De même que l’Australie ou le Sud-ouest des États-Unis, Barcelone et ses environs constituent un exemple emblématique de région prospère où, en raison à la fois d’un climat naturellement sec et de certains choix de société, la question de l’eau semble de plus en plus problématique. La question de l’approvisionnement en eau de Barcelone à moyen et long terme demeure à ce jour non résolue, malgré une succession de projets aussi énormes que contestés.
La Catalogne est depuis longtemps la région la plus riche d’Espagne, et les dernières années n’ont fait que confirmer cette tendance. Conséquence de cette richesse relative, ainsi que de son attractivité internationale, la population de l’agglomération a augmenté d’un million et demi d’habitants en quinze ans, pour atteindre un total de plus de 3 millions. Or, en regard des besoins en eau d’une telle population, les précipitations moyennes sont relativement faibles et les rivières les plus proches de la ville présentent une teneur en sel élevée. De sorte que l’approvisionnement en eau de Barcelone est devenu une question politique d’envergure nationale, voire européenne, marquée par des débats particulièrement vigoureux – sans qu’une solution durable ait été mise en place pour l’instant.
Début 2008, l’agglomération a connu sa pire sécheresse en 40 ans après deux hivers marqués par des précipitations particulièrement faibles. Les autorités régionales et nationales ont dû recourir à des mesures d’urgence, achetant de l’eau à la Société des Eaux de Marseille (un million de mètres cube, pour un coût de 22 millions d’euros par mois sur trois mois) ainsi qu’à la ville voisine de Tarragone. L’eau a été apportée à Barcelone dans d’énormes tankers (d’une capacité de 25 millions de litres, dans le cas de l’eau en provenance de Marseille). Ces transferts ont suscité de nombreuses protestations dans les deux cas et réveillé des débats récurrents sur la répartition de l’eau entre régions espagnoles. Les pluies du mois de mai 2008 ont ensuite permis de mettre fin au « pont maritime » mis en place, mais il est à craindre que les situations d’urgence ne se répètent à l’avenir. Les autorités espagnoles et catalanes attendaient la réalisation de diverses infrastructures (notamment une usine de dessalement, finalement inaugurée en juillet 2009) et devaient annoncer d’autres mesures en 2009, mais aux difficultés de politique intérieure s’ajoutent désormais la crise économique et la situation des finances publiques.
Suite notamment à diverses campagnes de sensibilisation orchestrées par les autorités, les Barcelonais prétendent pourtant figurer désormais parmi les consommateurs d’eau les plus économes d’Europe. Ces mesures ne concernent toutefois que les usages domestiques et non les consommations des secteurs économiques, notamment industriels. D’autre part, le problème de fond est le mauvais état des infrastructures et des canalisations, qui entraîne des pertes considérables, ainsi que des problèmes de pollution. Plutôt que de les remettre en état, c’est toutefois vers des projets visant à augmenter l’offre que semblent toujours s’orienter les autorités concernées.
Deux projets de grande envergure abandonnés ou repoussés devant les protestations
Depuis les années 90, deux grands projets d’approvisionnement en eau de la capitale catalane ont été annoncés, le premier à partir des eaux du Rhône et le second à partir de celles de l’Èbre. Ils ont tous les deux été abandonnés suite à la mobilisation des populations locales et des autres régions.
Le projet de dérivation des eaux du Rhône a été rendu public au milieu des années 90. Initié par des sociétés françaises, il était porté en particulier par les régions Catalogne en Espagne et Languedoc-Roussillon en France, et bénéficiait initialement du soutien de l’État français, ainsi que de celui des institutions européennes, financeur crucial de l’opération. Le Parlement européen a d’ailleurs voté une résolution soutenant le projet, présenté comme la première étape d’un « réseau européen de l’eau ». Il s’agissait de construire un aqueduc souterrain de 316 kilomètres de long, partant de la région de Montpellier, dont il était prévu qu’il apporte annuellement à la Catalogne pas moins de 657 millions de mètres cubes. Le projet devait être mené à bien par la Société d’économie mixte d’aménagement du Bas-Rhône et du Languedoc (BRL) - qui s’est vue concéder la gestion des ouvrages hydrauliques de la région jusqu’en 2056 -, en partenariat avec la SAUR, c’est-à-dire à l’époque la branche eau du groupe Bouygues et l’un des poids lourds de l’eau en France. Il prenait pour prétexte que les eaux du Rhône seraient insuffisamment utilisées et se déverseraient « à perte » dans la mer Méditerranée… Le projet a été critiqué par les écologistes. Ces derniers ont fait valoir qu’il était nécessaire que l’eau douce arrive jusqu’à la mer pour que l’écosystème de l’estuaire soit préservé, et ont souligné les coûts environnementaux d’une infrastructure de cette ampleur, ne serait-ce qu’en termes énergétiques. L’aqueduc a finalement été abandonné plus ou moins définitivement suite aux levées de bouclier suscitées par son annonce ; les gouvernements nationaux, et finalement les autorités catalanes elles-mêmes, n’ont pas souhaité s’accrocher à tout prix à un projet conçu essentiellement du point de vue de l’offre (les gestionnaires de l’eau du Sud de la France trouvaient qu’ils en avaient trop et cherchaient à qui ils pourraient bien la vendre). Il semble toutefois qu’une infrastructure de ce type reste à l’horizon des initiatives annoncées ou mises en place autour de l’eau dans la région Languedoc-Roussillon.
Le second projet, interne cette fois à l’Espagne, est le Plan hydrologique national (PHN) annoncé par le gouvernement espagnol, alors dirigé par José María Aznar, en 2000. Le PHN prévoyait en particulier un détournement à grande échelle des eaux de l’Èbre vers la Catalogne et les régions du Sud (Valence, Murcie, Almeria, Alicante). Le plan incluait aussi la construction sur 25 ans de quelque 120 nouveaux barrages dans un pays qui est déjà le champion du monde du nombre de barrages par habitant. Cette annonce a suscité une grande vague de protestation au niveau national puis européen, puisque le projet s’appuyait là encore sur des fonds communautaires. Une manifestation monstre de 400 000 personnes a notamment eu lieu à Saragosse (ville arrosée par l’Èbre) en octobre 2000. D’autres manifestations regroupant plusieurs centaines de milliers de personnes ont suivi à Barcelone et à Madrid. Le projet a été attaqué sur deux fronts principaux : sous l’angle de ses conséquences environnementales d’une part, et d’autre part sous l’angle des relations entre différentes régions du pays. D’un côté, de nombreux observateurs craignaient qu’une nouvelle déviation des eaux de l’Èbre, un fleuve déjà fortement mis à contribution, ne sonne le glas de ses équilibres écologiques. Le delta notamment, qui constitue la deuxième réserve écologique du pays en superficie, aurait pu se voir exposé à des intrusions d’eau saline. La mobilisation de Saragosse était aussi explicitement dirigée contre un mode de développement qui privilégiait les complexes touristiques dans les régions côtières ainsi que le développement accru, dans des régions semi-arides, d’une agriculture intensive sous serre fortement consommatrice d’eau.
La plus grande partie du PHN a été abandonnée par les nouveaux élus suite aux alternances de 2003 en Catalogne et de 2004 au niveau national. Les nouveaux dirigeants du pays ont proposé de lui substituer des installations de dessalement le long du littoral méditerranéen, mais aussi de mettre en œuvre des plans d’économies d’eau. Face à la situation d’urgence de 2007-2008, les gouvernements socialistes régional et national ont toutefois à nouveau évoqué l’idée d’un approvisionnement de Barcelone par les eaux de l’Èbre (par l’intermédiaire du Segre, l’un de ses affluents), mais pas, contrairement au PHN, vers les régions plus au Sud, gouvernées par la droite… Les autorités de ces dernières régions se sont récriées et ont porté l’affaire devant les plus hautes instances, dénonçant une rupture du principe de l’unité nationale et de la solidarité entre régions. Le PHN avait effectivement été initialement présenté comme une contribution à l’unité nationale (un thème traditionnellement porté par les conservateurs en Espagne) passant par la correction des inégalités de disponibilité de l’eau entre le Nord et le Sud de l’Espagne. Ses opposants ont toutefois souligné combien l’argument était fallacieux : l’eau transférée était destinée de fait soit au développement (souvent semi-légal) des infrastructures touristiques le long de la côte, soit au maintien d’une agriculture socialement et écologiquement dévastatrice.
SOURCES
– « Is Spain’s Drought a Glimpse of Our Future ? », Elizabeth Nash, The Independent, 28 Mai 2008.
– « L’eau de la discorde en Espagne », Isabelle Rey-Lefebvre, Le Monde, 19 juillet 2008.
– Site de la Fondation pour une nouvelle culture de l’eau : www.unizar.es/fnca