La représentation écologique que les peuples se font de l’eau, à savoir un bien commun, explique leur opposition à la création de « marchés de l’eau ». Mais la logique marchande des « partenariats public-privé » est toujours là, se développant sous des couverts de bonne gouvernance et d’efficacité de gestion, alors qu’on assiste à une démarche prédatrice des richesses d’autrui à travers des privatisations pourtant totalement délégitimées en Afrique depuis les années 80.
De nos jours, de façon générale en Afrique, les politiques se préoccupent davantage de l’efficience des marchés, du taux de croissance économique, de la productivité du capital financier et de la sécurité des riches que des droits humains et la sécurité des peuples. Cette identification du progrès à la seule croissance économique se traduit, dans les pays africains, par une perte graduelle de représentativité de leurs institutions et un fossé grandissant entre institutions publiques et citoyens, transformés en consommateurs, clients et épargnants, au bénéfice des seuls marchés boursiers.
En effet, sur le plan humain, les crises interconnectées (alimentaire, énergétique, financière, migratoire, démocratique…) et l’échec des Conférences de Copenhague en décembre 2009 et de Cancun 2010 sur le réchauffement climatique sont l’expression de la croissance de la « marchandisation de la vie » matérielle et immatérielle (la terre, l’air/CO2, les forêts, les minerais, les gènes, l’école, la santé, les sources d’eau…).
Le peuple du plateau dogon à Bandiagara au Mali souligne en ces termes le caractère sacré de l’eau : « Sans eau pas de village ! ». Pour ce peuple de montagne sahélien, l’eau est par nature « source de vie et bien public ». L’eau se trouve au cœur des équilibres socioéconomiques, des enjeux écologiques, des stratégies géopolitiques sur le plan des ressources domestiques, agricoles et industrielles. Il est un élément permanent de remodelage des relations entre l’homme et la nature, des rapports sociaux entre les riverains, et entre les riverains et leurs institutions. L’eau est de plus en plus présente dans les relations Nord-Sud et Sud-Sud sous une forme guerrière, comme facteur de conflits. Le peuple dogon, à travers sa culture de l’eau (don de dieu, facteur de variation climatique et bâtisseur de paysage), conçoit le droit à l’eau comme une pré condition à tous les autres droits humains.
Cette représentation écologique de l’eau comme bien commun explique le caractère inacceptable pour les peuples de la création de « marchés de l’eau » à travers la logique marchande des « partenariats public-privé ». Cette logique mercantiliste, au-delà de son évangile lénifiant de démocratisation et de bonne gouvernance, est celle d’une appropriation prédatrice des richesses d’autrui par le secteur privé, à travers des privatisations pourtant totalement délégitimées en Afrique depuis les années 80.
Cette logique, les multinationales privées de l’eau et leurs alliés (Banque mondiale, FMI et élites dirigeantes africaines) la mettent en œuvre aussi bien à travers des formes classiques de privatisation (cogestion, concession, délégation de gestion) que des formules soi-disant innovantes (participation du secteur privé, partenariats entre opérateurs de l’eau, compteurs prépayés, sociétés patrimoniales de l’eau, etc.). C’est une logique de domination qui exclut la participation politique des citoyens et des usagers de l’eau. Au Mali, ces usagers sont subtilement transformés en GIE (groupement d’intérêt économique) et éduqués à l’évangile gestionnaire des multinationales de l’eau, selon lequel on doit « payer l’eau par l’eau » – ce qui signifie que l’eau est vendue, marchandisée, pétrolisée. Les citoyens sont encouragés à oublier leurs droits et leurs devoirs de sujets politiques maîtres de leur propre avenir – on leur fait croire que cette tâche relève de la technocratie mercantiliste.
Les Nations unies ont déclaré 2008 Année mondiale du droit à l’eau et à l’assainissement, et ont adopté le 28 juillet 2010 une résolution déclarant que le droit à l’eau et à l’assainissement est un droit humain fondamental. Pour éviter que ce ne soit qu’effet d’annonce, il faut que les citoyens et citoyennes reprennent en main leur responsabilité politique. Il faut notamment sortir l’eau de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l’OMC. Les États africains, dont le Mali, doivent inscrire le droit fondamental à l’eau dans leur constitution, comme l’ont déjà fait quelques pays.
Le phénomène de marchandisation de la vie touche aussi la terre. Les craintes de spoliation des terres perdurent plus que jamais, et on voit de telles spoliations à l’œuvre dans plusieurs pays d’Afrique : Mali, Kenya, RDC Soudan, Madagascar, Zimbabwe… Au Mali, à travers un système de partenariat public-privé dans le cadre de baux emphytéotiques, plusieurs dizaines de milliers d’hectares de terre sont bradés à des gouvernements étrangers ou à des investisseurs privés (étrangers ou nationaux). Malibya (Libye) dispose de 100 000 hectares dans la zone rizicole de Macina dans l’Office du Niger. La Chine exploite 17 000 hectares dans la zone de Bewani, toujours en zone Office du Niger. L’UEMOA (Union économique monétaire ouest-africaine) possède 14 000 hectares dans la zone rizicole de Kouroumari. Le Groupe TOMOTA, une entreprise malienne, possède 100 000 hectares à Macina .
Ici aussi, la logique dominante est celle du « marché de la terre » et se cache derrière des expériences et un vocabulaire nouveaux tels que : « gagnant-gagnant », « usage productif », « modernisation des agricultures paysannes »… Au Mali, le « bail de 50 ans renouvelable » fait craindre au milieu paysan et à plusieurs autres acteurs (société civile, parti politique) qu’il ne s’agisse en fait d’un accaparement définitif de ces terres par les prédateurs évoqués ci-dessus.
Dans un rapport publié en 2009 par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et portant sur les accords fonciers en Afrique, il est noté : « Pour les 162 850 hectares de terres dont l’allocation a été approuvée à ce jour - soit 0,6 pour cent des terres cultivables du Mali, d’après la FAO - le gouvernement sera payé 292 millions de dollars par des investisseurs de Libye, de l’Union économique et monétaire ouest-africaine et du Millennium Challenge Account (MCA), un programme financé par les États-Unis. »
À ce jour, selon IRIN, le gouvernement malien a approuvé des baux à long terme permettant à des investisseurs extérieurs de mettre en valeur plus de 160 000 hectares de terre. Les responsables gouvernementaux prétendent que le pays ne pourrait pas exploiter ces terres cultivables sans investisseurs extérieurs, mais les agriculteurs locaux disent avoir peur d’être chassés de leur terre ancestrale, et de devenir des « sans terre » comme au Brésil .
Illustrant ces craintes, Siaka Daou, paysan producteur de riz à Niono, à 300 kilomètres au Nord-est de la capitale, Bamako, a exprimé son opinion à IRIN en ces termes : « La façon dont le gouvernement distribue par parcelles la terre de l’Office du Niger nous inquiète. Cela signera la disparition des petits producteurs. Nous n’aurons plus de terres cultivables et nous serons obligés de travailler pour des producteurs de l’industrie de l’agrobusiness. »
Ce nouveau fléau de l’accaparement de terres, au-delà des immenses surfaces qui en sont caractéristiques, n’est que la face cachée de l’agriculture commerciale, laquelle est une grande utilisatrice d’eau. Agronomiquement, il est démontré que la quantité d’eau nécessaire pour produire 1 kg de riz suffirait à produire 3 kg de sorgho. Lorsque les terres en question servent à produire des agrocarburants, cela va encore davantage à l’encontre de l’exigence de sécurité alimentaire. L’accaparement des terres se traduit aussi pour les communautés par un accaparement de leurs ressources en eau. Tout ceci est un facteur de nombreux conflits.
Le marché de l’eau et le marché de la terre qui se développent actuellement de manière parallèle et convergente ne pourront être contrecarrés que si les citoyens africains usent de leurs droits à l’autodétermination et à la souveraineté permanente sur leurs ressources naturelles, sous l’angle des droits humains.
* Sékou Diarra est président de Comité malien de la défense de l’eau et de la CAD Mali. Il est membre du Comité de pilotage du Réseau Africain de l’Eau.
Cet article fait partie d’un numéro spécial sur l’eau et la privatisation de l’eau en Afrique, réalisé dans le cadre d’une collaboration entre le Transnational Institute, Ritimo, et Pambazuka News.