora (laquelle est toujours impliquée dans la gestion de la SEMAPA) font part d’une certaine frustration quant aux résultats obtenus. Tout d’abord, du point de vue de la gouvernance, la mobilisation populaire est quelque peu retombée, puisque seuls 4 % des électeurs se sont rendu aux urnes pour élire leurs représentants au directoire. Les représentants de la population au directoire ont des pouvoirs limités et manquent parfois du répondant technique nécessaire pour peser sur les prises de décisions. (C’est du moins ce que laissent entendre les représentants municipaux et syndicaux, qui ont souvent tenté de les discréditer.) Par ailleurs, les problèmes de corruption et de népotisme persistent : deux directeurs ont déjà été congédiés. La proposition de la Coordinadora de mettre en place un "comité de surveillance" mixte, avec des représentants de la SEMAPA et de la population, a pour l’instant toujours été rejetée par le directoire. La pression sociale a cependant été suffisante pour que des enquêtes internes aient lieu et soient suivies de sanction. Aujourd’hui, la gouvernance a toutefois été jugée suffisamment satisfaisante pour que l’Union européenne et la Banque inter-américaine de développement (BIAD) débloquent des crédits. Le prêt de la BIAD était toutefois assorti de toutes sortes de conditions restrictives, que nombre d’observateurs considèrent comme autant de moyens d’empêcher une pleine réussite de la SEMAPA comme service public.

D’autre part, l’entreprise, qui travaille encore à perte, n’a pas réellement réussi à rattraper le retard de raccordement de la zone Sud de la ville, ni à résoudre les problèmes de financement de l’investissement nécessaire pour entretenir son réseau vieillissant et augmenter le taux de raccordement. Des efforts ont toutefois été accomplis en ce sens, grâce à l’aide internationale (dont une partie a été mobilisée en réaction aux événements de 2000). D’autre part, l’entreprise a maintenu une politique de prix bas et a mis en place une grille tarifaire théoriquement favorable aux populations les plus défavorisées, car alignée sur la valeur foncière du logement de l’usager.

Au niveau national, grâce au rapport de forces constitué sur le terrain, la Coordinadora a réussi à imposer l’adoption d’une nouvelle loi sur l’eau comportant plusieurs volets importants : une reconnaissance légale des « usages et coutumes », des pratiques traditionnelles et des petits systèmes de fourniture d’eau indépendants ; une garantie de consultation du public sur les tarifs ; la priorité accordée aux objectifs sociaux par rapport aux objectifs financiers. Cette loi particulièrement progressiste a longtemps attendu ses décrets d’application. Avec l’élection d’Evo Morales à la présidence et la nomination d’un Ministre de l’eau issu de la Coordinadora, la situation s’est améliorée de ce point de vue, mais la phase de mise en œuvre effective demeure lente.

Les comités de l’eau : l’autre visage de la gestion participative de l’eau à Cochabamba

Dès les années 80, les habitants de la zone Sud de la ville, délaissés par la SEMAPA, s’étaient organisés en « comités de l’eau » pour prendre en charge eux-mêmes leur approvisionnement, parfois grâce à un puits ou un système de récupération des eaux de ruissellement, mais dans la plupart des cas sur la base d’une livraison par camions-citernes d’eau alimentant de grands réservoirs collectifs (avec pour conséquence que ces habitants défavorisés devaient payer leur eau nettement plus cher que ceux desservis par la SEMAPA). Ces comités regroupent une ou plusieurs dizaines de personnes qui ont mis leurs efforts en commun pour construire et gérer leur propre réseau d’eau potable : au minimum des réservoirs collectifs, si possible reliés à des puits.

L’épisode de la guerre de l’eau et la réorganisation démocratique qui lui a fait suite n’ont pas fait disparaître ces comités, même si leur coopération avec la SEMAPA s’est nettement améliorée. Il en existe aujourd’hui plusieurs dizaines, principalement dans la zone Sud. Ces opérations requièrent un investissement significatif de la part des familles, mais qui est rapidement amorti grâce aux économies réalisées sur le prix de l’eau par rapport à un achat direct à un camion-citerne. Outre ce problème de financement, un autre défi sérieux est la maintenance des installations. Pour ces raisons, la majorité des comités de l’eau se sont regroupés au sein de l’association ASICASUR, qui effectue un travail de formation et de partage d’expérience, mais aussi de recherche de financement et de plaidoyer politique. ASICASUR a ainsi monté un projet d’extension du réseau dans la zone Sud en collaboration avec le membre du directoire de la SEMAPA représentant cette zone. Aujourd’hui, ASICASUR, qui associait initialement 30 comités et en regroupe désormais 120, gère directement, pour le compte de la SEMAPA, un programme d’extension de l’accès à l’eau financé par l’Union européenne. C’est donc un modèle de cogestion entre les communautés, représentées par ASICASUR, et le service public, représenté par la SEMAPA, qui semble se dessiner.

SOURCES
 William Finnegan, « Letter from Bolivia : Leasing the Rain », The New Yorker, 8 avril 2002. http://www.newyorker.com/archive/20...
 Dans l’ouvrage collectif Reclaiming Public Water, deux textes en anglais sur les suites de la guerre de l’eau : Cochabamba, Bolivia : Public-collective Partnership after the Water War et Beyond water wars : lessons on forming collaborative governance from Cochabamba
 Blog « Les voyageurs de l’eau », http://aventure.blogs.liberation.fr...
 André Abreu, « Cochabamba : un exemple de démocratie participative », Altermondes n°13 (printemps 2008), p. 26.
 Raúl Zibechi, “Cochabamba. From Water War to Water Management”, Americas Program, 28 mai 2009. http://americas.irc-online.org/am/6154

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