La privatisation de l’eau à Jakarta : 7 ans d’« eau sale »
Alors que les multinationales Suez-Ondeo et RWE-Thames continuent à opérer en Indonésie, les plaintes relatives à leurs mauvais résultats et à divers autres problèmes ne cessent d’augmenter. La privatisation a démarré en 1997 avec la compagnie d’eau de Jakarta, la PAM Jaya. Thames Water contrôle l’approvisionnement en eau de la partie Est de Jakarta, tandis que Suez-Ondeo administre la partie Ouest de la capitale indonésienne. Bien que la privatisation ait entraîné de graves problèmes, le gouvernement indonésien envisage de poursuivre le processus, prévoyant de privatiser jusqu’à 250 compagnies publiques de l’eau.
La privatisation de l’eau à Jakarta fut décidée dans le cadre de négociations à huis clos, et non à travers un processus d’appel d’offres ouvert à toutes les compagnies intéressées. Cet étrange procédé fut rendu légal par une directive du ministère de l’Intérieur [1]. En fait, cette directive gouvernementale fut rédigée pour faciliter le plus possible le processus de privatisation [2]. Mi-1995, le président Soeharto ordonna au Ministre des Travaux Publics d’accélérer la procédure, et le Ministre obtempéra en permettant aux compagnies PT Kekar Thames Airindo (plus tard renommée Thames PAM Jaya, dont certaines parts appartiennent au fils de Soeharto) et PT Garuda Dipta Semesta (plus tard renommée PAM Lyonnaise Jaya) de prendre en charge l’approvisionnement en eau de la capitale indonésienne.
Le contrat de privatisation entre les deux compagnies et la PAM Jaya fut signé en 1997 et renouvelé en 2001. Les compagnies privées détiennent les droits de l’exploitation dans son intégralité, depuis l’approvisionnement en eau brute jusqu’à la facturation des clients. PAM Jaya contrôle la performance des compagnies et les conseille sur les hausses de tarifs. Le contrat définit clairement des aspects tels que le mode de partage des bénéfices, les conditions de résiliation et la propriété des actifs pour les 25 ans de validité du contrat. Malgré cela, le modèle de privatisation réel reste vague. Il n’est pas clairement mentionné si l’accord est de type « build-operate-transfer » (BOT), « build-own-operate » (BOO), une concession, ou tout autre modèle de privatisation. Dans un certain nombre de documents officiels, l’autorité régulatrice précise qu’il s’agit d’un contrat de concession. La Banque mondiale également, dans des documents relatifs au second Projet de développement urbain de Jabotabek, affirme que l’accord concernant l’approvisionnement en eau de 10 millions de résidents de Jakarta est bien un contrat de concession. En tout cas, c’est un contrat très généreux pour les multinationales de l’eau, puisque tous les risques financiers sont couverts par la PAM Jaya. Le contrat stipule qu’en cas de dénonciation par la PAM Jaya, celle-ci doit payer à la RWE-Thames et à Ondeo-Suez ce qui suit :
– tous les investissements faits par les compagnies étrangères ;
– les coûts d’assurance ;
– les revenus bruts attendus pendant la moitié des années restantes du contrat.
Objectifs non atteints, tarifs en hausse
Les résultats obtenus par les entreprises privées au cours des sept premières années ont été mauvais, et la plupart des objectifs n’ont pas été atteints. L’objectif de couverture pour 1998 était de 49%, mais le résultat de 43% seulement. Cette tendance s’est confirmée, et en 2000 on atteignait seulement 48% de couverture, largement en deçà des 63% visés. L’objectif original du contrat de juin 1997 était d’assure un approvisionnement en eau régulier à 70% des habitants de Jakarta pour 2002. Selon un employé, les taux de couverture affichés par la compagnie sont même discutables. Bien des fois, les compagnies privées ont simplement installé de nouvelles canalisations par-dessus d’anciennes canalisations en état de fonctionnement, en comptant ces nouvelles installations comme des extensions du réseau. En réalité, de nombreuses communautés pauvres de Jakarta n’ont pas vu la moindre amélioration pendant les sept années de privatisation.
Depuis le début de la privatisation, on a observé un déficit croissant entre les tarifs collectés auprès des consommateurs et les charges payées par la PAM Jaya à la RWE Thames et à Ondeo pour l’exploitation du réseau de Jakarta. C’est en 2000 que le manque à gagner fut le plus important. Les compagnies se servirent de cet argument pour obtenir des hausses de tarifs. Les tarifs de l’eau ont maintenant été augmentés trois fois depuis la privatisation (35% en avril 2001, de nouveau 40% en avril 2003, et 30% supplémentaires en janvier 2004). Le manque à gagner total au premier semestre 2004 s’élevait à 900 milliards de roupies, une somme considérée comme une « dette » de la PAM Jaya envers RWE Thames et Ondeo. Richard Gozney, l’ambassadeur britannique en Indonésie, a même estimé nécessaire d’informer le vice-président Hamzah Haz, fin 2003, que la RWE Thames perdait 1,5 million de dollars américains par mois, et qu’en novembre 2003, la perte cumulée avait atteint un total de 58 millions de dollars américains. Mi 2004, le gouverneur de Jakarta accepta une hausse automatique des tarifs à partir de 2005. La permission du gouverneur et du conseil municipal n’étaient désormais plus requises pour augmenter les prix. La hausse automatique doit être appliquée tous les six mois ; si la privatisation se poursuit comme prévu pour les 18 ans à venir, Jakarta devra faire face à 36 hausses de tarif automatiques (le contrat a été signé en 1997 pour une durée de 25 ans).
Impacts sur l’emploi et les conditions de travail
La privatisation s’est souvent accompagnée de licenciements dans le monde entier, et il n’en a pas été autrement à Jakarta. À ce jour, au moins mille employés ont été licenciés, et de nombreuses personnes sont parties volontairement en raison du stress lié aux mauvaises conditions de travail. « Avant la privatisation, les employés avaient bien plus d’avantages qu’à présent. », a déclaré Zaenal Abidin, un membre du syndicat PAM Jaya. « Les uniformes, les congés payés et les services de santé sont un droit pour tous les employés. Mais la privatisation a gommé tous ces droits. En fait, nous avons dû attendre quatre ans juste pour avoir nos uniformes, au bout d’une procédure compliquée et épuisante. »
Le plan de retraite anticipée proposé par les deux compagnies pose également de graves problèmes. Les employés qui avaient travaillé dix ans touchèrent une pension de 150 000 Rp par mois seulement (environ 16 dollars américains). Un expatrié de la même compagnie touche un salaire situé entre 150 millions et 200 millions de Rp par mois (entre 16 130 et 21 500 dollars américains) et bénéficie également d’autres avantages en sus du salaire. La retraite d’un travailleur indonésien ne représente que 0,001% du salaire mensuel d’un expatrié !
Poltak Situmorang, président de l’Association des opérateurs de l’eau indonésiens, du bureau de Jakarta, a déclaré : « Ces expatriés dépensent plus d’1 milliard de Rp uniquement pour la sécurité. Tout cet argent sert à les préserver de tout « danger », chacun d’eux étant gardé par cinq gardes du corps au quotidien. » [3] Les dépenses de sécurité vont ainsi bien au-delà des sommes allouées au « parachute doré » des dirigeants, qui s’élèvent seulement à 221 millions de Rp.
250 compagnies publiques de l’eau à privatiser ?
La mauvaise expérience de Jakarta avec la privatisation ne semble pas refroidir les ardeurs du gouvernement indonésien. À l’heure actuelle, des centaines d’autres compagnies publiques de l’eau (connues par l’acronyme indonésien PDAM) à travers toute l’Indonésie, la plupart dans un état lamentable en raison de leurs dettes et d’une mauvaise gestion, sont vouées à la privatisation. Le directeur du Département des infrastructures locales, Totok Supriyanto, déclarait aux médias en avril 2004 que 90% des PDAM « malades » seraient bientôt privatisés. Comme les PDAM « en bonne santé » ne représentent que 10% de l’ensemble des entreprises (30 PDAM), au moins 250 PDAM devaient donc être privatisées, sur les 300 que compte l’Indonésie.
L’ancien Ministre de l’Environnement, Nabiel Makarim, a déclaré plus d’une fois qu’il était favorable aux projets de privatisation car cela conduirait à une gestion plus efficace des ressources en eau. Selon Nabiel, il n’existe pas une seule compagnie d’eau publique au monde qui gère ses ressources en eau de façon efficace [4]. Au jour d’aujourd’hui, trois villes d’Indonésie ont entièrement confié la gestion de l’eau au secteur privé : Jakarta, Batam, qui est gérée par Biwater, et Sidoarjo, qui est gérée par un consortium associant Veolia et Thames.
Totok Supriyanto a déclaré qu’à l’avenir, de plus en plus de PDAM seraient privatisés. En attendant, huit PDAM sont actuellement soumises à un programme spécial visant à les rendre plus « saines », le programme d’« Amélioration des réseaux urbains d’eau et d’assainissement » (géré par la Banque mondiale avec des fonds du Dialogue Asie-Europe – ASEM). Il est très probable que ces huit PDAM seront privatisés à la fin du programme. Un cadre de la Banque mondiale en charge de la gestion urbaine de l’eau a cependant déclaré que l’objectif de ce programme n’était pas la privatisation des PDAM, mais qu’elles seraient bien mieux en bonne santé que malades. Il a ajouté que pour d’autres PDAM « malades », la Banque mondiale prépare un autre programme d’amélioration par le biais d’un crédit-bail. Précisons que le crédit-bail n’est qu’une autre forme de privatisation.
L’expérience de Jakarta a été sous l’influence de la Banque mondiale à travers le second Programme de développement urbain de Jabotabek. Par le biais de ce programme, la PAM Jaya avait reçu un prêt de 90 millions de dollars américains pour élargir son taux de couverture à 70%. L’objectif ne fut pas été atteint, et lorsque le programme prit fin, la PAM Jaya fut privatisée. C’est également ce programme qui a financé la PDAM Tangerang pour la construction d’une usine de traitement d’eau visant à augmenter l’approvisionnement en eau brute dans la partie Ouest de Jakarta. Ce projet fut aussi en partie financé par le gouvernement français et, lorsqu’il prit fin, la gestion de l’eau de la partie Ouest de Jakarta fut confiée à la Suez Lyonnaise des Eaux, le géant français de l’eau.
Des compagnies publiques de l’eau face à une crise d’endettement
Il est important de souligner que l’échec de centaines de PDAM à travers toute l’Indonésie est en grande partie dû à leurs dettes immenses, qu’elles sont dans l’incapacité de payer. En 1996, par exemple, la PDAM Kediri devait 3,25 milliards de Rp à la Banque mondiale et était censée commencer à rembourser en 2001 15 millions de Rp par mois pendant 18 ans. Mais la PDAM Kediri ne génère que 70 millions de Rp par mois, dont 68 millions servent aux frais d’exploitation et au paiement des salariés. Comment payer les dettes avec les 2 millions de Rp restant ? Ces sociétés doivent également supporter annuellement une donation de 10 millions de Rp de rente aux gouvernements locaux [5]. La PDAM Kediri ne peut qu’attendre son échec. Les PDAM Semarang, Papua, et de nombreuses autres sont confrontées à des problèmes similaires, ce qui explique pourquoi les programmes basés sur l’endettement ne devraient plus être une alternative pour « remettre en forme » les PDAM.
Selon les résultats de la recherche menée par Wijanto Hadipuro en 2003 sur les formes d’endettement des PDAM, les créanciers sont pour la plupart des institutions financières internationales qui ont consenti à attribuer des prêts supérieurs aux actifs de leurs débiteurs. La PDAM Tirta Nadi, à Medan, a des actifs équivalents à 16 milliards de Rp, mais son endettement est de 70 milliards de Rp. On estime les actifs de la PDAM Pematang Siantag à 1,8 milliard de Rp, alors que son endettement est de 3,5 milliards de Rp. Wijanto soupçonne qu’il ne s’agit pas d’un accident, et que ces formes d’endettement ont été expressément conçues de manière à ce que les PDAM n’aient aucun levier de négociation pour s’opposer à leur privatisation.
Résistances à la privatisation
Depuis que la Loi n° 7/2004 a été adoptée en mars 2004, il est sans doute devenu impossible d’empêcher la privatisation et la commercialisation des ressources en eau en Indonésie. Seule l’opposition forte et tenace de la population pourra ralentir la privatisation, et une telle opposition a récemment émergé sous diverses formes. Des universitaires, des militants, des employés des PDAM, le public en général et même des clients de RWE Thames et Ondeo essaient de combattre à leur manière la privatisation à Jakarta. Komparta (Groupe de consommateurs d’eau de Jakarta) a déposé deux plaintes contre chacune des des deux compagnies – la première par rapport aux augmentations de tarifs, et la seconde sur la médiocrité du service.
Pendant ce temps, cinq recours différents ont été lancés contre la Loi sur les ressources en eau nouvellement adoptée. Ces recours devant la Cour constitutionnelle sont le fait de groupes d’ONG et de communautés, qui font valoir que cette loi représente une violation de la Constitution indonésienne. Notre Constitution, en son article 33, stipule que toutes les entités commerciales essentielles à la vie des gens doivent appartenir à l’État. Mais la Loi sur l’eau offre au secteur privé de nombreuses possibilités de s’approprier la gestion de l’eau, à travers la mise en place de droits sur l’eau (droits d’usage de l’eau et droits d’exploitation de l’eau), l’autorisation des exportations d’eau et la permission octroyée aux compagnies privées et aux particuliers de : 1) participer aux services d’eau potable ; 2) administrer des sections de rivières ; et 3) orchestrer des opérations de modifications artificielles du climat.
Une organisation d’entrepreneurs prépare également une autre plainte à l’encontre de TPJ et de Palyja. Les deux compagnies sont accusées d’avoir enfreint la Loi anti-monopole en ne recourant qu’à un petit nombre d’entrepreneurs pour leurs travaux sous-traités, alors qu’il y a des centaines d’autres entrepreneurs tout aussi qualifiés et expérimentés à Jakarta.
Le mouvement anti-privatisation commence à s’étendre dans les villes comme Jakarta, Bandung, Pati et Manado. Les protestations concernent en général des questions de mauvaise qualité du service, ou se développent lorsque les citoyens refusent un projet de privatisation comme à Manado, Pati ou Bandung. Malheureusement, le mouvement n’est pas encore transformé en mouvement de masse pérenne. Le mouvement contre la privatisation de l’eau en Indonésie reste sporadique, réactif et reste trop peu soutenu par le grand public.
Ce manque de soutien est dû au fait que le public n’est pas bien informé, et que les gens ne saisissent pas les enjeux de la privatisation de l’eau, par exemple les conséquences de la privatisation de l’eau ou ses conditions de mise en place. De plus, les opérateurs de nombreuses compagnies d’eau publiques ont été « encouragés » à voir la privatisation comme la meilleure manière d’éponger des dettes persistantes. Ils se disent qu’en privatisant, ils mettront terme à l’endettement et que la compagnie pourra enfin fonctionner normalement.
La plupart des PDAM d’Indonésie sont dans une situation complexe en raison de leurs dettes immenses. Aussi la première chose à faire pour maintenir la gestion publique de l’eau est de réduire ou d’annuler toutes leurs dettes, aussi bien celles contractées à l’égard du gouvernement central que des institutions financières internationales comme la Banque asiatique de développement ou la Banque mondiale. Sans cela, les PDAM ne pourront continuer à fonctionner normalement. Il pourront alors prendre modèle sur les PDAM saines pour pratiquer une gestion efficace et rentable (la plupart des PDAM saines d’Indonésie ne sont pas accablées par leurs dettes externes, ou celles-ci sont très limitées).
Un véritable service public de l’eau est possible
Certaines PDAM d’Indonésie peuvent être performantes, comme la PDAM Solo. Celle-ci, créée en 1929, bénéficie d’une bonne gestion financière et essaie de protéger l’environnement autour de ses sources d’eau et des communautés voisines. Elle a un taux de couverture de 56%, un chiffre très élevé pour le contexte indonésien : en général, les PDAM en Indonésie ont un taux de couverture de 18%. À la différence des autres PDAM, la PDAM Solo a déjà pour interlocuteur un groupe de consommateurs actif et critique, et les réclamations et les attentes sont répertoriées et traitées avec efficacité.
Même si le nombre de PDAM « saines » est limité, il faudrait envisager à l’avenir d’enseigner leurs méthodes d’exploitation et de gestion pour que les autres PDAM, le gouvernement et les donateurs puissent en tirer les leçons et profiter de leur expérience. Il faut que l’expérience des PDAM saines permette peu à peu de gommer l’idée que la gestion publique des services d’eau est vouée à l’échec.
Cet article a été publié initialement en 2005 dans l’édition originale de ‘Reclaiming Public Water’.