Depuis le milieu des années 1990 [1], les décideurs économiques et politiques au Maroc, ne ressentant plus aucun complexe à mettre en œuvre le libéralisme le plus débridé, ont accentué l’évolution enregistrée depuis 1983 [2] vers plus de « dérégulation », de privatisation et d’ouverture au « grand capital étranger ». En matière économique, l’essentiel des entreprises publiques furent mises en vente. Au niveau du commerce extérieur, les barrières douanières commencèrent à s’affaisser, avant même la signature par le Maroc des nombreux accords sur la zone de libre-échange (ALE) qui vont progressivement le lier à différents espaces économico-financiers. Les règles de change furent modifiées afin que les dividendes et les produits de la vente de biens par les entreprises étrangères puissent être transférés hors du pays avec de moins en moins de contraintes.
Le capital privé renforça aussi sa présence dans des secteurs fondamentaux comme l’école et la santé, sous prétexte notamment que l’État n’avait plus les moyens de faire face aux besoins financiers de ces secteurs. Les citoyens-usagers se virent transformés en clients, devant par leurs paiements directs permettre à l’État de recouvrer les coûts occasionnés par l’intervention publique dans ces mêmes secteurs. Les mêmes principes de gestion furent très rapidement appliqués par les autorités publiques à tous les services publics de base, comme l’assainissement liquide et solide, les routes ou la distribution de l’eau et de l’électricité.
En ce qui concerne plus particulièrement le secteur de l’eau, l’État a justifié sa nouvelle approche par le fait que les ressources hydriques du pays soient devenues rares, ce qui oblige à de nouveaux modes de gestion ne pouvant plus relever de la sphère publique et non-marchande.
Dès lors, l’eau, devenant physiquement rare, étant désormais considérée comme un simple produit économique, et donc comme un bien équivalent à n’importe quel autre, rien n’interdit plus l’État de vouloir faire face à la pénurie d’eau, et d’assurer sa production et sa distribution, en recourant aux seules lois du marché. L’État prétend que seules les lois de l’offre et de la demande sont à même d’assurer les investissements nécessaires, parce qu’elles sont les seules qui permettent de déterminer le juste prix d’échange de l’eau, d’assurer et le recouvrement des coûts et qui de garantir simultanément une certaine rentabilité pour les opérateurs privés.
Exit donc l’État, et avec lui les impératifs de service public indissociables de la légitimation économique et sociale de ses interventions – et qui sont même sa raison d’être, notamment dans un pays au développement limité.
S’agissant du secteur de l’eau, la logique de marché est totale :
– Du point de vue de son soubassement économique : l’eau est sûrement un bien utile, et même vital, mais elle est aussi de plus en plus rare ; or seul le « marché » sait gérer la rareté.
– Du point de vue de son fondement politico-idéologique : les autorités publiques de pays endettés et pauvres, peu dotées en moyens financiers, sont notoirement incapables de garantir une gestion macroéconomique efficiente, et encore moins de produire et gérer des biens rares.
L’alternative proposée est dès lors extrêmement simple : soit le capital privé remplace l’État pour garantir la ressource en eau et assurer sa distribution selon les lois du marché, soit c’est le désastre humain.
C’est cette logique qui est disséminée à travers les différents programmes économiques et financiers que les institutions financières internationales (Banque mondiale et FMI plus particulièrement) « conseillent » d’adopter aux gouvernements des pays du Sud depuis les années 1980. Et c’est précisément cette même logique qui a été, jusqu’aujourd’hui, celle des autorités gouvernementales marocaines.
Le modèle de la « gestion déléguée »
La privatisation des services de distribution de l’eau et de l’électricité au Maroc prit la forme juridique d’une « gestion déléguée ». Elle devait se traduire progressivement dans les faits par le passage au privé, en l’occurrence ici à deux grands groupes français, de la distribution de l’eau et de l’électricité et de l’assainissement dans trois des plus grands importants centres urbains du Maroc, Casablanca, Rabat-Salé et Tanger-Tétouan
En 1997, la Lyonnaise des eaux prit le contrôle de la régie publique (Régie autonome de distribution) à Casablanca ; l’ancienne RAD devient la Lydec. En 1998, la même opération fut effectuée à Rabat au profit d’investisseurs espagnols et portugais. Ceux-ci furent supplantés par Veolia (alors Vivendi) Environnement, via sa filiale Veolia Water [3], en 2002. La régie publique locale fut remplacée par la REDAL.
Cette même année (2002), Veolia Environnement Maroc reprit la gestion des deux régies autonomes de distribution à Tanger et Tétouan, qui furent fusionnées et prirent le nom d’Amendis (Amen signifiant eau en langue amazigh)
En l’espace de 6 années (1997-2002), la délégation de service public de l’eau (et de l’électricité) concerna 50% du volume d’eau distribuée dans les grandes villes marocaines par 17 opérateurs (13 régies locales et 4 opérateurs privés). Dans les seules villes de Casablanca, Rabat-Salé et Tanger-Tétouan, le chiffre d’affaires (lié à la distribution) des sociétés privées pouvait être estimé en 2005 à plus de 8 milliards de dirham, soit entre 2 et 2,5 % du Produit intérieur brut global du pays [4].
Introduite sur la base des soubassements économiques, financiers et idéologiques indiqués ci-dessus, la gestion déléguée visait notamment, en plus de soulager l’État du poids financier et « managérial » lié à la distribution de l’eau et de l’électricité en milieu urbain, à l’amélioration de la qualité du service à tous les stades opérationnels d’intervention des opérateurs désignés ; à la facilitation et la diminution des délais de branchement des ‘’usagers/clients’’ ; à la facilitation et la diminution des délais de recouvrement.
Très rapidement, toutefois, les principes économiques et « sociaux » à l’origine de la volonté de recourir au mécanisme juridique de la gestion déléguée – qui équivaut dans les faits à une privatisation de service – se heurtèrent à la pauvreté de la population, spécialement en milieu urbain. Les principes de consentement à payer, de recouvrement intégral des coûts et celui selon lequel « l’eau paie l’eau » furent appliqués à l’ensemble des abonnés. Une application qui sera rendue d’autant plus douloureuse pour la population que, concomitamment, l’État augmenta (surtout en 2006 [5]) ses prélèvements fiscaux sur l’eau, l’électricité et l’assainissement. Les Opérations de Branchements Sociaux (OBS) qui devaient faciliter l’accès des plus pauvres au réseau ne donnèrent pas les résultats escomptés : pour Casablanca par exemple, 10 000 branchements annuels étaient annoncés contractuellement, mais les branchements effectivement réalisés n’ont pas dépassé 1 250 entre 1997 et 2007. Le coût du raccordement demeure prohibitif pour une population dont le revenu moyen ne dépasse pas 1 600 euros par an en moyenne (et qui est par ailleurs la plus pauvre dans les quartiers périphériques, là justement où le nombre de raccordements est le plus faible). Ce coût s’élève en effet à près de 800 euros par branchement.
L’enquête de 2007 sur la gestion déléguée à Casablanca
Toutefois, l’absence de résultats tangibles quant à la réalisation de ces objectifs, malgré leur importance politique dans un contexte économique et social marqué par une forte précarité, peut désormais être considérée comme accessoire – presque subalterne – par rapport à ce qui fut révélé par une enquête en 2007. Menée par une équipe de consultants indépendants, cette enquête sur la distribution de l’eau et de l’électricité et l’assainissement assurés par la Lydec à Casablanca [6] démontra toute une série de « défaillances », « dépassements » et autres comportements « non respectueux des engagements contractuels » de la part de la société privée qui avait bénéficié du premier contrat de gestion déléguée dans la plus grande ville du Maroc, et l’une des plus peuplées d’Afrique.
Les résultats de cette enquête révélaient en particulier l’ampleur immense des écarts, pour tous les paramètres économico-financiers, entre ce qui avait été initialement prévu par l’autorité délégante (l’administration marocaine) et ce qu’a réalisé la société délégataire (à capitaux privés majoritairement français). Ces écarts illustrent une situation que l’on peut résumer ainsi : en dix ans, un contrat qui avait été présenté à l’origine comme « équilibré » par la société délégataire a été transformé en entreprise très efficace d’enrichissement pour les actionnaires privés de la sociétés et certains de ses partenaires locaux.
Ainsi, selon un dossier de presse publié au début de 1997 [7] suite à la signature du contrat de gestion déléguée à Casablanca, celui-ci devait comporter, aussi bien pour la Communauté urbaine de Casablanca que pour l’État marocain, de nombreux avantages, dont les plus importants peuvent être présentés comme suit :
– Le contrat de gestion déléguée met à la disposition de la commune un mode de financement qui lui permet d’investir massivement sans impact sur les finances locales.
– L’existence du contrat permet à la puissance publique de choisir l’échéancier des mises en service des différents investissements, avec la garantie contractuelle que les délais, même courts, seront tenus.
– Le contrat l’autorise aussi à ne pas financer elle-même les investissements nécessaires et de faire appel aux compétences et ressources financières du secteur privé.
– Le contrat permet la reprise intégrale du personnel de la Régie autonome de distribution (RAD).
– Il permet aussi la mobilisation de financements européens importants pour investir localement au service de la population.
– Il permet, par ailleurs, le développement d’une image positive (du Maroc !) auprès des acteurs économiques locaux et étrangers.
– Il n’implique pas de recours aux financements de l’État.
Ces prédispositions initiales furent cependant relativisées en 2005 par un ensemble de constats émanant de la Lydec elle-même. Pour cette dernière, en effet, le contrat avait rencontré au cours de son exécution des éléments limitatifs importants, considérés comme autant d’indices probables d’une non réalisation des clauses contractuelles - laquelle sera confirmée deux années plus tard. Parmi ces éléments limitatifs, les responsables de la société délégataire avaient notamment relevé [8] les points suivants :
– Les variables essentielles observées au démarrage (volumes, rendements, prix moyens) n’étaient pas celles ayant servi de base à l’établissement du contrat.
– Les investissements à réaliser étaient parfois différents de ceux prévus au contrat.
– La nature du contrat n’est pas bien précisée (contrat de moyens ou d’objectifs).
– Le problème des retraites n’avait pas été anticipé.
– Les tarifs n’étaient plus adaptés.
– La régulation du contrat n’était pas suffisamment bien définie.
– Les délais et les mécanismes de résolution des problèmes n’étaient pas définis correctement.
– Enfin, le contenu du contrat et les obligations du délégataire n’étaient pas connus de toutes les parties prenantes.
En réalité, le contenu de ce contrat, voulu et négocié en son temps par l’ancien Ministre de l’Intérieur [9] de feu Hassan II au mépris de toutes les règles de démocratie locale et de publicité attachée à des actes de telle ampleur, n’était connu au Maroc que de peu de monde –probablement seulement de ceux-là mêmes qui avaient eu à y apposer leurs signatures, parmi lesquels le Président de la Communauté urbaine de Casablanca au moment des faits [10]. C’est probablement de cette opacité et de cette absence de respect des institutions – et donc de respect des intérêts éminents de la population – que découlent certains des manquements au contrat de gestion déléguée qui ont découverts et répertoriés par les enquêteurs. Ces derniers ont pu voir une partie des documents, fournis par l’entreprise elle-même, sur le fonctionnement et le comportement de la Lydec en rapport à ses engagements contractuels.
De l’enquête de 2007, il est ressorti plus particulièrement :
– Au sujet de la libération du capital : le capital apporté par la Lydec devait être libéré dans les 3 années suivant la signature du contrat, soit en 2000. Il l’a été tout à fait qu’en 2003, soit donc avec un retard de 3 années.
– Au sujet des investissements à réaliser (dans le contrat) par la Lydec : l’enquête a conclu à un écart sur les investissements (entre 1997 à 2006) de 2 074 milliards de dirhams par rapport à un investissement contractuel actualisé de 3 815 milliards de dirhams.
– Au sujet de la distribution des bénéfices réalisés par la société délégataire : le contrat ne prévoyait aucune distribution de dividendes jusqu’en 2009 ; or, de 2003 à 2006, la Lydec en a distribué pour 560 millions de dirhams [11]. Et, pour l’autorité délégante, il existe un lien entre le non-respect par le délégataire de ses obligations d’investissements et ce paiement prématuré des dividendes.
– Enfin, au sujet des transferts de devises au profit des actionnaires de la Lydec et de certains de ses fournisseurs à l’étranger : les enquêteurs ont conclu à des transferts non justifiés de devises de l’ordre de 678 millions de dirhams [12], ce qui correspond à 85 % du capital théoriquement apporté par la Lydec.
De fait, ce qui représentait pour nous – d’un point de vue théorique et d’un point de vue de droit – des motifs pour refuser l’intervention du marché pour prétendument « gérer l’offre et la demande de l’eau », a été confirmé de façon éclatante par les résultats de l’enquête. Nous considérons que ses caractéristiques de rareté, d’absolue nécessité et de non substituabilité mettent l’eau, dans l’échelle des besoins qu’elle sert à satisfaire chez les hommes, à une place à part, sans commune mesure avec aucun autre bien ou service.
Le non-respect manifeste d’un ensemble d’engagements contractuels majeurs de la part d’une société privée délégataire de service public dans un domaine vital comme l’eau, dans une métropole de plus de 4 millions d’habitants dans un pays en voie de développement, ne relève pas du simple « conflit commercial » [13].
Il vient surtout rappeler, à un moment où beaucoup de voix s’élèvent dans des pays du Nord, comme la France, pour appeler à une remunicipalisation de la gestion de l’eau pour parvenir notamment au respect du droit d’accès à l’eau pour tous, que l’eau, bien vital, est par essence un bien public. La collectivité ne peut en céder ni la production, ni la préservation, ni la distribution, ni la gestion au marché, c’est-à-dire aux seules lois de l’offre et de la demande, et donc du profit, y compris dans ses manifestations illicites et/ou frauduleuses.
De ce point de vue, l’exemple de la ville de Grenoble en France, montre avec éloquence que la gestion publique, en plus d’être plus « morale », peut être aussi plus profitable sur le plan économique. Depuis 1995, année du retour de l’eau sous contrôle public dans cette ville française, les courbes du prix de l’eau et des investissements dans le secteur se sont inversées : les prix ont commencé à baisser et les investissements à augmenter, au lieu de l’inverse sous gestion privée.
Cet article a été publié initialement en 2008 dans l’édition arabe de ‘Reclaiming Public Water’.